Pascal Gautrin – Polyptyque – contes et récits
La Mariée mise à nu… (par les Célibataires) (suite)
Midi à quatorze heures…
Feu barbare au zénith !
Salle 4. Quittant la touffeur du trottoir, les visiteurs de plus en plus nombreux s’engouffrent dans la chambre glaciaire. Stupeur et suffocations. Chaque nouvel entrant se crispe, se recroqueville, cauchemarde : agrippé par la poigne d’acier de la clim, enfoncé méchamment dans un atroce entonnoir…
Quoi qu’il en soit, la salle s’emplit rapidement. L’heure de l’ouverture des ventes approche, tous les sièges disponibles sont déjà occupés. Des appariteurs apportent quelques fauteuils supplémentaires.
Carrefour formé par la rue du Cherche-Midi et la rue du Four.
Une lampe rouge s’éteint ; une orange, puis une verte s’allument. Moteur cale. Démarreur qui geint. Moteur crachote, crisse horriblement et fume. Shit !
Tollé de klaxons furibards.
Le New-Yorkais ouvre la portière de sa vieille ford-sierra. L’automobiliste immobilisé derrière lui redouble de coups rageurs sur son avertisseur en l’interpellant par la portière : Bouge-toi, connard !
Perplexe face à son véhicule inanimé, l’Américain machinalement pose la main sur le capot et pousse un cri de douleur. Paume rouge vif, brûlure au second degré. Une deuxième échappée de fumée blanchâtre glisse au ras de la tôle, serpente en s’élevant en l’air avant de se diluer dans l’espace. Odeurs méphitiques de la graisse chaude et du caoutchouc roussi. – Motherfucking piece of shit ! Son of a bitch !...
– Connard !... répondent en chœur les voitures bloquées derrière la ford, au bord de la crise de nerfs. Tintamarre discordant d’avertisseurs, de trompes, de klaxons sur tous les tons.
La lampe verte s’éteint. Orange. Puis rouge se rallume.
Maître Maurice de Gousse se détache avec difficulté de la terrasse du Bœuf écarlate. À l’aide de quelques borborygmes et moulinets lents du poignet, il a signifié au serveur quelque chose dont la traduction pourrait être : L’addition sur compte « de Gousse », comme d’habitude, s’il-vous-plaît merci… D’un vague geste repoussant le même qui se précipitait pour le soutenir, il a fait comprendre : C’est bon, laissez !… y arriverai seul… vais seulement à deux pas...
Ludion ventru, il oscille d’abord tout debout entre tables et chaises écartées.
Pendant quelques secondes, l’obèse se tétanise, pris de panique... au moment de se mettre en branle... Peur !... Peur de soulever un pied… ne plus pouvoir… Peur de l’avenir !… de la minute qui suit… au moment de se mettre en branle...
Il bronche enfin, épié derrière la vitrine par le personnel de la brasserie inquiet.
– À ce point du récit, il convient de marquer une pause, le temps d’apprécier les divers ingrédients dont la rencontre fortuite va bientôt causer la chute de Jérôme Flocon : une canicule et une clim infernales ; un commissaire-priseur en surpoids, son spleen, sa digestion pathétique ; un vieux moteur ford grillé sous le cagnard...
Soigneusement réuni par le Hasard – mais oui ! le dieu Hasard soi-même, en personne – tout est là, à point, pour accomplir l’effondrement, la désintégration, la réduction en poudre de la carrière d’un artiste brillantissime... Au jour déterminé : le quatrième de juillet. À l’heure dite… Consommation de sa perte. Le coup de pied au cul qui va précipiter son bel avenir tout rose sur la pente inéluctable de la lose.
Patience ! patience !... les éclaircissements ne vont pas tarder… –
(à suivre)