Contes en marge – Pascal Gautrin
L'Un peu moins petit Poucet
Finalement Poucet avait grandi… Grandi est peut-être beaucoup dire… en réalité il avait gagné une cinquantaine de pouces en circonférence et un pouce ou deux vers le haut… Mais tout de même il se targuait de n’être plus tout à fait aussi court sur pattes qu’au temps de son enfance, lorsque tout le monde ne l’appelait que Petit Poucet... Poucet était devenu un homme. Un homme que les envieux qualifiaient encore derrière son dos de gras du bide et bas du cul, mais un homme véritablement. Et surtout… ce qui, bien mieux que les grâces d’une taille haute et svelte, lui garantissait un respect universel, obséquieux, servile et sans borne… surtout c’était un homme riche. Un homme immensément riche. – Chacun en effet se souviendra comment, grâce à son génie de la feinte et de l’entourloupe, il avait détourné à son profit la colossale fortune de l’Ogre, après qu’il eut ignominieusement conduit celui-ci à égorger ses sept petites gamines, puis qu’il l’eut dépouillé de ses bottes de Sept Lieues, l’abandonnant sous un arbre tout endormi et en chaussettes au risque que le pauvre bougre s’enrhumât. –
Pourvu de biens considérables, Poucet aurait peut-être pu connaître le bonheur parfait si, hélas, il n’avait souffert de séquelles héritées de son enfance misérable. De ces temps troublés et impitoyables, il avait conservé une angoisse obsédante qui le tenait jour et nuit. Au fil des années, l’état d’angoisse avait évolué en névrose chronique. Et sa vie était maintenant un véritable enfer... Qu’il fût dehors, qu’il fût chez lui, il ne pouvait faire un pas en avant ou un pas sur le côté sans craindre follement de se perdre !… Aussi avait-il en permanence les poches bourrées de cailloux, et encore des grands sacs portés en bandoulière qui le faisaient plier et ahaner à cause de leur poids écrasant… Chaque fois que Poucet faisait un pas, hop ! il jetait un caillou derrière lui… un autre pas, hop ! un autre caillou… et ainsi de suite… Comme il était très riche, il ne lançait plus des vulgaires cailloux de grands chemins, des simples graviers du jardin, des galets glanés dans les rivières… non, il jetait des cailloux… mais précieux, des pierres merveilleuses… Rubis, saphirs, diamants, émeraudes… tous puisés dans la prodigieuse collection amassée jadis par le seigneur Ogre…
Poucet n’était pas bien haut, mais il surplombait quand même les gens de son entourage, puisque tous sans exception vivaient couchés à ses pieds, rampaient, se traînaient sur le ventre afin de recueillir la manne qui pleuvait de ses poches et de ses sacs. Lorsque Poucet se retournait, il ne trouvait plus derrière lui à ras de terre que des dos et des culs fébriles. Tout indice lapidaire avait disparu à cause de l’avidité de ses gens. Plus trace d’un caillou pour lui indiquer comment revenir sur ses pas ; plus une petite pierre pour lui marquer le chemin du retour ; plus le moindre éclat qui pourrait le ramener au doux foyer paternel… Perdu ! Perdu ! Irrémédiablement perdu ! Toujours… Toujours... La hantise croissait, un peu plus prégnante chaque matin que la veille. Un peu plus cruelle à chaque minute qui passait. Je vous l’ai dit : sa vie de névrosé était un enfer.
Un jour, il éclata. Saisi soudain d’une sorte de folie furieuse, il abattit ses gros sacs emplis de pierres sur les crânes de ses serviteurs prosternés. De grands coups violents. À droite, à gauche, devant et derrière. Ce fut un carnage. Il ne revint de son accès de rage que lorsqu’il s’écroula exténué au milieu d’un lac de sang.
La gendarmerie le constitua prisonnier et son procès fut bientôt fait. Un grand et beau procès qui occupa toute une semaine la une des gazettes et passionna l’opinion publique. Poucet fut condamné ; les traumatismes de son enfance portés à son crédit lui évitèrent la peine capitale et l’infamie d’être roué ou pendu. Ses biens furent confisqués puis vendus : 0,5% de sa fortune fut accordé en dédommagement aux familles des victimes ; les 99,5% restant furent équitablement répartis entre les gens de justice pour les épices, le clergé pour la célébration des messes expiatoires et les coffres du Roi parce qu’il faut bien que tout le monde vive.
Poucet fut expédié au bagne. C’était un pénitencier en bord de mer où de pauvres hères faméliques cassaient des cailloux de l’aube jusqu’au soir sous un soleil de plomb.
Poucet se trouva planté sur une portion de route en chantier, à travailler tout le jour avec les chevilles bien entravées par une lourde chaîne, qui elle-même était rivée à un boulet en fonte. Grâce à ce dispositif, Poucet eut le sentiment d’être cloué au sol, solidement enraciné ainsi qu’un arbre. Et bientôt il se rendit compte que la grande route ne lui faisait plus peur. Qu’il n’existait plus le moindre risque de se perdre… Tout au long du jour, il cassait des rochers à l’aide d’une lourde masse afin de les réduire en cailloux. Ainsi environné en permanence de mille petites pierres qu’il produisait lui-même et renouvelait sans cesse, il advint que peu à peu son angoisse effroyable reflua, diminua, se calma jusqu’à relâcher son étreinte. Poucet se détendait. Il se surprit à siffloter pendant son labeur. En outre, l’exercice physique lui permit de perdre sa surcharge pondérale ; le bon air marin lui rosissait les joues…
Aux dernières nouvelles que l’on reçut de lui, Poucet allait beaucoup mieux. Sa seule crainte venait encore d’une rumeur qui agitait parfois le pénitencier à propos d’une éventuelle amnistie royale étendue à tous les bagnards. Mais rassurez-vous, ceci ne fut jamais qu’un faux bruit et Poucet put encore couler des jours, sinon heureux, du moins apaisés…