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Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 13

Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

Juste avant la fin du Temps

– Un évangile selon Menahem –

13

 

Personne n’avait prévu l’assassinat de Yokhanan. Qui aurait même osé l’imaginer ?... Le respect dont le peuple de Galilée honorait le grand nabi représentait le plus sûr garant de sa vie sauve contre des persécuteurs, lesquels devaient toujours retenir leurs projets meurtriers dans la crainte des indignations et fureurs qu’ils soulèveraient s’ils le martyrisaient… Quel tyran serait assez fou pour risquer un embrasement d’émeutes dans ses propres provinces ?... Déjà l’incarcération avait paru une mesure bien hasardeuse. Donc son exécution ? impensable !... Telle était l’opinion générale... Alors, quand l’annonce de sa mort brutale a couru sur le pays, on s’est attendu au pire ; mais il ne se passa rien du tout… Nous étions en automne ; les récoltes, cette année-là, avaient été mauvaises ; les gens se terraient, désemparés, la tête enfoncée entre les épaules à cause de l’angoisse de l’hiver prochain avec son lot de difficultés à venir…

Les hommes d’Antipas, assistés de la police romaine, étaient lâchés à nos trousses ; il fallut se mettre hors d’atteinte. Nous nous sommes repliés en toute hâte sur Capharnaüm, avant de gagner Bethsaïda. Les deux cités ne sont éloignées l’une de l’autre que de quatre milles, mais de part et d’autre du Jourdain, en son cours septentrional avant qu’il traverse le lac de Kinneret ; le fleuve marque la frontière entre Galilée et Gaulanitide ; en nous posant à Bethsaïda, nous nous savions en sécurité… Les bruits circulent vite à travers les campagnes, il y a toujours des piétons sillonnant les routes, porteurs de nouvelles et de renseignements qu’ils sèment à tous vents… ceux qui aimaient Yeshu n’ont eu aucun mal à connaître tout de suite le lieu de notre refuge ; moins d’une semaine après notre arrivée à Bethsaïda, un village de tentes couleur sable s’était déployé autour de nous. Alors Yeshu a réuni une vingtaine d’entre ses proches – treize hommes et sept femmes ayant à leur tête l’indéfectible Maria de Magdala – et il a mené la troupe restreinte vers le nord, jusqu’au val de la rivière Baniyas, non loin des sources du Jourdain. Poussant devant nous un âne chargé de rouleaux de livres et quelques ustensiles indispensables, nous avons monté assez haut sur les monts, où des grottes naturelles qui s’enfoncent un peu partout dans les pentes rocheuses, nous ont offert des abris sûrs.

Les sacrifices propitiatoires offerts lors de la fête des Tabernacles ont pour vocation d’inciter les cieux à se déverser en pluies généreuses pendant la saison d’automne ; mais, cette année-là, je suis certain que le meurtre de Yokohanan, sacrifié à quelques jours de la Souccot, eut pour conséquence une crevaison de toutes les outres d’eau entreposées dans les couches du ciel : le climat furieux ayant adopté la noirceur de ce temps d’épreuves, les mois d’arrière-saison, Hèchvan et Kislev, puis le début de l’hiver qui les a suivis, furent particulièrement froids, détrempés... fouettés, dans la première période de notre séjour, d’averses diluviennes qui transformèrent les collines en terrains fangeux, creusant partout des ravines par lesquelles dévalaient d’épaisses langues de boue. Le ciel avait disparu, occulté derrière une couverture de nuages bas et épais qui absorbait la lumière ; le jour n’était plus séparé de la nuit que par un pauvre crépuscule couleur d’ocre sale. Violemment hachuré de traits sombres, brouillé sans arrêt par des fumerolles humides qui s’accrochaient entre les arbres, le paysage était comme peuplé d’apparitions grises, fugaces... nous nous trouvions transportés dans un décor hallucinant, au centre de vallées lugubres telles que des croyances antiques les ont décrites, où les vivants sont condamnés à se perdre et où ne peuvent subsister que des fantômes criminels qui s’y meuvent par glissements ralentis, prisonniers d’une irrépressible dromomanie sans espoir de repos… Si nous n’avions pas su que le monde des morts réside tout entier sous la terre, nous nous serions crus relégués au Sheol…

Dès notre arrivée, Yeshu s’est retiré à l’écart, seul au fond d’une grotte qu’il avait choisie. De notre côté, enfoncés dans l’obscurité humide d’une anfractuosité voisine, nous nous sommes pelotonnés comme des bêtes en hibernation sous la terre gelée, nous agglutinant les uns aux autres pour échanger un peu de chaleur animale, absolument incapables de penser à autre chose qu’à nos fringales dont les morsures de tenailles aux parois de l’estomac se propageaient en filins d’acier jusqu’à la cervelle… Nous nous étions volontairement isolés et privés des amis de passage ; la manne quotidienne, que ceux-ci répandaient en vidant leurs besaces, était tarie… durant des mois grâce à eux, nous avions bénéficié des providentielles libéralités d’une corne d’abondance, dont nous jouissions dans l’instant avec l’insouciance des oiseaux des nues... maintenant, après la béatitude des heures faciles, nous étions confrontés aux sèches réalités de la condition humaine et, pour survivre, nous ne pouvions plus compter que sur nous-mêmes… Nous avions déjà immolé et dévoré notre âne – en dépit de la Torah qui condamne la consommation de cette viande ; mais le découragement, les douleurs causées par la faim, l’angoisse de se sentir affaiblis, avaient eu raison des scrupules religieux, même des plus intransigeants –... Par la suite, quelques-uns qui avaient pratiqué le braconnage dans une vie passée, improvisèrent des collets qu’ils allaient poser dans les broussailles, sur des passages repérés... des petits gibiers à poils se trouvèrent parfois pris au piège, des lapins, des rats – encore des bêtes impures qui nous valurent des consternations morales et des pénitences de contrition – des mangoustes… Notre plus grave transgression aura été d’ingérer de la chair de reptiles et de lézards... Des chasseurs, profitant d’accalmies entre des averses battantes, se risquaient aux alentours mais sans perdre de vue les abris... munis d’arcs rudimentaires et de flèches grossièrement taillées, ils rapportèrent, d’une sortie l’autre, des pigeonneaux et un paon, même certain jour faste un couple d’oies. Nous avions soin, bien sûr, de respecter le tabou du sang auquel se trouve mêlée l’âme animale ; nous égorgions nos prises en faisant offrande à la terre du liquide sacré et nous le recouvrions ensuite rituellement d’une couche de poussière... Des cueillettes de racines et de fruits détrempés, des sauterelles, apportaient aux repas des compléments insipides… Malgré tous les efforts déployés, il n’y avait pas encore assez pour satisfaire une vingtaine de ventres affamés ; nous devions accepter une diète ascétique, jeûne et abstinence forcés un jour sur deux… À la longue, la patience de la population virile a commencé à se lézarder... chaque homme à son tour a connu ses moments de folie impuissante, donnant soudain des coups de poing furieux dans le vide comme pour défoncer l’ennui... Soupirs, râles, litanies de jurons, sanglots mouillés et autres bouffées déprimantes tendaient au fil des heures à miner sournoisement, avec une efficacité de termites, le moral de la communauté... Les femmes tenaient bon, vaille que vaille, le corps ramassé en lutteuses... D’humeur égale du lever au coucher, elles vaquaient à tout avec une détermination froide, se contentant d’hausser les épaules et balayer d’une main les récriminations débilitantes comme on chasse des mouches importunes... Chaque matin, elles déposaient un bol de nourriture et un pichet d’eau à l’entrée de la grotte où Yeshu méditait dans l’obscurité ; il n’y touchait qu’à peine, mais la maigre portion que nous trouvions prélevée le soir nous prouvait qu’il avait le souci malgré tout de ne pas user trop gravement ses forces...

(à suivre)

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