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Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 12

Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

Juste avant la fin du Temps

– Un évangile selon Menahem –

12

 

Pendant que les deux pèlerins marchaient sur le chemin du retour, Hérode Antipas, à la tête d’une nuée de domestiques et d’esclaves, est venu se poser sur Machaerus, trainant après lui Hérodias et la maison de celle-ci. La multitude a envahi les appartements privés du château noble érigé sur la terrasse supérieure… L’homme fort de Galilée et de la Pérée tremblait d’anxiété, dans tous ses états une fois de plus… souffrant les pires contrariétés à cause d’un imbroglio familial… Pour dire sommairement la chose : par calcul politique (qu’il serait fastidieux et inopportun d’expliquer ici… dans la mesure où j’en serais capable), il avait cru bon d’épouser Hérodias, épouse de son demi-frère Hérode-Boëthos (et leur nièce à tous deux) sans même attendre qu’un divorce prononcé eut séparé légalement celle-ci de son mari ; lui-même aurait dû au préalable répudier Phrasael, sa première épouse légitime. Mais poussé par l’urgence qui conditionnait la réussite de l’opération, Antipas avait chambardé l’ordre des procédures, contractant le mariage avec sa nièce-belle-sœur avant d’avoir pu procéder à la répudiation de l’autre ; laquelle, malencontreusement informée en douce, s’était enfuie pour se réfugier chez son père, à Petra dont celui-ci était roi en tant que chef des Nabatéens. Cette disparition soudaine de la femme empêchait la répudiation… Sale affaire : voilà qu’Antipas se retrouvait bigame, Hérodias aussi… (et la bigamie est un crime abominable au regard de la loi juive). Pour couronner le tout, le beau-père furibond, jurant de venger l’affront fait à sa fille, s’apprêtait à mener une expédition punitive chez son gendre… Antipas surveillait l’horizon du côté de Pétra, dans l’espoir d’intercepter des éclaireurs dépêchés par l’ennemi… peut-être y avait-il encore moyen de négocier, sur la plaine devant Machaerus, un arrangement amiable avant le déferlement du gros de l’armée nabatéenne… un échange d’alliances stratégiques, par exemple… ou bien une réparation financière raisonnable... Ses boyaux se tordaient de spasmes douloureux à la pensée de tribus arabes violant ses frontières et ravageant ses provinces… Il arpentait le chemin de ronde au sommet du rempart, la vue obnubilée de trop se tendre vers le sud. En-dessous la citadelle, où d’habitude la vie ronronnait doucement, grondait d’une effervescence extraordinaire... Informé grâce à cette agitation insolite que le tyran honni séjournait entre les murs, à portée de voix, Yokhanan s’est senti à nouveau inspiré par le courroux céleste... Entendant l’ordre qui lui était donné de rouvrir les vannes aux torrents d’anathèmes, il s’est mis à l’œuvre incontinent, rivé aux barreaux de sa prison, regardant vers ce même désert qui obsédait le tétrarque, avec son timbre de bronze dont les murailles, s’offrant en caisse de résonance, décuplaient encore la puissance... Il y avait, niché au pied de la forteresse, un hameau dont les gens simples qui l’habitaient ont été tirés hors de chez eux, envoûtés par la force incantatoire des imprécations qui tourbillonnaient dans l’espace comme un cyclone ; ils sont venus grossir le petit troupeau des pèlerins, lesquels restaient désormais campés en permanence près de l’ouverture où le maître apparaissait. Cela a composé une assistance assidue, subjuguée, dont la présence ne pouvait qu’exaspérer davantage les autorités soucieuses d’ordre… Quant au Stentor, méprisant la lâche prudence et la temporisation, possédé, missionné par l’esprit d’Elohim dont il se proclamait le héraut… le porte-voix… il apostrophait le tétrarque… car oui, c’était bien la parole du Dieu qui ardait en furie dans sa bouche ; et cette Vérité qui flambait sur sa langue exigeait d’être crachée sur le monde. Rien ni personne ne pouvait l’en empêcher puisqu’il était le nabi cracheur de feu !... À la face des peuples indignés, il dénonçait les forfaitures, les sacrilèges, les crimes de Hérode Antipas ; il le couvrait de boue sous les noms d’usurpateur, prévaricateur, idolâtre… vilipendait ses bassesses de traître mécréant vendu à Rome… Sûr et certain de sa vision du futur, il était à même de crier ceci : le déchaînement de la colère divine était imminent ! Son alter ego, le fidèle Yeshu, n’allait plus tarder à le rejoindre… Ensemble, ils marcheront en brandissant bien haut les glaives purificateurs, parce que ce sera Elohim en personne qui les soulèvera tous deux sur la paume de sa main et qui les portera en avant… Le prophète exaspéré annonçait la chute infernale d’Antipas et les épouvantables châtiments que le damné subirait dans la géhenne où sa viande, son squelette, ses nerfs, ses viscères, son âme de scélérat seraient déchiquetés éternellement… – Les gardiens de la prison ont fait descendre le Baptiseur un étage plus bas pour le remiser dans un cachot aveugle… Sa voix montait des bas-fonds, encore et toujours, tonnait contre les mœurs du potentat adultère, polygame, condamnait l’union abjecte avec sa nièce, femme de son frère, l’hétaïre Hérodias, qu’il nommait au passage fille de Sodome ou prostituée affolée de stupre et d’ordures… –

Antipas manque d’air… la fureur l’étouffe… son visage et son cou ont viré cramoisi. Il frappe le sol du talon, piétine en hurlant comme font les enfants qui ne maîtrisent pas leur colère... Puis, dans un registre suraigu de pythonisse ivre, il piaille, ordonne qu’on abatte tout de suite cette hyène furieuse, cet aboyeur d’immondices !... Qu’on l’écrase !... Sa tête !... Il veut qu’elle tombe, sa dégueulasse caboche de chien merdeux ; il veut qu’on la brandisse devant lui, ici tout de suite, agrippée par la tignasse, pissant son sang par en-dessous… Un colosse bardé de fer, auquel deux esclaves nubiens ont emboîté le pas, dévale précipitamment les volées de marches qui plongent vers les caves ; ils foncent à travers la galerie souterraine jusqu’au cachot, dont la porte est bousculée dans un fracas de bois et de métal. Les acolytes, secouant le prisonnier, le font mettre genoux à terre ; chacun le prenant par un poignet, ils tirent ses bras en arrière, eux-mêmes le corps basculé à l’oblique, en recul maximal afin de ménager l’éloignement requis pour la trajectoire de la lame. L’exécuteur, campé sur ses jambes arquées, se dévisse le torse pour allonger l’épée par-derrière lui, imitant le geste du faucheur d’herbes. Il tient ferme la garde dans ses deux poings noués. Sur la pénombre, l’acier s’allume d’une lueur bleue étirée en mince ruban. Un esclave, de sa main restée libre, saisit la chevelure du condamné et force la nuque à se renverser afin d’offrir une meilleure exposition de la gorge. Comme une aile effilée, le ruban azur vire à travers l’espace, décrit un orbe magistral, fond vers le col, frôle l’épaule, disparaît dans la broussaille. La tête saute. Le Nubien lâche les cheveux. La tête rebondit sur le dallage, mâchoires béantes, globes oculaires exorbités, tandis qu’une fontaine de sang jaillit tout droit du tronc jusqu’à la voûte de la cave.

Le jour suivant, sur le coup de midi, les deux ambassadeurs se sont présentés à la porte monumentale de Machaerus. Ayant contourné les remparts par la face nord sans croiser personne, ils étaient encore ignorants du drame qui, la veille, avait endeuillé la communauté des baptisés. Dès qu’ils ont fait part de leur désir de revoir le prisonnier, on les a saisis à l’épaule et poussés vers l’intérieur. Ils ont été soumis à la question dans une salle aveugle, à l’abri sous la terre… fouettés, tailladés au couteau, élongués sur table, pressurés en tous sens jusqu’à ce que les tortionnaires en aient exprimé les derniers et les plus infimes renseignements ; lorsque les travailleurs ont été bien sûrs qu’il ne restait plus rien à extraire, le filet d’air qui sifflait encore par les narines des suppliciés a été coupé net, à l’aide d’un garrot tordant un nœud de lacet derrière la nuque. Des scribes avaient assisté à l’interrogatoire en gravant sur des tablettes les révélations tirées des deux hommes ; ils sont montés ensuite au château pour y remettre leurs procès-verbaux… Le teint blafard, les joues chiffonnées par les nuits d’insomnies, Antipas croulait de fatigue et d’angoisse cumulées, usé à force d’attendre des cavaliers arabes qui tardaient cruellement à se matérialiser du côté du soleil levant… En écoutant les rapports d’où il ressortait que le dénommé Yeshu ne serait pas qu’un sorcier jacasseur comme il en courait tant par les campagnes galiléennes, mais qu’il s’apparentait, en réalité, au Baptiseur… dont il serait un double, un complice… peut-être pire… le tétrarque a vécu le cauchemar d’un guerrier qui, comptant à ses pieds les têtes abattues de l’Hydre, en voit d’autres, dans le même instant, en train de repousser dans les plaies ouvertes des cous… il a crié d’horreur, d’exaspération, de lassitude… Secoué par une nouvelle crise nerveuse, il n’est pas passé loin de l’apoplexie.

(à suivre)

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