ILMATAR
La création du monde
d’après la tradition rapportée par les chants anciens finno-ougriens
Avant le commencement du temps, dans l’espace sans bornes de l’incréé, dans la transparence laiteuse du vide – dépourvu de lumière et dépourvu d’obscurité –, flotte Ilmatar.
Elle dérive sans but, sans destinée ; monte dans les airs, se balance et vire et tourne ; puis descend et remonte, volute de brume blanche errant au gré des vents.
Elle est seule, Ilmatar, la vierge du ciel.
Elle est nue, la pucelle vagabonde.
Errante, la femme primordiale est rongée par l’ennui et l’inquiétude… Grosse de mots et de paroles, emplie de chants dont elle ne sait que faire… – un tourbillon de bruits à l’intérieur d’elle –… Mais aucun son articulé ne se forme entre ses lèvres, rien que des gémissements, des pleurs, des soupirs…
Elle descend… Perdant de l’altitude. Cherchant désespérément vers les plans inférieurs quelque chose de nouveau pour tromper son chagrin.
Tout en bas : la mer.
Immobile et plat, l’océan, comme un miroir insensible et froid.
Soudain le liquide inerte s’ouvre, s’écarte, jaillit en gerbe de pluie et d’écume. Ilmatar a pénétré dans l’océan inhabité.
Son long corps repose à présent sur les fonds marins. Peut-être, l’espace d’un instant, cherche-t-elle à concevoir la somnolence, un état proche de l’inconscience où elle pourrait goûter enfin le repos et l’oubli ; mais ne parvenant pas à deviner à quoi ressemblerait le sommeil, elle sent bientôt l’inquiétude qui renaît. Elle ondule en tous sens et roule sur le sable, s’essayant par l’agitation de l’eau à créer quelques vagues qui pourraient la distraire… Puis l’ennui la submerge encore et ses lamentations reprennent de plus belle… de longues plaintes comme des filaments sonores ondoyant à travers l’élément marin.
Atho, l’esprit de l’eau, Atho dieu de la mer, capte les ondes sonores, les longs sanglots du lamento qui se diffusent à partir de cet endroit précis de l’océan. Atho – qui habite chacune des gouttelettes de la mer tout en n’étant nulle part – Atho se rassemble aussitôt, tout entier en un seul point.
Le voici, Atho, roi de l’océan. Petit atome, ténu comme une poussière de mica.
Il est venu nager autour de la femme engloutie. Il frétille au-dessus, il virevolte à sa droite, il virevolte à sa gauche. Entre les jambes ouvertes, il gambille. Entre les belles cuisses limpides comme du lait, il se dandine… à l’orée du vagin magnifique.
Il jette une graine, Atho, le dieu liquide – il lance une graine qui file à l’intérieur du vagin magnifique… graine infinitésimale qui roule, franchit le col, roule jusqu’au fond de l’utérus de la pucelle.
Puis, content de lui-même, Atho s’évanouit dans l’immensité aqueuse.
Le temps, qui n’existe pas, tourne en rond… Une interminable fraction de seconde… Une éternité, lapidaire comme un claquement de doigts.
La graine logée dans la matrice de la femme primordiale grossit et devient un fruit. Ilmatar s’interroge à propos de cette drôle de chose qui s’agite là, au creux de son ventre… ce phénomène incongru... À l’intérieur, l’enfant grandit et gesticule, se dégourdit de plus en plus. Ilmatar, effrayée, fait des bonds, donne des coups sous son nombril pour que l’enfant se tienne tranquille, frappe et gronde pour qu’il devienne sage. Mais le marmot, l’énergumène, grossit encore et pousse en taille ; et plus il se développe, plus il est turbulent.
Ilmatar n’a plus un instant de répit. Ilmatar va devenir folle si cela continue ainsi… Et cela dure pourtant, des années, une kyrielle d’années, d’autant plus difficiles à supporter que le temps n’a pas encore de mesure… L’enfant pousse et vieillit sans manifester à aucun moment le désir de sortir.
(à suivre)