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  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 7

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    7

    Nous allions de village en village, en évitant de traverser les gros bourgs où la présence de la police romaine représentait un danger ; on y courait également plus de risques de rencontrer des notables arrogants et trop sûrs d’eux. Sur le passage de Yeshu se formaient toujours quelques attroupements d’où des voix s’élevaient, l’appelant au secours ; il faisait s’avancer ceux qui l’imploraient et, par la puissance de sa volonté, il procédait à leur délivrance du mal qui les possédait (assister à ces guérisons avaient immanquablement pour effet de me faire basculer, par mimétisme, dans l’état de sensibilté exacerbée que j’avais éprouvé lors de mon propre sauvetage, avec les mêmes perceptions de réalités intangibles, qui se traduisaient en visions et prises de conscience, dont ma chair, mes os, mes nerfs avaient conservé une mémoire et des empreintes exactes)… Une fois la cure merveilleuse achevée, il éveillait encore la vigilance du convalescent, le mettant en garde contre la paresse de l’esprit qui s’abandonnerait béatement dans l’émerveillement du prodige : désormais, lui annonçait-il, tu as la responsabilité d’un feu qui vient d’être allumé en toi ; tu en es le gardien… Et ce feu exige, pour brûler, une foi féroce en l’amour divin… Haussant la voix, il parlait à tous : Ce qui vient de s‘accomplir en vous, c’est une défaite de Satan. Ne lui accordez plus le droit d’entrer chez vous ; ne lui ouvrez jamais plus la porte ; à partir de maintenant préservez cet état de pureté, parce que la chute définitive du Mal est imminente et vous voici aujourd’hui préparés pour être accueillis dans le royaume des Justes…

    Des pharisiens s’avançaient aussi en manifestant benoîtement une vraie impatience d’entendre ses enseignements et sa philosophie sur le bien-fondé des Lois ; cette curiosité et la foule de questionnements qu’elle engendrait n’étaient pas sans malice. C’était généralement des invitations à étudier toutes les nuances possibles de l’obéissance, à disséquer des versets transparents comme l’eau de source, à en dessécher le lyrisme, à feuilleter les sens multiples de telle proposition ou mettre à jour les arrière-pensées de telle autre prescription... et ainsi de suite… – Pour se débarrasser de ces manières d’examens, Yeshu déclarait vite d’un ton bref, très sérieux, mais que nuançait une lueur d’ironie au coin de l’œil, que toute discussion sur ces points capitaux paraissait malvenue, les préceptes de la Torah étant justement indiscutables… il se permettait seulement de distinguer deux façons de pénétrer la sagesse des Écritures : l’une par dissection sous le scalpel de l’analyse mentale, l’autre par clairvoyance grâce à l’intelligence du cœur ; chacune était respectable d’ailleurs, mais personnellement sa préférence allait à la seconde... On sait que la secte des pharisiens ne constitue pas un ensemble homogène, mais plutôt un conglomérat de tendances variées, volontiers discutailleuses, un éventail d’opinions où les plus strictes se chamaillent avec les moins intolérantes. Il y en eut plusieurs de cette obédience qui se rallièrent à Yeshu et vinrent grossir la cohorte des disciples ; ils ne perdaient pas pour autant leur habitude d’ergoter à tout bout de champ et comme, au cours de notre vie nomade, les incidents et les rencontres pittoresques qui, peu ou prou, bousculaient les codes de la morale ordinaire n’ont pas manqué, ils trouvaient des prétextes pour s’effaroucher et entrer en turbulence plus souvent qu’à leur tour… Par exemple, notre communauté observait avec rigueur le repos du shabbat, cette interruption sacrée étant entièrement occupée par la prière et la méditation ; et, cela va sans dire, le respect scrupuleux de ce point intangible de notre religion hébraïque recevait l’heureuse approbation de nos amis… Toutefois si un indigent venait ce jour-là quémander de l’aide, Yeshu l’accueillait et prodiguait l’aumône sans le renvoyer au lendemain, et bien sûr il soignait ses maux s’il y avait lieu... Au regard de nos puristes, c’était là un accroc dans la stricte observance des commandements qui les chagrinait… – Vous avez raison, leur concédait Yeshu, le Père créateur a voulu que le septième jour de la semaine soit tout entier consacré à la gratitude, dans le silence et le recueillement ; mais je vous dis, moi, qu’il n’y a pas, pour rendre grâce, de façons, ni de prières plus agréables à Dieu, à notre Père (Abba), que la compassion et l’attention portées aux autres, sœurs et frères humains, ainsi qu’à toutes les créatures de la terre !... L’amour ne se repose jamais de nourrir la vie, de même que le souffle ne se retient pas d’animer vos poumons sous prétexte de respecter l’inactivité du shabbat…

    Je me souviens encore de circonstances où le comportement de Yeshu dérangeait la bonne ordonnance de leurs principes... – Yeshu !... Yeshu !... Est-ce bien convenable de ta part d’entrer dans la demeure d’une femme dont la réputation fait rougir les gens honnêtes ; et s’asseoir à sa table, qui plus est ?... Ils formulaient leurs reproches, en se grattouillant le torse comme si une légion de puces venait de les assaillir. – Une prostituée, Yeshu !... une prostituée, puisqu’il faut la désigner par le mot infâme !... Comment as-tu pu boire le vin que t’a offert un ivrogne dont l’état d’ébriété était flagrant ?... Une vision de scandale pour nous autres !... Yeshu !... Yeshu !... Tu as posé les mains sur le lépreux… Tu as détourné le châtiment que méritait la luxurieuse infidèle à son mari… Et tu discutes avec des étrangers, des incirconcis, avec la même bénignité que s’ils étaient nos coreligionnaires... Ils ronchonnaient ainsi, la mine si attristée, apitoyants en quelque sorte avec leur tête ballant doucement d’un côté à l’autre, que nous étions malgré nous enclins à sourire… – Tout cela n’est pas convenable, pas casher du tout… Des impurs, Yeshu… tu te compromets avec des impurs… Yeshu répétait constamment qu’à Dieu seul était réservé le pouvoir de juger les cœurs. Les prêtres se fourvoient la plupart du temps lorsqu’ils s’arrogent le droit de trancher entre le pur et l’impur ; par ailleurs, il n’existe aucun contact, aucun commerce avec qui que ce soit, étranger, réprouvé ou ladre, susceptible de nous contaminer et flétrir notre âme ; dans nos pensées, dans nos sentiments seulement, concluait-il en pointant du doigt leur front et leur cœur, résident les sources de péchés dont il faut à tout moment se défier et veiller à se purifier.

    (à suivre)

     

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 6

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    6

     

    J’ai été assez vite familier avec à peu près tout le monde, du moins les figures qui revenaient le plus fréquemment. J’ai discerné les anciens, bien sûr, ceux qui l’avaient rejoint en Judée… certains parmi eux tentaient d’instaurer une sorte de hiérarchie en raison de leur ancienneté, revendiquant un droit de préséance sans oser l’affirmer tout à fait... Tous m’ont adopté avec bienveillance, à part quatre ou cinq… lesquels estimaient que je cherchais toujours à me tenir trop près de Yeshu ; ils disaient que je lui collais aux talons. Les moins bien disposés étaient les deux frères bar-Zebadiah, Yaakov et Yokhanan, garçons bourrus qui ne savaient s’exprimer autrement qu’en beuglant ; ils appartenaient au cercle des Douze, ce dont ils tiraient un orgueil de patriciens. Ils m’ont bientôt pris en grippe, surtout Yokhanan, le plus irritable, qui râlait de me voir toujours fourré dans la robe du maître... Moi non plus, je ne l’aimais pas.

    De temps en temps, la famille de Yeshu venait nous rejoindre dans nos pérégrinations, rarement au complet, plutôt des délégations de deux ou trois, par roulements… La mère, Mariam, âgée de moins d’une cinquantaine d’années, était bien vieille, enlaidie, usée par la vie dure de la campagne ; sous les cheveux gris, le visage raviné semblait entraîné dans l’avalement de la bouche que la denture ruinée ne retenait plus ; à cause des grossesses successives, son ventre ressemblait à une outre flasque. De ses enfants qui avaient survécu, après Yeshu il y avait eu Yaakov, qui devait compter six ou sept années de moins que son aîné (Yaakov avait couvé longtemps, à l’égard de celui-ci, une hostilité dont il avait eu du mal à se débarrasser ; mais, quand je l’ai connu, il comptait parmi ses plus chauds partisans. Quand il s’était rallié, le cercle des Douze n’était pas encore complètement constitué, deux désignations restant à faire ; il fut retenu pour la onzième ; la douzième se portant sur Yossef … à croire que les deux places leur étaient réservées depuis toujours… comme inscrites de longue date sur les tablettes de Dieu…) Après Yaakov, venait Mariam-la-jeune ; ensuite et je ne sais plus dans quel ordre, Yossef (le deuxième frère admis parmi les Douze) et Salomé ; puis Shimon et enfin le plus jeune, Yehoudah, âgé de quatorze ans à peu près… Les rapports de Yeshu avec les siens n’avaient pas toujours été bons : son départ précipité de Nazareth – on aurait dit sur un coup de tête, prenant tout le monde de court – avait bouleversé l’existence ordinaire du clan ; à part Shimon et Yehouda, les deux frères trop jeunes encore au moment des faits pour en comprendre les implications, tous les autres étaient demeurés abasourdis après cette défection du fils aîné… une trahison, une fuite… un insoutenable mépris des devoirs sacrés et des traditions… Yaakov, son puiné immédiat, avait été forcé d’endosser, du jour au lendemain, le rôle du chef de la famille et celle-ci, sous son autorité nouvelle, avait dû quitter Nazareth pour s’installer avec lui à Cana, un village situé plus au nord… Aux cours des années qui avaient suivi, étaient parvenus régulièrement des échos de la quête étrange du fils prodigue, de ses déambulations, lesquelles faisaient déjà le sujet de critiques et de ragots dans les villages. Ses choix d’existence, ses partis pris, ses premières audaces aussi dans des écoles de la Torah, perçues comme autant de petits scandales… tout cela revenait tôt ou tard, plus ou moins déformé, aux oreilles des membres du clan, nourrissant et faisant monter en eux un réel malaise… Pour ces gens simples, une bonne tenue et des mœurs convenables impliquaient une vie effacée, sans bruit… où l’on veillait bien à ne pas faire parler de soi… à ne pas offrir de prétextes aux bavardages, justement… Dans leurs règles des mœurs honnêtes, le moindre soupçon de notoriété prenait immédiatement une tonalité suspecte… une apparition en public couvrait sans doute quelque arrière-pensée subversive et dangereuse, donc condamnable… Prêcher, sermonner !... il fallait laisser ça aux docteurs, à ceux qui savent… sinon il se dégageait de vous une odeur pestilente, qui faisait soupçonner que les démons vous tournaient autour… Alors, il y avait eu quelquefois des commentaires malavisés, des jugements sévères et cruels, qu’évidemment de bonnes âmes, toujours empressées de s’entremettre dans ces occasions-là, n’avaient pas manquer de colporter en grossissant encore le trait… Pourtant, malgré les sentiments meurtris, malgré les méprises et les incompréhensions, un lien indéchirable, rustique, s’était maintenu entre le clan et l’enfant terrible qui avait décidé d’obéir librement à sa destinée. À plusieurs reprises, la mère était partie à sa recherche ; accompagnée d’un ou deux de ses enfants, elle avait frappé à la porte d’un logis où il lui avait été rapporté que son fils séjournait ; Yeshu avait commandé durement de les renvoyer, elle et les autres, refusant de les voir, même un seul instant... Il avait tenu aussi des propos blessants, où les liens familiaux se trouvaient méprisés, voire condamnés parce que détournant aveuglément les âmes pieuses de leur devoir… J’ai roulé longtemps des questions dans ma tête, cherchant à comprendre le sens de cette cruauté… puis j’ai supposé qu’elle n’était pas seulement une expression de la colère, mais qu’en réalité Yeshu s’infligeait à lui-même une double pénitence : l’une, douloureuse par le déchirement auquel il se condamnait ; la seconde, terrible par la conscience du coup qu’il portait à sa mère… Je me suis dit qu’il se soumettait avant tout à la volonté de Yahvé, l’ordonnateur véritable du sacrifice… – de la même façon qu’Abraham, autrefois, avait été mis à l’épreuve lorsqu’il avait reçu le commandement d’immoler Ishaq –… Yahvé ; Seigneur jaloux qui attend de ses servants qu’ils rompent avec femme, époux, enfants, parents… que les préférences humaines soient tranchées pour lui être offertes en signe de soumission absolue… À cette condition, Yahvé voulait bien octroyer sa grâce... Obstinément fidèle, Yeshu reniait les siens avec la même implacabilité dont Abraham s’était revêtu avant d’être capable de lever le couteau sur sa progéniture ligotée… Si mon raisonnement se révélait n’être pas absurde, on pourrait dire alors que Shimon a assumé le rôle de l’ange dépêché à temps pour arrêter l’immolation juste avant le terme sanglant... Ayant passé sa dix-septième année, Shimon voulut connaître par lui-même ce frère étrange, tellement controversé ; des muletiers du voisinage partaient en tournée chaque année, vendre leurs bêtes sur les marchés des grandes villes ; Shimon se présenta à eux comme garçon palefrenier, se fit embaucher et voyagea en leur compagnie jusqu’en Judée où, sur la route de Yerushalaïm, passant non loin d’Ein Kerem, il les quitta… Il s’était mêlé à la communauté rassemblée autour de son frère, dont il avait suivi les enseignements jusqu’à recevoir le baptême. Il était retourné ensuite à Cana… À présent, ils venaient presque tous, chacun leur tour, marcher avec nous, dès que les contraintes de leur vie ordinaire se relâchaient un peu pour permettre une courte escapade. Ils avaient compris la mission spirituelle à laquelle Yeshu se devait tout entier ; ils avaient même reçu le baptême, tous sans exception... maintenant ils s’étaient faits à l’idée de partager leur fils et frère à égalité avec cette nouvelle famille qu’il avait fondée, une parentèle sans limite qui ne cessait de croître de jour en jour.

    Shimon et moi avions à peu près le même âge ; il appréciait mon admiration pour Yeshu, me manifestant même de la reconnaissance pour cela ; nous sommes devenus de vrais amis. Alors, dans l’euphorie de ce lien fraternel, il m’arrivait de rêver que je faisais moi aussi partie du clan. Jeune frère de Yeshu, quelle idée splendide !... Il m’est arrivé de m’abandonner à une fable qui n’était plus de mon âge, dans laquelle j’avais la révélation qu’il était mon vrai père ; moi, enfant trouvé, adopté par l’autre… je me réveillais dégrisé, rougissant de mes élucubrations, puisque la simple vérité de nos âges balayait d’un coup ma fiction puérile ; il n’était pas assez vieux pour que la chose fût seulement plausible… Yeshu se moquait de moi quelquefois à cause de mon désir absurde de retisser un cocon familial, riant surtout de mon opiniâtreté à m’inventer un père de substitution ; il me bourrait de coups de poing amicaux en me répétant que Yahvé est LE père, le vrai, l‘unique… – d’ailleurs, dans ses prières, il le nommait familièrement Abba. – Passant un bras autour de mon cou, il ajoutait que j’avais toutes les raisons de me montrer content puisqu’en réalité nous étions bel et bien frères, engendrés par le seul Créateur… Et il concluait que le temps était venu pour moi de reconnaître qui j’étais vraiment : Menahem bar-Abba !... et d’oublier définitivement le fils du marchand de Tiberias dont plus rien ne devait subsister.

    (à suivre)

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 5

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    5

     

    Je ne l’ai plus quitté, le suivant pas à pas dans les pérégrinations qu’il a entreprises en Galilée. J’appartenais à son monde et je ne me souciais plus de rien… Nous nous trouvions toujours un grand nombre autour de lui, mais, à part un noyau immuable dont je faisais désormais partie, les visages changeaient tout le temps : des hommes, des femmes, nous rejoignaient au matin, passaient la journée en cheminant avec nous sur une portion de notre route ; le soir ou le lendemain, ils s’en retournaient chez eux afin d’y pourvoir aux besoins de leurs familles. Dans notre troupe, on ne se préoccupait pas de la nourriture : certains comme moi étaient démunis de tout… d’autres, qui avaient de l’argent, faisaient quelques achats en passant… et les visiteurs, chaque jour, apportaient dans leurs besaces des pains et des galettes, des terrines de légumes, des gâteaux de figues ou de raisins, des fromages, des poissons séchés ; le partage était la règle, ceux qui avaient donnaient à ceux qui n’avaient pas.

    L’air de rien, Yeshu avait l’œil à tout. Il m’est arrivé de m’attarder en arrière et de rejoindre le groupe après que tous les vivres avaient été répartis. La première fois, je n’ai rien osé demander. Yeshu m’a appelé : – Menahem !... faisant du doigt le signe d’approcher. Je suis allé m’asseoir à côté de lui.

    – Tu ne manges pas…

    – Je n’ai pas faim… ai-je répondu, tandis que mon estomac protestait par des borborygmes.

    – Menteur !... Aide-moi à finir ma part ; on me sert toujours trop.

    Par timidité, j’ai encore bredouillé que je préférais sauter le repas.

    – Mange ! a-t-il ordonné avec un sourire, en poussant son écuelle contre mon ventre. C’est de soldats costauds, bien nourris, dont nous avons besoin, pas de jeunes maigrichons…

    Au coucher du soleil, on ramassait du bois mort pour allumer un feu à l’écart du village où nous étions arrêtés. On s’asseyait en cercle pour échanger dans un joyeux brouhaha les impressions de la journée, raconter toutes sortes d’histoires, souvent très drôles. Yeshu n’était jamais le dernier à partir d’un grand rire, le front renversé vers le ciel… La disciple Mariam de Magdala, une belle femme au visage de chatte, se tenait à sa droite ; la place lui était réservée, c’était admis de tous... Sans aucune marque, jamais, de penchant ambigu ou de sensualité – lesquels auraient, sinon, suscité immanquablement jalousies ou aigreurs au sein de la compagnie – Yeshu appréciait les présences féminines dont l’intelligence intuitive s’accordait d’emblée avec la sienne… Quand on avait épuisé les bavardages, il demandait à des musiciens de jouer quelque chose ; l’un tirait une flûte de son sac, un autre frappait sur une darbouka et on s’abandonnait à scander les rythmes des musiques, de la tête et des mains ; parfois on dansait ; on chantait aussi des vieux airs, durant une heure ou deux… On traînait encore un peu, après que Yeshu s’était retiré pour passer le reste de la nuit dans la maison où il était attendu – presque partout, les villageois se disputaient pour l’avoir et le coucher chez eux –. Quelques fois il préférait demeurer avec nous, dormir sur la terre et sous les étoiles.

    (à suivre)

     

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 4

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    4

     

    J’ai rencontré Yeshu pour la première fois sur une plage, aux environs de Capharnaüm… Il était arrivé depuis peu et il logeait chez Shimon Kephas… Par tous les temps, sur une eau calme ou sur les vagues soulevées par des vents forts, chaque matin il prenait place dans une barque de ses amis pêcheurs et se faisait transporter vers les ilots d’habitations disséminés le long du littoral. Dès que des hommes et des femmes accroupis sur le sable, occupés à raccommoder leurs sennes après la pêche de la nuit, étaient aperçus, il commandait d’aborder près d’eux et mettait pied à terre. Sa réputation de maître exceptionnel, de quasi démiurge, s’était propagée en un clin d’œil, comme si les souffles de l’air s’étaient mêlés de propager son nom, de telle sorte qu’il lui suffisait de paraître en n’importe quel point de la côte, aussitôt les familles au complet se rameutaient en cet endroit, mystérieusement éveillées et averties par Dieu sait quelle intuition, ceux qui se trouvaient encore chez eux à ce moment survenant spontanément, en silence, pour se joindre aux autres qui réparaient les filets sur la plage. Les masures, groupées en retrait derrière des haies épaisses, n’étaient pas visibles de la rive, c’est pourquoi ces gens qui s’avançaient tout soudain semblaient naître du cœur des arbres ou bien surgir d’entre les pierres (comme dans les fables grecques ou romaines où l’on voit des humains nouveaux se dresser sur la terre après la semaille magique qu’un héros a faite pour obéir aux injonctions d’un dieu). Les visages noirs de ces pêcheurs, creusés, vieillis avant l’âge, leurs membres décharnés, dénonçaient leur condition d’exploités ; rongés jusqu’à la moelle par les collecteurs d’un tétrarque cupide, ils étaient contraints à une lutte quotidienne pour retirer des fonds hasardeux de la mer tout juste de quoi survivre ; leur démarche lente aggravait encore cet air de misérables sortis de quelque mythologie ténébreuse, d’ombres en peine remontées des enfers – et que Yeshu ramenait miraculeusement à la vie ; car il ressuscitait bel et bien leurs corps esquintés et leurs esprits moribonds, tant ses mots inspirés possédaient la puissance d’une médecine salvatrice. Il déambulait parmi eux et, par sa seule approche, il faisait fuir et s’évaporer les démons d’angoisses, de peurs, de colères… C’était une population métamorphosée qui demeurait longtemps, debout sur le sable stérile comme si un bouquet de surgeons venait de trouver la force d’y pousser, à suivre des yeux la barque qui le remportait entre ses rameurs, ne perdant pas une miette du spectacle de sa dissolution progressive vers l’horizon... Les disciples qui accompagnaient Yeshu profitaient de ces sorties en mer pour rapporter quelques pêches ; ils affirmaient que sa présence sur le bateau attirait les bancs de poissons et qu’ils peinaient à remonter leurs filets, si extraordinairement lourds et ventrus que c’était vraiment prodige, parce que les mailles, en toute logique, auraient dû se rompre… Parfois, il se tenait debout sur le plancher de l’embarcation, laquelle, de temps à autre, se trouvait dissimulée dans le creux des vagues, le laissant seul visible… C’est ainsi qu’il m’est apparu alors que je l’observais de la rive : avec son assurance altière, tout droit et imperturbable malgré le roulis, il semblait suspendu au-dessus de l’eau. Le bateau a touché le bord et il est descendu pour marcher sur la terre ; des pèlerins, venus là l’entendre, se sont avancés jusqu’à l’enfermer dans un cercle avide…

    …J’étais en miettes. Je crevais de faim et je ne savais pas où dormir. Paumé, complètement... Dès que je l’ai approché, je me suis réveillé... Il fascinait… Un corps puissant, fortement musclé par les travaux durs imposés depuis son enfance, la peau foncée au soleil… Marqué de pommettes saillantes et d’un nez large, son visage, bordé par une courte barbe noire, affirmait une détermination calme qui se propageait en forces sur les prosélytes, ranimant l’amour-propre des humiliés tels que moi, sans que je puisse expliquer comment… Lorsque je me tenais auprès de lui, instantanément des frissons de vie couraient par tout le réseau de mes veines ; les brumes de ma tête se dissipaient par enchantement… Non, je ne m’exalte pas… j’essaie de traduire ce que je ressentais vraiment… Je lui ai raconté mon histoire, tant bien que mal à cause des sanglots incontrôlés qui me secouaient frénétiquement… Depuis plusieurs jours sans abri... j’errais au hasard… Mon père est un commerçant très riche de Tiberias… Je n’ai pas le courage de refaire ici le récit du conflit épouvantable qui nous a dressés l’un contre l’autre, lui et moi… dire comment il m’a chassé… comme il m’a écrasé de sa malédiction… Si ma mère avait vécu encore, sûrement les choses ne se seraient passées comme ça… Je m’arrête : mes mésaventures n’apporteraient rien à ce dont je veux témoigner ici... Je n’avais personne chez qui me réfugier, tous nos proches ayant pris le parti de mon père, de sa fortune plutôt... J’étais à bout ; je me sentais sale, abject… aussi sec qu’une branche d’arbre foudroyée… Quand je me suis tu, épuisé à cause de l’effort insensé que m’avait coûté chaque mot, Yeshu s’est penché pour murmurer dans le creux de mon oreille, longtemps, une vague litanie… sur laquelle mon esprit s’est mis à flotter parce que je croyais y reconnaître le chant plaintif de ma détresse… Des larmes ruisselaient en continu sur mes joues… Puis j’ai réalisé que le souffle de sa voix se diffusait en chaque recoin de mon corps, arrachant en douceur des longues racines, ramifiées partout à l’intérieur ; en fermant les yeux, je pouvais les discerner dans une lueur de cave phosphorescente… Pas de doute : ce que je voyais, étaient les tentacules de la malédiction qui avaient poussé et s’allongeaient encore, insidieux et noirs, distillant méthodiquement du venin... Il a tout extirpé, jusqu’aux plus infimes radicelles. Ensuite, posant une main sur mon épaule, il m’a conduit jusqu’au bord de l’eau. D’habitude, le rituel n’était accompli qu’après un temps d’initiation et de recueillement, m’a-t-il expliqué, mais pour moi il fallait effacer sans attendre les dernières traces morbides qui me souillaient encore. J’ai retiré ma tunique et nous sommes entrés dans la mer. Il m’a immergé entièrement sous les vagues ; il m’a baptisé et il m’a lavé.

    (à suivre)

     

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 3

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    3

    Le nom du jeune prédicateur a couru parmi les habitants de la Judée, de bouche à oreille… à voix basse, comme rampant à couvert pour se glisser sous la chape de l’autorité romaine ; on chuchotait comment les étincelles divines s’allumaient à ses paroles dans le cœur des êtres de bonne volonté ; on disait les bénédictions et les guérisons reçues grâce à l’imposition de ses mains, la magie des baptêmes… Des pèlerins prenaient la route, en catimini, partant de Yerushalaïm, des bourgs ou des simples villages de la contrée. Bientôt il y eut affluence dans le désert des collines ; un vivier de visiteurs qui se croisaient, agités par les tremblements de l’espérance. Cela dura plusieurs mois.

    Inlassablement, Yeshu annonçait à tous que l’humiliation d’Israël allait prendre fin, que l’heure de son relèvement était arrivée... Bientôt, le royaume divin va s’emparer de cette terre avec fracas ; les envahisseurs et les mauvais serviteurs seront dispersés ou châtiés… Place nette !... Les Justes prendront alors le pouvoir pour imposer le règne de l’Amour de Dieu… Il expliquait l’ancienne prédiction du prophète Daniel qui, au temps lointain où les élites du peuple hébreux se trouvaient retenues en captivité à Babylone, avait reçu la révélation de notre destin : Daniel avait prévu la fin de l’exil, puis la reconstruction du temple de Yerushalaïm ; à compter du retour des notables et de la réémergence de la Ville sainte, il avait révélé qu’il devrait s’écouler encore soixante-dix fois sept ans avant qu’advienne la fin des Temps avec l’anéantissement des forces du Mal… Quatre-cent-quatre-vingt-dix années… Il suffisait de faire le calcul : c’était maintenant !

    Un soir, des voyageurs se sont présentés à Ein Kerem, porteurs d’une nouvelle qui a mis la jeune communauté sens dessus dessous : le tétrarque Hérode Antipas a fait arrêter Yokhanan pour l’incarcérer dans Machaerus, une citadelle à l’écart du monde habité, sur la rive orientale de la Mer Morte… Les commentaires effarés tournent en rond dans la société mouvante d’Ein Kerem ; les nouveaux adeptes sont tentés de réclamer des comptes, ils rabâchent des pourquoi ? avec le ton navré d’une vieille rengaine... C’est incompréhensible ! gémissent-ils, l’air indigné, en lorgnant vers Elohim… Dans la foulée de la première annonce, une autre rumeur vient ajouter à la consternation, en disant que la Judée est aussi peu sûre que la Galilée : le préfet Pontius Pilatus, l’administrateur romain de la province, intensifie la traque et la répression policières dans le but d’en finir avec les agitateurs qui appellent le peuple à secouer le joug de l’occupant et à relever le front… Et les pèlerins en pleurs, s’effrayant aussitôt, hésitent et se demandent entre eux si la sagesse ne serait pas de rentrer chez soi, se couvrir la tête, se faire tout petits !... Yeshu, lui, est saisi bien sûr, mais pas désarçonné. Tout de suite il reconnait, au-delà des avertissements, ce signal qu’il faut d’urgence réunir les forces pour se mettre en mouvement. Assurément, c’est la providence qui souffle ses consignes aux oreilles de qui sait entendre à demi-mots : Plus de point fixe. Devenir itinérant. Se répandre dans les provinces d’Israël et de Juda, insaisissables comme des torrents qui courent à travers des galeries souterraines… Entraînant après lui tous ceux qui avaient assez de feu au cœur pour le suivre, Yeshu s’est mis en marche. Par les routes de Samarie et de la Décapole, il a progressé vers le nord, longé la rive occidentale du lac de Kinneret, jusque Capharnaüm… Peut-être avait-il déjà formé le plan de soulever une armée, afin de monter en nombre vers Yerushalaïm, libérer Yokhanan au passage et, avec lui, se faire reconnaître dans la capitale.

    (à suivre)

  • Justa avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 2

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

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    Depuis quelques années déjà, Yeshu sillonnait les provinces… Galilée, Décapole, Gaulanitide, Pérée, Judée… Il était parti de Nazareth, un des villages de Galilée où, selon la tradition, avaient été regroupés autrefois les rameaux de la descendance de David ; des paysans et des artisans d’essence royale y menaient une vie aride… La conviction d’être appelé au service de son peuple hantait Yeshu, mais cette certitude peinait à dire son nom, comme si un voile la recouvrait encore. Il entrait dans les synagogues où il lisait et relisait les rouleaux des Écritures, qui sont les truchements par lesquels Elohim s’entretient, depuis la nuit des temps, avec ses fidèles ; il en savait par cœur la plus grande partie. Il poussait les portes de ces communautés religieuses et philosophiques où les juifs aiment tant se retrouver avec scribes et docteurs, afin de décortiquer en long et en large les textes sacrés et disputer de tout avec faconde. Parmi les fatras de sciences et d’opinions, Yeshu savait extraire ce qu’il fallait pour nourrir sa propre sagesse. Sa pensée originale se dégageait plus clairement jour après jour et la perception de lui-même s’aiguisait. Sa parole était mesurée ; il écoutait les uns et les autres, se gardant d’intervenir trop souvent au milieu des débats ; toutefois lorsque, saisi par la fulgurance de l’inspiration, il lui arrivait de révéler son point de vue, son discours faisait alors l’effet d’un rocher jeté dans un lac, bousculant le ronron de l’assemblée qui se séparait tout en émoi, comme évacuée au-dehors sur une lame de fond. Après qu’il eut glané les enseignements d’à peu près tous les courants – sadducéen, pharisien, essénien, philosophique selon Yehouda le Galiléen... et autres déclinaisons sectaires… – il ne manquait plus grand-chose pour qu’éclatât sa véritable nature. Au terme du voyage, après un séjour dans la colonie de Qumrân, son intuition a conduit enfin ses pas jusqu’à Aïnon, chez le Baptiseur.

     

    … Lorsqu’il s’est relevé dans l’eau vive du Tirtza, au moment de reprendre pied sur la rive, il a perçu que le voile venait de se dissoudre totalement. Une voix a parlé à l’intérieur de lui. Il s’est entendu nommer et l’évidence de son identité l’a anéanti. C’était une illumination intime, implacable et indiscutable. Dans le même instant, Yokhanan, qui avait le don de décrypter les langages du corps et lire dans les pensées, a vu ce qui se passait en Yeshu et il a approuvé. Les deux hommes se sont pris dans les bras l’un et l’autre et se sont étreints fortement.

    Yeshu a partagé la société de Yokhanan pendant quelques mois, le temps nécessaire pour parachever sa mue imaginale. Le phénomène de l’émergence s’était emparé de lui et secouait toute sa personne avec la sauvagerie de la foudre, le laissant bien souvent harassé, comme évanoui à même la terre. Des forces magnétiques se déclenchaient, péremptoires ; des inventions pour guérir et exorciser les corps se révélaient à lui par les voies de l’inspiration et du rêve… Yeshu se retira dans une cabane, au milieu d’un paysage désertique de roches, veillé à distance par Yokhanan qui faisait déposer secrètement, tous les trois jours, un pot d’eau et une galette d’herbes sur le seuil de sa porte. Il demeura cloîtré plus de cinq semaines, dans une solitude absolue, aux prises avec ses ombres viscérales, inhérentes à sa condition d’homme… Un combat infernal, corps à corps... Lorsqu’il ressortit à la lumière pour redescendre vers Aïnon, amaigri, s’agrippant aux rochers, flageolant sur ses jambes décharnées avec la dégaine d’un ivrogne, la joie de la victoire irradiait de sa carcasse. Il revenait ferme et parfait comme la céramique que le potier sort du four.

    Yokhanan et Yeshu se sont séparés pour accomplir simultanément la même mission de prédication et de baptême en deux régions éloignées ; le premier demeurant à Aïnon, le second gagna la Judée, pour s’installer au centre des monts d’Ein Kerem.

    Certains disciples de Yokhanan partageaient leurs visites entre Aïnon et Ein Kerem, reconnaissant désormais l’autorité des deux hommes à égalité. Parmi eux, il y avait Shimon Kephas et Andrea bar-Jona, des frères qui vivaient de la pêche à Capharnaüm, Yaakov et Yokhanan bar-Zebadiah, pêcheurs sur le lac de Kinneret aussi, à Bethsaïda. Je parle de ces quatre parce qu’ils ont tenu des places prépondérantes auprès de Yeshu par la suite.

    (à suivre)

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 1

    Pascal Gautrin – Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    1

    De la poussière... des bouffées de poussière soulevées sur les routes… Je me souviens… À la fin de la journée, nous en étions gris et jaunes, des pieds jusqu’aux cheveux. Dès que nous apercevions quelque part un torrent ou une mare, nous nous débarrassions de nos vêtements sales pour plonger dans l’eau, à poil, en poussant des cris stridents ; nous jouions à nous éclabousser comme des gosses, jetant des gerbes de pluie dans toutes les directions... Après nous nous séchions au soleil, allongés sur la rive, nos tuniques rincées puis essorées, étendues sur des pierres à côté de nous...

    Les nuages de poussière, les fontaines d’eau, c’était comme les effusions visibles au-dehors de la joie qui éclatait en nous. Une joie inouïe qui devait se répandre sur le monde... Yeshu nous avait lâchés par brigades à travers le pays pour avertir les gens des villages. Entre cent-vingt et cent-cinquante disciples, filles et garçons, dispersés par groupes de quatre ou cinq sur les vielles terres de Canaan... Jamais plus je ne revivrai des jours de bonheur pareil… Sur les routes, on ne savait plus marcher : on courait malgré nous, incapables de ralentir l’allure, haletant comme des jeunes chiens ; tout en allant au pas de charge, on jacassait et on gueulait des chansons stupides qui déclenchaient nos fous rires... L’exaltation !... Ce vacarme !... Nos cœurs cognaient plus fort que des tambours… Nous avions tellement attendu ce moment, et voilà que ça y était… les dés étaient jetés, on ne reviendrait plus en arrière. Nous y étions, à la veille du grand avènement.

    Notre excitation était d’autant plus forte qu’elle mettait fin à la trop longue confusion dans laquelle nous nous étions trouvés après la mort de Yokhanan… En recevant la nouvelle de cette catastrophe, Yeshu était apparu comme désemparé, pour ne pas dire complètement désorienté – cela pourra sembler difficile à croire… Il ne confiait rien de son inquiétude, mais il n’était plus le même : lui, d’habitude si rayonnant, si plein d’assurance, il restait silencieux, secret, avec son visage fermé qui se crispait comme un poing… Ensuite nous l’avions suivi dans la retraite qu’il avait cherchée, hors de la Galilée soumise à Hérode Antipas et à ses sautes d’humeur… Des sympathisants inquiets étaient venus nous donner l’alerte : il fallait partir vite !... En tranchant la tête de Yokhanan, Antipas s’était non seulement vengé du prédicateur qui l’avait couvert de boue, il espérait aussi balayer toutes les menaces d’agitation populaire que l’homme exalté lui faisait craindre… Mais le tétrarque venait d’avoir la révélation qu’un autre personnage, du nom de Yeshu, marchait sur les traces de l’autre, rencontrant peut-être plus de succès populaires encore ; des rapporteurs lui avaient décrit quels engouements, quelles émotions celui-là soulevait partout où il passait… Tout le monde alors le répétait : Yeshu était le disciple du Baptiseur, reconnu et proclamé par lui ; il en avait épousé le sacerdoce et les discours au point que le maître l’avait nommé son égal et son frère…

    On pouvait deviner l’aigreur fébrile d’Antipas à ce moment où il réalisait que le danger incarné par Yokhanan n’était qu’à demi abattu, puisqu’en réalité il y avait deux têtes…

    Nous nous étions réfugiés à Bethsaïda, de l’autre côté de la frontière, hors d’atteinte de cet assassin et de ses satellites…

     

     

    Pour ne pas m’égarer, je dois revenir en arrière et retrouver le fil des événements depuis deux années auparavant… non… trois années… peut-être quatre. – Je ne peux pas préciser mieux… je ne connais de cette période que ce qu’on m’en a raconté… Des gens en quête de justice et d’absolu se rendaient en foules à Aïnon, qui est près des sources du Tirtza, dans la région de Sichem, non loin du Jourdain. Ils venaient à la rencontre de Yokhanan… Yokhanan annonçait la fin des Temps ; il purifiait les êtres par le rituel du baptême…

    La cérémonie… Des vapeurs d’encens qui s’accrochent à la surface du cours d’eau… des effluves d’huiles odorantes ; mélopées et rythmes obsédants des tambours… des femmes et des hommes descendent l’un derrière l’autre les marches d’un escalier taillé dans la pierre jusqu’à la plage exigüe que forme un rocher plat au bord de la rivière ; ils sont à moitié nus, un pagne noué autour des reins ou de la poitrine ; pas de paroles… certains, habités par les sons, se déhanchent les yeux fermés. Et Yokhanan… phénomène étourdissant, squelette embrasé, violent et apaisant à la fois… Il se tient debout, dans l’eau jusqu’à mi-cuisses. L’un après l’autre, les adeptes entrent dans le courant ; Yokhanan les fait allonger sur les galets qui recouvrent le fond, les immerge totalement… Il la baptise... il le lave… Psalmodies et invocations... L’être est propre désormais ; purifié, définitivement net. La femme née pour la seconde fois, l’homme tout neuf, tout refait, sont ivres de gratitude. Ils chantent et parlent haut, touchés du doigt par l’Esprit ; les voici prêts pour entrer dans le royaume divin dont l’heure est imminente… dignes du nouveau temps… bientôt… très bientôt… Demain… Les prophètes l’ont dit autrefois… formels !... Et demain, leurs paroles vont devenir réalité, s’enraciner dans la matière… Et aujourd’hui est comme le seuil de la porte qui ouvre sur demain...

    (à suivre)