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LA MARIÉE MISE À NU... (PAR LES CÉLIBATAIRES) – CONTE – 4

Pascal Gautrin – Polyptyque – contes et récits

La Mariée mise à nu… (par les Célibataires)  (suite)

 

Les premières offres se croisent.

Promenade paresseuse d’abord ; non que l’on dédaigne une œuvre de Caldara, mais les méninges sont engourdies… Paresse climatique, on peine à lever un bras ; les voix sont feutrées ; l’ankylose des lèvres freine l’envol des chiffres. Quatre crieurs rôdent dans le public pour relayer les enchérisseurs timides ; somnolents eux aussi, on les perçoit à peine.

Le jeu s’élabore quand même par la grâce des habitudes, mais on s’escrime à fleuret moucheté. On tricote gentiment plutôt qu’on n’enchérit. Une bataille en dentelles, polie et de bon ton… excusez si je dérange… après-vous… je n’en ferai rien…

Peu à peu, les passions s’éveillent.

De-ci de-là, des convoitises bestiales commencent à éclairer les pupilles, à ranimer les carcasses ; des petites aiguilles d’émotion se fichent dans les poitrines et titillent.

Désirs perfides s’éveillent. Appétits s’excitent.

Enchérisseurs se prennent aux mots… s’échauffent... Sur quelques faces mâles et austères apparaissent des moues d’enfants capricieux, des acharnements mesquins à emporter le morceau. Il y en a qui s’exaltent comme des chats, jouant toutes griffes dehors et perdant le discernement au point de ne plus savoir si c’est un simple jeu ou bien question de vie et de mort.

Des envies de meurtres par strangulation se glissent à présent sous la partie de mains chaudes.

Et les offres ont grimpé… grimpé… enfin… jusqu’aux premiers vertiges.

Déjà les plus émotifs ont déclaré forfait... Au plus fort de la bataille, ils étaient une quinzaine. Ne sont plus que six… Plus que quatre… Trois…

Deux s’affrontent encore. Escaladant pied à pied. Montant l’un par-dessus l’autre. Se piétinant, chiffre sur chiffre.

Duel implacable : un petit jeune homme aux dents proéminentes, un vieux monsieur tout vibrant.

Celui-ci, l’ancien, est un enragé, un pète-sec ; des siècles d’avidité fébrile ont séché durement ses muscles, cœur compris, comme chair de pemmican. Un cuirassé… À son actif : cinquante années de négociations affairistes et d’assassinats sans remords, une panoplie innombrable de cadavres roulés dans la boue et de folles enchères sans états d’âme… Pourtant pas un spectateur qui ne pronostique déjà sa défaite toute proche… Parce qu’on ressent l’usure de l’âge. Quelque chose en lui a fléchi, s’est émoussé. La haine inexorable, indispensable pour terrasser son adversaire, ne brûle plus avec assez de démence…

Celui-là, petit jeune homme, avec son air de rien – sûr que tout nu en chaussettes doit pas peser bien lourd – cou de poulet maigrelet, acné tardive saupoudrée sur les joues et poitrine creuse… petit jeune homme est un tueur !... Il veut Caldara. Sa promotion sociale en dépend. Catafer 106… Il lui faut Catafer 106. Son commanditaire incognito a été péremptoire : à tout prix !… Œil gris vissé sur l’enjeu, petits poings serrés, méchants comme les cailloux d’une fronde, incisives qui poussent les lèvres vers l’avant, il est déterminé à écraser son ennemi coûte que coûte... Pas de place au doute. Il aura Catafer 106. Il aura Caldara. Il l’aura !...

IL L’A.

Le Mont de Gousse, impavide, a frappé de son marteau. Prodige de l’habitude… magistralement machinal… impeccablement régi par trente-huit années d’actes sacerdotaux. Parole a fusé par sa bouche entrouverte, directement comme une fuite de gaz ; une voix blanche d’automate.

A l’apogée de l’ivresse, au dernier degré du supportable… tension maximale… fil tendu près de craquer... tous les nerfs prêts à claquer...

ADJUGÉ-PAN !

 

Soupir unanime. Corps se relâchent. Poitrines se soulèvent à nouveau grâce aux respirations libérées. Paumes des mains claquent sèchement, crépitent.

Petit jeune homme, survolté, est parcouru de spasmes, les décharges de la joie. Vieux monsieur s’effondre au creux de son fauteuil, blêmit et devient transparent, comme avalé par le velours. Détresse du vaincu. Une fraction de seconde, l’ancien mâle dominant voit se profiler devant lui l’image de la mort embusquée...

Public applaudit longtemps.

Hommage ! Salut et chapeau bas ! Gloire à Catafer 106 - sa valeur, son prix, sa nouvelle cote belle à pleurer !

À l’adresse de Monsieur Merteuil – celui-ci veillant dans l’ombre, loin de l’Hôtel des Ventes, quelque part sur la rive gauche de la Seine – des agents textotent le résultat de la première vente. Là-bas, au fond de son repaire feutré, satisfaction du collectionneur… En pensée, il congratule petit jeune homme qui a bien mérité sa commission. Huit autres Caldara, dont les prix viennent en quelques minutes de progresser de 440%, attendent en réserve l’ordre qui les jettera dès demain sur le marché…

(à suivre)

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