Mangeur d'Ombres – Pascal Gautrin
Une Histoire fabuleuse (suite)
Cet après-midi-là, plus tôt qu’à l’accoutumée, l’ogre s’était apprêté. L’angélus était encore bien loin de sonner au clocher de Saint-Germain-des-Prés, pourtant il se tenait déjà sur le pied du départ, corseté, pomponné, poudré et maquillé ; il avait opté pour une robe de soie couleur du jour, jaune à fils d’or ; les boucles blondes de sa perruque coulaient sur sa nuque et ses épaules ; une mouche discrète ornait le dessous de sa lèvre inférieure. Précédé de son factotum, il s’échappa, sans être aperçu de quiconque, hors de son hôtel. La voiture attelée l’attendait à l’abri des regards dans la venelle déserte. Déployant les amples tissus de ses jupes autour de ses hanches, l’ogre s’installa à bord. L’attelage s’ébranla, pour la première fois peut-être sous les rayons du soleil encore chauds, lui qui d’ordinaire ne rôdait jamais qu’au crépuscule. Il quitta le faubourg par la rue des Saints-Pères, passa le fleuve en empruntant le Pont-Neuf – cet itinéraire épargnait la vue désolante des ruines encore fumantes sur l’île – et, sur l’autre rive, au coin de la rue du Roule, il obliqua à droite rue de la Chaussetterie, cap à l’est. Un flot de piétons progressait dans la même direction ; à chaque carrefour un nouveau courant se rencontrait qui venait grossir ce flux principal, si bien qu’à l’approche de l’Hôtel de Ville, la foule formait un fleuve épais, ralenti qui s’écoulait péniblement, pas à pas. La mystérieuse voiture dépourvue d’armoiries et des moindres signes de reconnaissance excitait la curiosité, avec ses vitres soigneusement occultées par des rideaux, avec son cocher sans visage, engoncé dans le haut col relevé de sa pelisse et sous un chapeau aux larges bords tombants. Les passants s’interrogeaient, scrutaient avec attention pour glaner quelque indice qui pût les mettre sur la voie ; en vain… aucun détail négligé n’aidait à soulever le voile de cet anonymat… Impressionnés par le mystère, ils s’écrasaient les uns contre les autres, sans protester, afin de céder le passage, religieusement.
La place de Grève était noire de monde et ceux qui arrivaient encore n’avaient plus aucune chance de parvenir à se faufiler vers le centre ; relégués en périphérie ils n’attraperaient guère du spectacle que les rumeurs et la colonne de fumée qui s’élèverait au-dessus des têtes. Un échafaudage de rondins était dressé à peu près au milieu de la place, ventru, solide comme un rempart, avec un seul poteau vertical planté en son sommet. L’aspect de la construction prometteuse d’émotions fortes imposait le respect ; les spectateurs des premiers rangs en avaient le caquet rabattu et la gorge sèche. Devant l’Hôtel de Ville, des cordons de gardes formaient une large allée par laquelle on amènerait les condamnés. Du côté du fleuve, à distance respectueuse du bûcher, quelques voitures officielles étaient garées en bonne position. Sitôt que l’attelage de l’ogre déboucha par la rue du Mouton, un capitaine des gardes qui l’aperçut fit tailler aussitôt, manu militari, un chemin dans la masse populaire, à son goût trop lente à s’écarter. L’anonymat austère faisait soupçonner l’arrivée d’un grand personnage… Dans la foule, il y avait enchère de suppositions ; on chuchotait des noms : le Chancelier ?… un Prince du sang ?... Mesdames !… peut-être la Reine !... La rumeur serpentait, vive comme une anguille, et bientôt la nouvelle se répandit que le Roi en personne était présent… Sa Majesté elle-même était descendue secrètement parmi son peuple participer au sacrifice purificateur !... Avec une dévotion profonde, mais avec discrétion afin de ne pas contrarier la volonté d’incognito, on conduisit l’attelage jusqu’à l’alignement des véhicules officiels qu’on bouscula en hâte pour dégager la meilleure place. L’ogre était aux premières loges ; par une fente étroite ménagée entre les rideaux de sa portière, sans être vu de quiconque, il ne perdrait pas une miette de la suite des opérations.
Un brouhaha annonça l’arrivée du bourreau et de ses aides. Une autre vague plus soutenue salua l’apparition du curé des Innocents. Il avait réclamé la charge d’aumônier officiant au supplice et, en considération de son dévouement en cette affaire, l’évêché lui avait accordé bien volontiers ce privilège. Au passage, il gratifia l’exécuteur d’un regard appuyé et impérieux ; l’injonction muette fut parfaitement entendue par tout un chacun… En cas de condamnation à mort par le feu, l’usage était que le bourreau étranglât subrepticement le sujet avant de livrer son corps sans vie aux flammes ; c’était un geste d’humanité que la Justice généralement concédait. Le prédicateur des Innocents s’était démené comme un beau diable pour qu’en l’occurrence cet acte de clémence ne soit pas appliqué. Il voulait un châtiment exemplaire et ce coup d’œil sévère se chargeait de rappeler la consigne à l’officiant si besoin en était. Il avait également fait le siège de sa hiérarchie ecclésiastique pour que le supplice ne fût pas accepté comme une expiation trop clémente, qui laverait le crime et absoudrait, entrebâillant ainsi la porte du Purgatoire aux infâmes… Non ! Si l’on voulait apaiser la colère divine, les criminels devaient payer le prix fort, sans espérance de rémission !... Il fut donc édicté que, cette fois, le bûcher de la justice humaine serait la première trappe par laquelle les deux âmes damnées allaient basculer tout droit dans la géhenne pour y subir ad vitam aeternam les supplices infernaux !... D’un pas martial et victorieux, le prêtre fit le tour du bûcher, crucifix brandi et chasuble claquant au vent.
S’éleva alors une clameur de la foule… on amenait les condamnés ou plutôt on les apportait, parce que manifestement ils n’avaient plus de jambes pour se soutenir. Dans le public, il y eut un frémissement d’excitation ; on les scruta tout de suite à la recherche de détails révélateurs susceptibles de nourrir l’imagination ; on supputait entre voisins lequel était le bougre et lequel le bardache… Les deux jeunes hommes, vêtus de la seule chemise des pénitents, se laissaient lamentablement traîner dans la poussière, si bien que les gardes lassés, les saisissant aux chevilles et aux épaules, résolurent de les porter tout à fait. Ils eurent fort à faire parce que les misérables se débattaient avec une force que la terreur décuplait ; ils criaient à fendre l’âme, demandaient pardon, pitié, miséricorde – hurlaient qu’ils ne voulaient pas y aller, qu’ils avaient trop peur de la mort, trop peur de brûler – avec des accents si épouvantables qu’il n’y eut soudain presque plus personne dans l’assistance pour proférer un seul mot. Quelques-uns ici et là tentèrent bien encore de persifler en jetant des obscénités grasses censées réjouir le voisinage ; leurs joyeusetés tombèrent à plat et ils se découragèrent. Tout le monde était devenu muet, pétrifié, le poil soulevé par la chair de poule…
Avec une peine infinie, les gardes parvinrent au pied du bûcher. Il fallut du renfort pour hisser les condamnés au sommet, les lier dos à dos au poteau central. On renonça à les maintenir debout et on les attacha en position assise sur les rondins. Leurs pieds battaient la charge sur le bois ; leurs cris partaient en tornade, répercutés contre les façades de la place, rendus plus saisissants encore au milieu du silence de la foule médusée. Le curé avait fait disparaître le crucifix dans le secret de ses larges manches afin que les infâmes ne pussent poser leurs regards sur ce symbole de réconfort. Le bourreau et ses aides entamèrent une ronde cérémonielle autour de l’échafaudage qu’ils enflammaient à l’aide de torches de résine et de bouchons de paille. Le bûcher crépita tout de suite avec empressement. Les cris des deux hommes réussirent encore à monter de plusieurs degrés lorsque les flammes vinrent les environner et les mordre ; leurs têtes valdinguaient en tous sens ; leurs bustes entravés et tout le bas de leurs corps furent pris de soubresauts insensés. – Un beau sabbat !... fut le commentaire grinçant du curé des Innocents qui entonna à pleins poumons le Dies irae.
à suivre)