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LA MARIÉE MISE À NU... (PAR LES CÉLIBATAIRES) – CONTE – 1

Pascal Gautrin – Polyptyque – contes et récits

 

La Mariée mise à nu… (par les Célibataires)

 

1

 

Juillet caniculaire.

Soleil frappe.

Soleil frappe.

Sur les coups de midi, Soleil frappe.

La ville hurle… Sirènes du premier mercredi.

Soleil cogne.

Soleil hurle, placardé sur fond de ciel pur – tel une affiche cosmique proclamant l’ouverture d’une rétrospective Van Gogh.

 

Soleil cogne.

La ville souffre. Piège infernal refermé sur Paris. Avec les gaz d’échappement et les odeurs de soufre. Les toits en zinc chauffé à blanc et les chambres ardentes. Couloirs mortifères. Cabinets de tortures, empestés par des relents d’égouts.

Plaques d’asphaltes incandescents, pavés couleur cendre.

 

Entre les quais saigne la Seine ; le sang bouillonne.

 

Le Soleil persécute la cité des hommes.

 

L’air brûle. Supplicie les poumons comme plomb fondu.

Piétons harassés s’écoulent, flots languissants.

Piétons ni morts ni vifs se croisent, défilent sur les trottoirs, hagards et ralentis, longent sans leur accorder un regard les panneaux criards et les devantures coruscantes du commerce.

Dans les vitrines, Soleil éclate. Les yeux des passants, comme pelotes d’épingles, sont hérissés de lumières.

Piétons aveuglés se frôlent et s’ignorent.

 

Un oiseau par-dessus les toits…

Épervier ou faucon crécerelle ; ultime oiseau volant encore en ce jour de fin des temps.

Solitaire, égaré, il crie ; ses appels stridents strient l’espace dévasté.

Plus haut dans le ciel, un ovni de forme oblongue traversant du nord au sud croise la trajectoire de l’oiseau ; l’objet qui flambe traîne derrière lui une longue queue de flammes et de fumées noires.

Progressant avec peine, le petit rapace suit le tracé des boulevards, survole les immeubles sans se permettre un détour, va droit jusqu’à un building de verre et d’acier qui émerge de la marée haussmannienne, un paquebot dont la proue en façade fend les vagues de pierres.

L’Hôtel des Ventes.

Parvenu à ce point, l’oiseau décrit des cercles réguliers autour d’un axe que lui seul peut comprendre, une flèche fictive plantée au sommet du bâtiment.

Il tournoie, tournoie longtemps…Tout à coup il fond en piqué, résolu à une attaque kamikaze contre la couverture de métal qui protège l’Hôtel... Près de toucher au but, il renonce in extremis à ce type de mort et freine, pattes griffues, crispées, tendues sous lui.

Repart en trajectoire verticale dans la direction de l’astre solaire.

Monte d’un trait. Monte.

Oiseau affolé. Monte. Pousse un hurlement. Prend feu. Flambe. Devient noir et fumant.

Volatile rôti, retombe sans fioriture, happé avidement par l’attraction terrestre.

Il s’écrase, carbonisé, à l’angle des trottoirs, devant les trois marches de marbre gris qui permettent l’accès au seuil du palais.

 

L’Hôtel des Ventes.

Salle n°4, à l’intérieur une clim implacable renverse la situation, invente un îlot de banquise au cœur de la fournaise. Choc thermique. Dès l’entrée, un poing de glace cueille le visiteur, lui appliquant des uppercuts sauvages en pleine face et au plexus. La victime encaisse, souffle coupé, buste cassé en deux. Sonnée. Choc thermique.

À peine couverts d’un ou deux linges fins – pantalons arachnéens, chemisettes de lin translucide, les pieds nus – les malheureux arrivés de bonne heure, trop soucieux d’être les mieux lotis, grelottent à fendre l’âme. Castagnettant des genoux, ils sont prostrés, rétrécis, recroquevillés sur les chaises de velours. Sièges plus frisquets que congères… Dents cliquètent. Peaux bleuissent.

La première vente n’allumera ses feux que dans une heure ; ils gèlent pour l’avantage d’une place de premier choix.

 

Au-dehors, à deux cents mètres environ en remontant vers le nord, attablé sous la marquise surchauffée de la brasserie à l’enseigne du Bœuf écarlate, Maître Maurice de Gousse assiste, désemparé, au naufrage de son dessert : un fraisier crémeux qui vire à l’aigre en se décomposant à fond de coupelle. L’obèse étouffe, le souffle court et saccadé ; il bruite comme un morse blessé, échoué sur la rive.

Poitrine suffoquée. Cœur en détresse.

Pressé entre les coussins glutineux de la graisse, le muscle cardiaque peine à pomper. La peau ruisselle par tous ses pores, dégageant des odeurs fortes.

Moiteurs tropicales.

De la pointe d’une dent de fourchette, Maître Maurice de Gousse chipote parmi les débris épars de son déjeuner sinistré. Larmes aux paupières et vague à l’âme !... Il va donc falloir se lever et quitter la table sans être assouvi… sans pouvoir s’abandonner à la rassurante béatitude de la satiété !… On sait bien quelles peines, quelles angoisses vont s’ensuivre : sentiment d’incomplétude… et derrière la glotte rugueuse, du fond de l’estomac insatisfait remonteront à la lumière du jour, comme émergeant des ténèbres d’un cachot éventré, les remugles du temps jadis, le chapelet des déconvenues rancies, des couleuvres avalées… Femme au rire cruel quand elle l’a vu nu… Huées des collégiens en bas et lui pétrifié sur le plongeoir de la piscine… Aperçue par la porte entrebâillée, sa mère en travers du lit parental, dans un coït lubrique avec son amant… Et cætera,  et cætera. Toutes les avanies, tous les dépits à la queue-leu-leu, attachés un à un sur la ficelle de l’existence amère, tirés et ballotés dans un charivari de batterie de cuisine. Depuis l’enfance... Depuis les premiers jours du monde…

Goût de spleen fielleux sur la langue. Organes digestifs au bord des lèvres. Nauséeux, l’estomac. Nauséeux !... Et pour couronner le tout, Saumur-Champigny s’est coincé entre les tempes, formant une barre d’acier fixe, roide !... Douleur ! Mal-être et douleur !... – À compter de ce jour, obéir sans faute aux voix de l’intuition quand elles nous parleront ! Elles susurraient tout à l’heure, ces voix bienveillantes : Eaux du Puits de Dôme, jeunes rus espiègles des alpages ou des Vosges !… Non ! non ! pas le jus flambeur de la vigne torse !... Eaux vives ! Eaux vives !...

Moiteur des tropiques.

Transpiration répugnante qui suinte entre les multiples bourrelets. Effluves aigrelettes flottant autour des aisselles. Tissu de la chemise coulé sur le marécage immense de l’échine.

Sensations dégoûtantes...

(à suivre)

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