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Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 15

Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

Juste avant la fin du Temps

– Un évangile selon Menahem –

15

Quand Yeshu a mis fin à sa longue période de solitude et nous a rejoints, il a voulu que nous nous réunissions plusieurs fois entre le matin et la fin du jour, afin que nous priions ensemble à heures régulières. Il me demandait aussi de tirer hors de leurs étuis les rouleaux de livres que nous avions apportés ; ceux-ci constituaient notre bien le plus précieux, le seul luxe à vrai dire, le don d’un riche partisan qui les avait rachetés à une école rabbinique pour s’attirer les bonnes grâces de Yeshu. Je lisais à haute voix de longs chapitres de la Torah, mais aussi des Psaumes ou les Derniers Prophètes. Mon aisance à la lecture m’avait désigné tout de suite pour cette fonction, la plupart de mes compagnons montrant de la gêne lorsqu’il leur fallait déchiffrer des textes écrits... j’éprouvais de la fierté à mettre mes connaissances au service de ma famille d’élection... à penser que j’en étais devenu un élément indispensable... – Ai-je déjà dit quelque part que, durant mon enfance et ma jeunesse, mon père avait misé de grosses sommes d’argent sur mon éducation, exigeant par-dessus tout que je parvienne à une connaissance parfaite des langues, non seulement notre araméen et l’hébreu, mais également le latin et le grec ?... Depuis mon bannissement, il devait manger sa barbe dans la rage d’avoir dilapidé son or et perdu les dividendes de son investissement !... – Assis devant Yeshu, nous nous mettions sur trois rangs, moi au milieu du premier ; à ma gauche un assistant déroulait le parchemin, me découvrant la partie à lire, tandis qu’à ma droite un second compagnon renroulait celle qui venait d’être lue. Je devais psalmodier longtemps des versets choisis à l’avance, parfois les reprendre et les répéter à n’en plus finir jusqu’à ce que les esprits embrouillardés eussent fini par perdre le sens littéral des mots. Envoûté par les modulations monotones de ma propre voix, mon corps entrait de lui-même en mouvement, adoptant le balancement rituel d’avant en arrière qui bientôt se communiquait à tous les auditeurs présents ; peu à peu les consciences se trouvaient entraînées dans une lente descente semblable à un endormissement où les sens perdaient leur acuité ordinaire pour s’élargir à l’infini... Cet état doucement halluciné me faisait relâcher malgré moi le rythme régulier de ma lecture ; d’un geste sec ou d’un claquement de doigts, Yeshu me rappelait à la scansion initiale. Parfois, par-dessus ma récitation en hébreu, il murmurait des commentaires en araméen ou des interjections, pour lui-même, dont je ne devais pas tenir compte ni me laisser distraire... Que cherchait-il au cours de ces séances qui prenaient, jour après jour, un caractère de plus en plus insolite ?... L’expression de la volonté divine, qui autrefois paraissait aussi limpide que l’eau de source, s’était trouvée brutalement brouillée dans le cataclysme moral qu’avait constitué la destruction du Baptiseur. Depuis, sa longue méditation solitaire lui avait permis d’y voir clair à nouveau, mais il quêtait encore la confirmation de ses nouvelles intuitions et de ses conceptions remaniées dans les textes sacrés et les prophéties, étant donné que notre avenir s’y trouvait assurément évoqué en termes sibyllins ou bien révélé à travers les spectres sonores nés sur la psalmodie des versets... Lorsque dans le court intervalle d’une respiration, mon regard, s’échappant du parchemin, se relevait vers lui, je surprenais une image que je ne reconnaissais pas d’abord... sa figure avait l’aspect d’un masque transparent, comme éclairé de l’intérieur, derrière lequel défilaient des perceptions extralucides... – d’ailleurs, je suppose que, tous également, nous devions avoir pris un peu cette physionomie de pythie inhalant des fumées au-dessus d’une vasque où brûlent des herbes toxiques... Yeshu avait beaucoup maigri pendant sa retraite ; la lumière hésitante des lampes à huile exagérait les sillons et les reliefs de son visage émacié ; le vacillement des petites flammes faisait s’agiter étrangement le fouillis noir des cheveux et de la barbe devenus trop longs... En un éclair de berlue, je me disais que c’était le fou de Dieu qui était venu s’asseoir à sa place, comme si mon chant incantatoire avait eu le pouvoir d’opérer une substitution... je sentais passer sur moi des picotements à fleur de peau... Ou bien, d’autres fois, j’imaginais qu’un phénomène miraculeux s’était produit dans le temps que Yeshu avait passé reclus dans sa grotte, une transmutation alchimique dont le résultat demeurait invisible en temps ordinaire, mais se révélait parfois aux yeux de certains mortels dans une sorte de transfiguration, une épiphanie fulgurante : en réalité, ce n’était plus l’homme que nous croyions connaître qui se tenait assis devant nous maintenant, mais une nouvelle créature, composite, dans laquelle les deux natures de Yokhanan et Yeshu avaient été fondues ensemble. Ainsi devenait-il possible d’expliquer les modifications même de la voix dont le timbre semblait altéré, ou plutôt le rythme et la tonalité de la parole, maintenant plus secs, comme fiévreux, parfois presque durs. Cet être-là, toujours fascinant, nous était revenu nimbé d’énigmes ; on aurait dit qu’un voile diffus s’était posé sur son front, obligeant ceux qui l’aimaient à un effort d’attention pour comprendre ses sentiments... lui donnant l’air de s’être éloigné dans le temps et l’espace... – Mais pourquoi est-ce que j’avoue des idées pareilles ?... Ce sont des mirages qui sont passés dans ma tête, à cette époque-là... à cause des moments bizarres que nous avons vécus dans le Baniyas... J’ai honte maintenant. Oublions ça... –

(à suivre)

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