Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres
Juste avant la fin du Temps
– Un évangile selon Menahem –
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Depuis quelques années déjà, Yeshu sillonnait les provinces… Galilée, Décapole, Gaulanitide, Pérée, Judée… Il était parti de Nazareth, un des villages de Galilée où, selon la tradition, avaient été regroupés autrefois les rameaux de la descendance de David ; des paysans et des artisans d’essence royale y menaient une vie aride… La conviction d’être appelé au service de son peuple hantait Yeshu, mais cette certitude peinait à dire son nom, comme si un voile la recouvrait encore. Il entrait dans les synagogues où il lisait et relisait les rouleaux des Écritures, qui sont les truchements par lesquels Elohim s’entretient, depuis la nuit des temps, avec ses fidèles ; il en savait par cœur la plus grande partie. Il poussait les portes de ces communautés religieuses et philosophiques où les juifs aiment tant se retrouver avec scribes et docteurs, afin de décortiquer en long et en large les textes sacrés et disputer de tout avec faconde. Parmi les fatras de sciences et d’opinions, Yeshu savait extraire ce qu’il fallait pour nourrir sa propre sagesse. Sa pensée originale se dégageait plus clairement jour après jour et la perception de lui-même s’aiguisait. Sa parole était mesurée ; il écoutait les uns et les autres, se gardant d’intervenir trop souvent au milieu des débats ; toutefois lorsque, saisi par la fulgurance de l’inspiration, il lui arrivait de révéler son point de vue, son discours faisait alors l’effet d’un rocher jeté dans un lac, bousculant le ronron de l’assemblée qui se séparait tout en émoi, comme évacuée au-dehors sur une lame de fond. Après qu’il eut glané les enseignements d’à peu près tous les courants – sadducéen, pharisien, essénien, philosophique selon Yehouda le Galiléen... et autres déclinaisons sectaires… – il ne manquait plus grand-chose pour qu’éclatât sa véritable nature. Au terme du voyage, après un séjour dans la colonie de Qumrân, son intuition a conduit enfin ses pas jusqu’à Aïnon, chez le Baptiseur.
… Lorsqu’il s’est relevé dans l’eau vive du Tirtza, au moment de reprendre pied sur la rive, il a perçu que le voile venait de se dissoudre totalement. Une voix a parlé à l’intérieur de lui. Il s’est entendu nommer et l’évidence de son identité l’a anéanti. C’était une illumination intime, implacable et indiscutable. Dans le même instant, Yokhanan, qui avait le don de décrypter les langages du corps et lire dans les pensées, a vu ce qui se passait en Yeshu et il a approuvé. Les deux hommes se sont pris dans les bras l’un et l’autre et se sont étreints fortement.
Yeshu a partagé la société de Yokhanan pendant quelques mois, le temps nécessaire pour parachever sa mue imaginale. Le phénomène de l’émergence s’était emparé de lui et secouait toute sa personne avec la sauvagerie de la foudre, le laissant bien souvent harassé, comme évanoui à même la terre. Des forces magnétiques se déclenchaient, péremptoires ; des inventions pour guérir et exorciser les corps se révélaient à lui par les voies de l’inspiration et du rêve… Yeshu se retira dans une cabane, au milieu d’un paysage désertique de roches, veillé à distance par Yokhanan qui faisait déposer secrètement, tous les trois jours, un pot d’eau et une galette d’herbes sur le seuil de sa porte. Il demeura cloîtré plus de cinq semaines, dans une solitude absolue, aux prises avec ses ombres viscérales, inhérentes à sa condition d’homme… Un combat infernal, corps à corps... Lorsqu’il ressortit à la lumière pour redescendre vers Aïnon, amaigri, s’agrippant aux rochers, flageolant sur ses jambes décharnées avec la dégaine d’un ivrogne, la joie de la victoire irradiait de sa carcasse. Il revenait ferme et parfait comme la céramique que le potier sort du four.
Yokhanan et Yeshu se sont séparés pour accomplir simultanément la même mission de prédication et de baptême en deux régions éloignées ; le premier demeurant à Aïnon, le second gagna la Judée, pour s’installer au centre des monts d’Ein Kerem.
Certains disciples de Yokhanan partageaient leurs visites entre Aïnon et Ein Kerem, reconnaissant désormais l’autorité des deux hommes à égalité. Parmi eux, il y avait Shimon Kephas et Andrea bar-Jona, des frères qui vivaient de la pêche à Capharnaüm, Yaakov et Yokhanan bar-Zebadiah, pêcheurs sur le lac de Kinneret aussi, à Bethsaïda. Je parle de ces quatre parce qu’ils ont tenu des places prépondérantes auprès de Yeshu par la suite.
(à suivre)