Pascal Gautrin – Polyptyque – contes et récits
La Mariée mise à nu… (par les Célibataires) (suite)
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Salle 4, le public se presse. Plus le moindre espace libre. Du beau monde transi qui se serre coude à coude dans les rangées ; même s’agglutine dans les allées sans trop rouspéter, en flageolant sur ses jambes.
Parce que le programme est enthousiasmant...
On perçoit le cliquetis mécanique de conversations que certains se forcent à tenir sans entrain, pour tromper l’attente. Comme des cristaux frêles qui se brisent, des mots, des locutions qui éclatent de-ci de-là, petites bulles électriques au-dessus des cervelles gelées...
Lorsqu’au fond de la salle, derrière le bureau réservé au commissaire-priseur, la masse exorbitante de Maître Maurice de Gousse emplit tout entier le cadre d’une porte à double battants, le silence se fait... Respect ancestral saluant l’apparition de l’officiant...
Statue monumentale de commandeur, celui-ci tente de rejoindre l’estrade du bureau ; ses pieds de plomb ne pouvant se décoller du sol, il progresse par glissades sur le parquet, centimètre après centimètre... À son entrée, les pinces de la clim se sont abattues et refermées sur lui comme sur les autres. Choc thermique… Il n’a pas tressailli ; instantanément il s’est figé, sans émotion, sans frémissement… Phénomène étrange… singulier… Ce n’est plus ici l’homme affolé qui, il y a un quart d’heure à peine, se détachait en plein désarroi de la terrasse de la brasserie… Peur cryogénisée… angoisse minéralisée… somnambulique, il se meut avec une lenteur extrême… appartenant désormais à une autre sphère... Absent déjà… Sa chair, sa graisse, ses os semblent participer encore aux jeux de ce monde, mais tout seuls à présent...
Il s’avance. Phénoménal.
Couvre longuement la courte distance qui le sépare de l’estrade.
Enfin les spectateurs ont la vision de son corps ample comme une colline engloutissant d’un coup, en une bouchée, le grand bureau de chêne, lequel paraît alors incrusté tout entier au creux de son abdomen immense.
Il est posé. Il en impose.
Image d’une divinité antique, masque fantastique, présidant aux Jugements.
Clochette tintinnabule : la séance est ouverte.
Irruption sautillante d’un appariteur. Vif comme un sylphe, il arbore à bout de bras l’œuvre d’art n°1, un tableau dans son cadre.
Il vire et volte et danse, passant et repassant entre le bureau et le premier rang des spectateurs. Ballet aérien de la toile au-dessus du petit homme qui se tortille en arabesques gracieuses, comme une fumerole.
D’une voix claire, il annonce l’ouverture de la Vente Merteuil : Numéro 1, Rodrigo Caldara, « Catafer 106 »...
Et Catafer 106 valse sur sa tête… se tourne en tous sens pour séduire l’assistance médusée.
– Insert d’information à propos de Rodrigo Caldara :
L’artiste a conceptualisé son travail alors qu’il regardait par hasard un jité vespéral. Un reportage d’actualité montrait deux trains entrés en collision dans une campagne de France… L’œil de la caméra balayait les chapelets de wagons enchevêtrés, grimpés ici et là l’un par-dessus l’autre ou couchés sur les voies. Déclic !... Depuis lors, à longueur de toiles, Caldara décline des enfilades de rectangles qui se bousculent et se chevauchent en camaïeu de gris : les « Catafers », contraction transparente de « catastrophes ferroviaires ». Concept heureux puisque reconnu et avalisé par les investisseurs. –
Mise à prix du 106e Catafer…
(à suivre)