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  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 17

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    17

    À plusieurs reprises au cours de l’hiver, Yeshu a disparu sans explication, sans rien dire non plus du lieu où il se rendait ; des absences de deux, trois jours ou plus, durant lesquelles nous ne pouvions qu’attendre dans des énervements d’angoisse terribles. À son retour, il reprenait le courant ordinaire de nos activités comme si de rien n’était ; nous nous remettions alors à respirer plus tranquillement, mais quelques compagnons conservaient leur amertume, grimoulant entre leurs dents qu’il y avait de la cruauté à traiter avec autant d’indifférence les peurs qu’il devait bien voir inscrites encore sur nos figures. Plus tard, nous avons fini par savoir que ses escapades avaient eu pour but des visites dans diverses communautés, notamment des cercles de baptisés, ceux-là même qui s’étaient formés après l’emprisonnement de Yokhanan... Et deux fois au moins, il était monté jusqu’à Yerushalaïm. Lors de ses séjours en Judée, il avait passé la nuit à Beth-Ananiah, une bourgade éloignée de quinze stades environ de la ville, chez Eleazar et ses sœurs, Mariam et Martha, trois disciples pour lesquels il avait une profonde affection. Le frère ainé, Eleazar, était un lévite officiant au Temple, où il assistait régulièrement les prêtres pendant les préparatifs des holocaustes. Au petit matin, Yeshu, accompagné de son hôte, avait gagné la cité sainte où il avait traîné tout le jour en voyageur, repérant les rues et les édifices, entrant dans des maisons dont son guide, qui était en lien avec quelques membres importants de la société yerushalamite, lui faisait ouvrir les portes pour le présenter aux maîtres des lieux.

     

    Enfin, premier jour de Shevat, Yeshu a donné le signal de rassembler et empaqueter les affaires du camp : nous retournions à Bethsaïda. Tout fut prêt en un clin d’œil. Requinqués à l’idée de quitter ces lieux, il nous était poussé des ailes comme à des prisonniers dont les fers viennent de tomber. Enfin, nous allions reprendre en main notre destin, dont nous commencions à penser que décidément il nous échappait... Pas besoin de long discours, chacun savait ce que le départ enclenchait : c’était les premiers pas de la grande marche attendue. L’ultime... Nous sommes redescendus vers le monde civilisé, les jambes et le cœur légers, ayant effacé d’un coup les souvenirs du petit enfer que nous laissions derrière nous. Yeshu allait bon train, d’un pied ferme, et nous courrions en vibrionnant autour de lui, jacassant comme des pies... L’attitude de notre chef demeurait empreinte de gravité ; le sourire, autrefois si familier, n’éclairait plus que rarement son visage. Son bon rire lumineux qui naguère jaillissait avec tant de naïveté, nous ne l’entendions plus. On aurait dit que le sévère Yokhanan avait pris désormais la direction des opérations...

    (à suivre)

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 16

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    16

    La journée se clôturait par des chants ; c’était enfin la possibilité de se laisser aller un peu en donnant un air de son choix et se dégager des émotions qui nous avaient submergées... Pourtant, malgré l’état de sensibilité affective dans lequel nous nous retrouvions chaque soir après toutes ces heures psalmodiées, nous réclamions encore à notre compagnon Loukas – celui qu’on appelait Loukas de Cesarea – la Lamentation du Juste abandonné... Le vieux poème du roi David nous fascinait... il avait été conçu, par une divination effrayante, à l’aube de l’histoire des royaumes ; il avait traversé une immensité temporelle de mille ans avant d’arriver jusqu’à nous... nous qui connaissions désormais l’événement qu’il avait porté pendant si longtemps, caché en son noyau : le martyr de Yokhanan – car oui, l’acte affreux avait été prédit par ce psaume... précisément... sans contestation possible ! –. Lorsque le chantre, de sa voix caverneuse, criait avec le désespoir du Juste : « Toi, ma force, viens me secourir !... Préserve mon âme du glaive, ma vie de la patte du chien... » les sons graves trémulaient, se propageant en ondes douloureuses jusque dans nos os ; l’assistance, qui jusqu’à ce verset s’était tenue prostrée dans le silence, répondait par des gémissements...

     

    – Eli ! Eli ! lama sabachthani ?...

    Eli ! Eli ! pourquoi m’as-tu abandonné ?

    Tu te tiens loin sans me secourir, sans répondre à mes cris !

    Eli, je t’appelle tout le jour, mais tu ne m’entends pas ;

    La nuit non plus, je n’ai pas de repos.

     

    Je suis comme l’eau qui s’écoule,

    Tout mon squelette se disloque.

    Mon cœur pétri, devenu cire,

    Fond dans le creux de mes entrailles.

    Ma bouche a séché comme l’argile,

    Ma langue est collée au palais...

    Eli ! on veut me coucher dans la poussière de la mort.

     

    Oui, une meute de chiens m’entoure,

    Un clan de scélérats m’encercle...

    Ils me percent les mains, les pieds ;

    Ils viennent compter mes os

    Car ils me tiennent et me scrutent ;

    Ils se partagent mes habits,

     En jouant ma tunique aux dés.

     

    Mais toi, Yahvé ! ne reste pas au loin...

    Toi, ma force, viens me secourir !

    Préserve mon âme du glaive ;

    Ma vie, de la patte du chien ;

    Oui, sauve ma pauvre personne

    De la gueule du lion et des cornes des buffles ! »

     

    Loukas vivait autrefois de la musique avec sa femme Mara, à la cour de Cesarea ; ensemble ils avaient rejoint la communauté de Yeshu... Le couple d’artistes s’y entendait à faire passer ses auditeurs par des émotions contrastées : après que l’homme venait de nous rouler et enfoncer dans une tourbe de tristesse, elle nous relevait par la fraicheur de son timbre clair... nous nous sentions aussitôt tirés vers le haut, comme emportés sur une voie ouverte par l’envol d’une alouette... ayant quitté son nid posé au creux d’une ornière de boue, elle s’élevait en turlutant ; ses trilles heurtaient le plafond rocheux, le vrillaient d’un vibrato merveilleux ; et l’air frais du dehors s’engouffrait dans notre espace confiné... Mara chantait, le regard tourné vers Yeshu :


    Mon cœur est agité de paroles de joie,

    Je vais chanter mes poèmes au roi,

    Ma langue est aussi vive que le roseau du scribe :

     

    Tu es le plus beau des enfants d’Abraham,

    La grâce est répandue sur tes lèvres,

    C’est pourquoi Elohim t’a béni à jamais.

     

    Vaillant héros, ceins ton épée de gloire,

    Monte sur le char, bande ton arc,

    Taille un royaume de Vérité, de Grâce, de Justice !

    Voici ta droite qui jette la stupeur ! Tes flèches sont aiguës :

    Des foules resteront courbées par ton passage,

    Tes flèches perceront les ennemis du roi.

     

    Oui, ton trône est divin ; c’est un trône éternel.

    Et ton sceptre royal est sceptre de droiture !

    Tu n’aimes que justice, tu exècres le mal,

    C’est pourquoi Elohim t’a trouvé – entre tous tes semblables,

    Ton Dieu t’a consacré par l’onction de sa joie !

     

    (à suivre)

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 15

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    15

    Quand Yeshu a mis fin à sa longue période de solitude et nous a rejoints, il a voulu que nous nous réunissions plusieurs fois entre le matin et la fin du jour, afin que nous priions ensemble à heures régulières. Il me demandait aussi de tirer hors de leurs étuis les rouleaux de livres que nous avions apportés ; ceux-ci constituaient notre bien le plus précieux, le seul luxe à vrai dire, le don d’un riche partisan qui les avait rachetés à une école rabbinique pour s’attirer les bonnes grâces de Yeshu. Je lisais à haute voix de longs chapitres de la Torah, mais aussi des Psaumes ou les Derniers Prophètes. Mon aisance à la lecture m’avait désigné tout de suite pour cette fonction, la plupart de mes compagnons montrant de la gêne lorsqu’il leur fallait déchiffrer des textes écrits... j’éprouvais de la fierté à mettre mes connaissances au service de ma famille d’élection... à penser que j’en étais devenu un élément indispensable... – Ai-je déjà dit quelque part que, durant mon enfance et ma jeunesse, mon père avait misé de grosses sommes d’argent sur mon éducation, exigeant par-dessus tout que je parvienne à une connaissance parfaite des langues, non seulement notre araméen et l’hébreu, mais également le latin et le grec ?... Depuis mon bannissement, il devait manger sa barbe dans la rage d’avoir dilapidé son or et perdu les dividendes de son investissement !... – Assis devant Yeshu, nous nous mettions sur trois rangs, moi au milieu du premier ; à ma gauche un assistant déroulait le parchemin, me découvrant la partie à lire, tandis qu’à ma droite un second compagnon renroulait celle qui venait d’être lue. Je devais psalmodier longtemps des versets choisis à l’avance, parfois les reprendre et les répéter à n’en plus finir jusqu’à ce que les esprits embrouillardés eussent fini par perdre le sens littéral des mots. Envoûté par les modulations monotones de ma propre voix, mon corps entrait de lui-même en mouvement, adoptant le balancement rituel d’avant en arrière qui bientôt se communiquait à tous les auditeurs présents ; peu à peu les consciences se trouvaient entraînées dans une lente descente semblable à un endormissement où les sens perdaient leur acuité ordinaire pour s’élargir à l’infini... Cet état doucement halluciné me faisait relâcher malgré moi le rythme régulier de ma lecture ; d’un geste sec ou d’un claquement de doigts, Yeshu me rappelait à la scansion initiale. Parfois, par-dessus ma récitation en hébreu, il murmurait des commentaires en araméen ou des interjections, pour lui-même, dont je ne devais pas tenir compte ni me laisser distraire... Que cherchait-il au cours de ces séances qui prenaient, jour après jour, un caractère de plus en plus insolite ?... L’expression de la volonté divine, qui autrefois paraissait aussi limpide que l’eau de source, s’était trouvée brutalement brouillée dans le cataclysme moral qu’avait constitué la destruction du Baptiseur. Depuis, sa longue méditation solitaire lui avait permis d’y voir clair à nouveau, mais il quêtait encore la confirmation de ses nouvelles intuitions et de ses conceptions remaniées dans les textes sacrés et les prophéties, étant donné que notre avenir s’y trouvait assurément évoqué en termes sibyllins ou bien révélé à travers les spectres sonores nés sur la psalmodie des versets... Lorsque dans le court intervalle d’une respiration, mon regard, s’échappant du parchemin, se relevait vers lui, je surprenais une image que je ne reconnaissais pas d’abord... sa figure avait l’aspect d’un masque transparent, comme éclairé de l’intérieur, derrière lequel défilaient des perceptions extralucides... – d’ailleurs, je suppose que, tous également, nous devions avoir pris un peu cette physionomie de pythie inhalant des fumées au-dessus d’une vasque où brûlent des herbes toxiques... Yeshu avait beaucoup maigri pendant sa retraite ; la lumière hésitante des lampes à huile exagérait les sillons et les reliefs de son visage émacié ; le vacillement des petites flammes faisait s’agiter étrangement le fouillis noir des cheveux et de la barbe devenus trop longs... En un éclair de berlue, je me disais que c’était le fou de Dieu qui était venu s’asseoir à sa place, comme si mon chant incantatoire avait eu le pouvoir d’opérer une substitution... je sentais passer sur moi des picotements à fleur de peau... Ou bien, d’autres fois, j’imaginais qu’un phénomène miraculeux s’était produit dans le temps que Yeshu avait passé reclus dans sa grotte, une transmutation alchimique dont le résultat demeurait invisible en temps ordinaire, mais se révélait parfois aux yeux de certains mortels dans une sorte de transfiguration, une épiphanie fulgurante : en réalité, ce n’était plus l’homme que nous croyions connaître qui se tenait assis devant nous maintenant, mais une nouvelle créature, composite, dans laquelle les deux natures de Yokhanan et Yeshu avaient été fondues ensemble. Ainsi devenait-il possible d’expliquer les modifications même de la voix dont le timbre semblait altéré, ou plutôt le rythme et la tonalité de la parole, maintenant plus secs, comme fiévreux, parfois presque durs. Cet être-là, toujours fascinant, nous était revenu nimbé d’énigmes ; on aurait dit qu’un voile diffus s’était posé sur son front, obligeant ceux qui l’aimaient à un effort d’attention pour comprendre ses sentiments... lui donnant l’air de s’être éloigné dans le temps et l’espace... – Mais pourquoi est-ce que j’avoue des idées pareilles ?... Ce sont des mirages qui sont passés dans ma tête, à cette époque-là... à cause des moments bizarres que nous avons vécus dans le Baniyas... J’ai honte maintenant. Oublions ça... –

    (à suivre)