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nazareth

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 15

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    15

    Quand Yeshu a mis fin à sa longue période de solitude et nous a rejoints, il a voulu que nous nous réunissions plusieurs fois entre le matin et la fin du jour, afin que nous priions ensemble à heures régulières. Il me demandait aussi de tirer hors de leurs étuis les rouleaux de livres que nous avions apportés ; ceux-ci constituaient notre bien le plus précieux, le seul luxe à vrai dire, le don d’un riche partisan qui les avait rachetés à une école rabbinique pour s’attirer les bonnes grâces de Yeshu. Je lisais à haute voix de longs chapitres de la Torah, mais aussi des Psaumes ou les Derniers Prophètes. Mon aisance à la lecture m’avait désigné tout de suite pour cette fonction, la plupart de mes compagnons montrant de la gêne lorsqu’il leur fallait déchiffrer des textes écrits... j’éprouvais de la fierté à mettre mes connaissances au service de ma famille d’élection... à penser que j’en étais devenu un élément indispensable... – Ai-je déjà dit quelque part que, durant mon enfance et ma jeunesse, mon père avait misé de grosses sommes d’argent sur mon éducation, exigeant par-dessus tout que je parvienne à une connaissance parfaite des langues, non seulement notre araméen et l’hébreu, mais également le latin et le grec ?... Depuis mon bannissement, il devait manger sa barbe dans la rage d’avoir dilapidé son or et perdu les dividendes de son investissement !... – Assis devant Yeshu, nous nous mettions sur trois rangs, moi au milieu du premier ; à ma gauche un assistant déroulait le parchemin, me découvrant la partie à lire, tandis qu’à ma droite un second compagnon renroulait celle qui venait d’être lue. Je devais psalmodier longtemps des versets choisis à l’avance, parfois les reprendre et les répéter à n’en plus finir jusqu’à ce que les esprits embrouillardés eussent fini par perdre le sens littéral des mots. Envoûté par les modulations monotones de ma propre voix, mon corps entrait de lui-même en mouvement, adoptant le balancement rituel d’avant en arrière qui bientôt se communiquait à tous les auditeurs présents ; peu à peu les consciences se trouvaient entraînées dans une lente descente semblable à un endormissement où les sens perdaient leur acuité ordinaire pour s’élargir à l’infini... Cet état doucement halluciné me faisait relâcher malgré moi le rythme régulier de ma lecture ; d’un geste sec ou d’un claquement de doigts, Yeshu me rappelait à la scansion initiale. Parfois, par-dessus ma récitation en hébreu, il murmurait des commentaires en araméen ou des interjections, pour lui-même, dont je ne devais pas tenir compte ni me laisser distraire... Que cherchait-il au cours de ces séances qui prenaient, jour après jour, un caractère de plus en plus insolite ?... L’expression de la volonté divine, qui autrefois paraissait aussi limpide que l’eau de source, s’était trouvée brutalement brouillée dans le cataclysme moral qu’avait constitué la destruction du Baptiseur. Depuis, sa longue méditation solitaire lui avait permis d’y voir clair à nouveau, mais il quêtait encore la confirmation de ses nouvelles intuitions et de ses conceptions remaniées dans les textes sacrés et les prophéties, étant donné que notre avenir s’y trouvait assurément évoqué en termes sibyllins ou bien révélé à travers les spectres sonores nés sur la psalmodie des versets... Lorsque dans le court intervalle d’une respiration, mon regard, s’échappant du parchemin, se relevait vers lui, je surprenais une image que je ne reconnaissais pas d’abord... sa figure avait l’aspect d’un masque transparent, comme éclairé de l’intérieur, derrière lequel défilaient des perceptions extralucides... – d’ailleurs, je suppose que, tous également, nous devions avoir pris un peu cette physionomie de pythie inhalant des fumées au-dessus d’une vasque où brûlent des herbes toxiques... Yeshu avait beaucoup maigri pendant sa retraite ; la lumière hésitante des lampes à huile exagérait les sillons et les reliefs de son visage émacié ; le vacillement des petites flammes faisait s’agiter étrangement le fouillis noir des cheveux et de la barbe devenus trop longs... En un éclair de berlue, je me disais que c’était le fou de Dieu qui était venu s’asseoir à sa place, comme si mon chant incantatoire avait eu le pouvoir d’opérer une substitution... je sentais passer sur moi des picotements à fleur de peau... Ou bien, d’autres fois, j’imaginais qu’un phénomène miraculeux s’était produit dans le temps que Yeshu avait passé reclus dans sa grotte, une transmutation alchimique dont le résultat demeurait invisible en temps ordinaire, mais se révélait parfois aux yeux de certains mortels dans une sorte de transfiguration, une épiphanie fulgurante : en réalité, ce n’était plus l’homme que nous croyions connaître qui se tenait assis devant nous maintenant, mais une nouvelle créature, composite, dans laquelle les deux natures de Yokhanan et Yeshu avaient été fondues ensemble. Ainsi devenait-il possible d’expliquer les modifications même de la voix dont le timbre semblait altéré, ou plutôt le rythme et la tonalité de la parole, maintenant plus secs, comme fiévreux, parfois presque durs. Cet être-là, toujours fascinant, nous était revenu nimbé d’énigmes ; on aurait dit qu’un voile diffus s’était posé sur son front, obligeant ceux qui l’aimaient à un effort d’attention pour comprendre ses sentiments... lui donnant l’air de s’être éloigné dans le temps et l’espace... – Mais pourquoi est-ce que j’avoue des idées pareilles ?... Ce sont des mirages qui sont passés dans ma tête, à cette époque-là... à cause des moments bizarres que nous avons vécus dans le Baniyas... J’ai honte maintenant. Oublions ça... –

    (à suivre)

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 14

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    14

     

    Enfin, vers le milieu du mois de Teveth, l’espace a commencé à se dégager, la masse gorgée d’eau qui l’obstruait s’est peu à peu levée ; les pluies se sont calmées, raréfiées jusqu’à bientôt ne plus tomber que dans la nuit ; les ruissellements, qui avaient rendu si périlleuses les déambulations sur les coteaux, se sont presque taris... Profitant de l’opportunité qui nous était donnée de rompre enfin notre enfermement, nous nous sommes concertés afin de former un détachement de cinq volontaires, dont la mission était d’effectuer l’exploration du val en remontant vers les sources... Grâce à une décrue particulièrement rapide, le lit de la rivière, qui s’était élargi jusqu’à couvrir toute la largeur de la combe, se trouvait déjà presque revenu entre ses bords ordinaires, laissant les berges trouées de mares au creux desquelles des poissons surpris restaient prisonniers ; les marcheurs n’avaient qu’à écarter les herbes penchées au-dessus des piscines étroites pour les prendre à mains nues ; ils remplirent les sacoches qu’ils portaient en bandoulière avec le produit de leurs pêches miraculeuses... Après plusieurs heures de marche sur la rive marécageuse, ils arrivèrent en vue de trois chaumières délabrées, où s’entassaient pêle-mêle une dizaine de paysans et leurs bêtes... un clan de bouviers dont le faciès, femmes et hommes indistinctement, annonçait le caractère ombrageux... Ces êtres étranges bougeaient leurs carcasses trapues par des roulements d’épaules et des déhanchements taurins, une gestuelle qu’ils avaient dû contracter en se mimétisant avec leur bétail. Dès que le groupe de nos éclaireurs fut aperçu d’eux, les minotaures, par la seule menace de leurs fronts abaissés, prêts à charger et dardant par en-dessous des regards furieux, les forcèrent à se clouer sur place. Puis ils beuglèrent en chœur une bordée d’injures, dont les nôtres ne saisirent pas un traître mot, les autochtones usant d’un dialecte inaudible, mixture d’araméen abâtardi et d’arabe... Quoi qu’il en fût, par l’agitation de leurs poings balancés en tous sens, ils surent bien expliquer comment ils allaient défoncer le crâne du premier qui oserait un pas en avant et comment ils éventreraient le deuxième… Ils eurent des expressions corporelles sans ambiguïté pour exhaler toute la haine qu’ils vouaient aux Galiléens en particulier, et probablement à tous les Juifs en général… Nos frères venaient de se heurter à une famille d’idolâtres obtus... de sombres brutes à l’entendement borné, adoratrices de faux dieux anthropomorphes… Comme les visiteurs ne déguerpissaient pas assez vite, les païens, fous de rage, se mirent à projeter sur eux des paquets de bouses et de caillasses, avec en prime un flot de malédictions (malédictions, par bonheur, sans effet néfaste sur ceux qu’elles visaient puisque le sens leur en demeura hermétiquement abscons) … Quelques jours plus tard, nous avons refait une descente dans la vallée, en force et en nombre cette fois. J’avais senti longtemps des vagues de fatigue récurrentes après les fièvres qui m’avaient pris à Magdala ; me trouvant enfin bien rétabli, j’ai pu me joindre à l’expédition... Parvenus à proximité des masures, nous nous sommes mis en embuscade jusqu’à la nuit noire. Pour ce coup, nous avons chapardé, entre autres, un beau lot de volailles… Lors d’une razzia suivante, nous avons même réussi l’enlèvement de deux brebis dont les mamelles bien gonflées nous ont donné du lait frais jusqu’à la fin de notre séjour dans le Banyias… Bien sûr, à chaque fois, nous éprouvions un plaisir méchant à piller leurs enclos, arrachant tous les légumes dont nous pouvions bourrer nos grands sacs... avec une joie barbare, nous saccagions les productions de ces mécréants, ces suppôts du démon Orotalt et d’Al-Uzza, sa parèdre impudique… Nous étions vêtus de guenilles élimées, noires de crasse ; nos figures mâchurées comme des hures de cochons sauvages ; nous devions vraiment avoir l’air d’une bande de brigands. Des hors-la-loi.

     

    (à suivre)

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 13

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    13

     

    Personne n’avait prévu l’assassinat de Yokhanan. Qui aurait même osé l’imaginer ?... Le respect dont le peuple de Galilée honorait le grand nabi représentait le plus sûr garant de sa vie sauve contre des persécuteurs, lesquels devaient toujours retenir leurs projets meurtriers dans la crainte des indignations et fureurs qu’ils soulèveraient s’ils le martyrisaient… Quel tyran serait assez fou pour risquer un embrasement d’émeutes dans ses propres provinces ?... Déjà l’incarcération avait paru une mesure bien hasardeuse. Donc son exécution ? impensable !... Telle était l’opinion générale... Alors, quand l’annonce de sa mort brutale a couru sur le pays, on s’est attendu au pire ; mais il ne se passa rien du tout… Nous étions en automne ; les récoltes, cette année-là, avaient été mauvaises ; les gens se terraient, désemparés, la tête enfoncée entre les épaules à cause de l’angoisse de l’hiver prochain avec son lot de difficultés à venir…

    Les hommes d’Antipas, assistés de la police romaine, étaient lâchés à nos trousses ; il fallut se mettre hors d’atteinte. Nous nous sommes repliés en toute hâte sur Capharnaüm, avant de gagner Bethsaïda. Les deux cités ne sont éloignées l’une de l’autre que de quatre milles, mais de part et d’autre du Jourdain, en son cours septentrional avant qu’il traverse le lac de Kinneret ; le fleuve marque la frontière entre Galilée et Gaulanitide ; en nous posant à Bethsaïda, nous nous savions en sécurité… Les bruits circulent vite à travers les campagnes, il y a toujours des piétons sillonnant les routes, porteurs de nouvelles et de renseignements qu’ils sèment à tous vents… ceux qui aimaient Yeshu n’ont eu aucun mal à connaître tout de suite le lieu de notre refuge ; moins d’une semaine après notre arrivée à Bethsaïda, un village de tentes couleur sable s’était déployé autour de nous. Alors Yeshu a réuni une vingtaine d’entre ses proches – treize hommes et sept femmes ayant à leur tête l’indéfectible Maria de Magdala – et il a mené la troupe restreinte vers le nord, jusqu’au val de la rivière Baniyas, non loin des sources du Jourdain. Poussant devant nous un âne chargé de rouleaux de livres et quelques ustensiles indispensables, nous avons monté assez haut sur les monts, où des grottes naturelles qui s’enfoncent un peu partout dans les pentes rocheuses, nous ont offert des abris sûrs.

    Les sacrifices propitiatoires offerts lors de la fête des Tabernacles ont pour vocation d’inciter les cieux à se déverser en pluies généreuses pendant la saison d’automne ; mais, cette année-là, je suis certain que le meurtre de Yokohanan, sacrifié à quelques jours de la Souccot, eut pour conséquence une crevaison de toutes les outres d’eau entreposées dans les couches du ciel : le climat furieux ayant adopté la noirceur de ce temps d’épreuves, les mois d’arrière-saison, Hèchvan et Kislev, puis le début de l’hiver qui les a suivis, furent particulièrement froids, détrempés... fouettés, dans la première période de notre séjour, d’averses diluviennes qui transformèrent les collines en terrains fangeux, creusant partout des ravines par lesquelles dévalaient d’épaisses langues de boue. Le ciel avait disparu, occulté derrière une couverture de nuages bas et épais qui absorbait la lumière ; le jour n’était plus séparé de la nuit que par un pauvre crépuscule couleur d’ocre sale. Violemment hachuré de traits sombres, brouillé sans arrêt par des fumerolles humides qui s’accrochaient entre les arbres, le paysage était comme peuplé d’apparitions grises, fugaces... nous nous trouvions transportés dans un décor hallucinant, au centre de vallées lugubres telles que des croyances antiques les ont décrites, où les vivants sont condamnés à se perdre et où ne peuvent subsister que des fantômes criminels qui s’y meuvent par glissements ralentis, prisonniers d’une irrépressible dromomanie sans espoir de repos… Si nous n’avions pas su que le monde des morts réside tout entier sous la terre, nous nous serions crus relégués au Sheol…

    Dès notre arrivée, Yeshu s’est retiré à l’écart, seul au fond d’une grotte qu’il avait choisie. De notre côté, enfoncés dans l’obscurité humide d’une anfractuosité voisine, nous nous sommes pelotonnés comme des bêtes en hibernation sous la terre gelée, nous agglutinant les uns aux autres pour échanger un peu de chaleur animale, absolument incapables de penser à autre chose qu’à nos fringales dont les morsures de tenailles aux parois de l’estomac se propageaient en filins d’acier jusqu’à la cervelle… Nous nous étions volontairement isolés et privés des amis de passage ; la manne quotidienne, que ceux-ci répandaient en vidant leurs besaces, était tarie… durant des mois grâce à eux, nous avions bénéficié des providentielles libéralités d’une corne d’abondance, dont nous jouissions dans l’instant avec l’insouciance des oiseaux des nues... maintenant, après la béatitude des heures faciles, nous étions confrontés aux sèches réalités de la condition humaine et, pour survivre, nous ne pouvions plus compter que sur nous-mêmes… Nous avions déjà immolé et dévoré notre âne – en dépit de la Torah qui condamne la consommation de cette viande ; mais le découragement, les douleurs causées par la faim, l’angoisse de se sentir affaiblis, avaient eu raison des scrupules religieux, même des plus intransigeants –... Par la suite, quelques-uns qui avaient pratiqué le braconnage dans une vie passée, improvisèrent des collets qu’ils allaient poser dans les broussailles, sur des passages repérés... des petits gibiers à poils se trouvèrent parfois pris au piège, des lapins, des rats – encore des bêtes impures qui nous valurent des consternations morales et des pénitences de contrition – des mangoustes… Notre plus grave transgression aura été d’ingérer de la chair de reptiles et de lézards... Des chasseurs, profitant d’accalmies entre des averses battantes, se risquaient aux alentours mais sans perdre de vue les abris... munis d’arcs rudimentaires et de flèches grossièrement taillées, ils rapportèrent, d’une sortie l’autre, des pigeonneaux et un paon, même certain jour faste un couple d’oies. Nous avions soin, bien sûr, de respecter le tabou du sang auquel se trouve mêlée l’âme animale ; nous égorgions nos prises en faisant offrande à la terre du liquide sacré et nous le recouvrions ensuite rituellement d’une couche de poussière... Des cueillettes de racines et de fruits détrempés, des sauterelles, apportaient aux repas des compléments insipides… Malgré tous les efforts déployés, il n’y avait pas encore assez pour satisfaire une vingtaine de ventres affamés ; nous devions accepter une diète ascétique, jeûne et abstinence forcés un jour sur deux… À la longue, la patience de la population virile a commencé à se lézarder... chaque homme à son tour a connu ses moments de folie impuissante, donnant soudain des coups de poing furieux dans le vide comme pour défoncer l’ennui... Soupirs, râles, litanies de jurons, sanglots mouillés et autres bouffées déprimantes tendaient au fil des heures à miner sournoisement, avec une efficacité de termites, le moral de la communauté... Les femmes tenaient bon, vaille que vaille, le corps ramassé en lutteuses... D’humeur égale du lever au coucher, elles vaquaient à tout avec une détermination froide, se contentant d’hausser les épaules et balayer d’une main les récriminations débilitantes comme on chasse des mouches importunes... Chaque matin, elles déposaient un bol de nourriture et un pichet d’eau à l’entrée de la grotte où Yeshu méditait dans l’obscurité ; il n’y touchait qu’à peine, mais la maigre portion que nous trouvions prélevée le soir nous prouvait qu’il avait le souci malgré tout de ne pas user trop gravement ses forces...

    (à suivre)

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 12

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    12

     

    Pendant que les deux pèlerins marchaient sur le chemin du retour, Hérode Antipas, à la tête d’une nuée de domestiques et d’esclaves, est venu se poser sur Machaerus, trainant après lui Hérodias et la maison de celle-ci. La multitude a envahi les appartements privés du château noble érigé sur la terrasse supérieure… L’homme fort de Galilée et de la Pérée tremblait d’anxiété, dans tous ses états une fois de plus… souffrant les pires contrariétés à cause d’un imbroglio familial… Pour dire sommairement la chose : par calcul politique (qu’il serait fastidieux et inopportun d’expliquer ici… dans la mesure où j’en serais capable), il avait cru bon d’épouser Hérodias, épouse de son demi-frère Hérode-Boëthos (et leur nièce à tous deux) sans même attendre qu’un divorce prononcé eut séparé légalement celle-ci de son mari ; lui-même aurait dû au préalable répudier Phrasael, sa première épouse légitime. Mais poussé par l’urgence qui conditionnait la réussite de l’opération, Antipas avait chambardé l’ordre des procédures, contractant le mariage avec sa nièce-belle-sœur avant d’avoir pu procéder à la répudiation de l’autre ; laquelle, malencontreusement informée en douce, s’était enfuie pour se réfugier chez son père, à Petra dont celui-ci était roi en tant que chef des Nabatéens. Cette disparition soudaine de la femme empêchait la répudiation… Sale affaire : voilà qu’Antipas se retrouvait bigame, Hérodias aussi… (et la bigamie est un crime abominable au regard de la loi juive). Pour couronner le tout, le beau-père furibond, jurant de venger l’affront fait à sa fille, s’apprêtait à mener une expédition punitive chez son gendre… Antipas surveillait l’horizon du côté de Pétra, dans l’espoir d’intercepter des éclaireurs dépêchés par l’ennemi… peut-être y avait-il encore moyen de négocier, sur la plaine devant Machaerus, un arrangement amiable avant le déferlement du gros de l’armée nabatéenne… un échange d’alliances stratégiques, par exemple… ou bien une réparation financière raisonnable... Ses boyaux se tordaient de spasmes douloureux à la pensée de tribus arabes violant ses frontières et ravageant ses provinces… Il arpentait le chemin de ronde au sommet du rempart, la vue obnubilée de trop se tendre vers le sud. En-dessous la citadelle, où d’habitude la vie ronronnait doucement, grondait d’une effervescence extraordinaire... Informé grâce à cette agitation insolite que le tyran honni séjournait entre les murs, à portée de voix, Yokhanan s’est senti à nouveau inspiré par le courroux céleste... Entendant l’ordre qui lui était donné de rouvrir les vannes aux torrents d’anathèmes, il s’est mis à l’œuvre incontinent, rivé aux barreaux de sa prison, regardant vers ce même désert qui obsédait le tétrarque, avec son timbre de bronze dont les murailles, s’offrant en caisse de résonance, décuplaient encore la puissance... Il y avait, niché au pied de la forteresse, un hameau dont les gens simples qui l’habitaient ont été tirés hors de chez eux, envoûtés par la force incantatoire des imprécations qui tourbillonnaient dans l’espace comme un cyclone ; ils sont venus grossir le petit troupeau des pèlerins, lesquels restaient désormais campés en permanence près de l’ouverture où le maître apparaissait. Cela a composé une assistance assidue, subjuguée, dont la présence ne pouvait qu’exaspérer davantage les autorités soucieuses d’ordre… Quant au Stentor, méprisant la lâche prudence et la temporisation, possédé, missionné par l’esprit d’Elohim dont il se proclamait le héraut… le porte-voix… il apostrophait le tétrarque… car oui, c’était bien la parole du Dieu qui ardait en furie dans sa bouche ; et cette Vérité qui flambait sur sa langue exigeait d’être crachée sur le monde. Rien ni personne ne pouvait l’en empêcher puisqu’il était le nabi cracheur de feu !... À la face des peuples indignés, il dénonçait les forfaitures, les sacrilèges, les crimes de Hérode Antipas ; il le couvrait de boue sous les noms d’usurpateur, prévaricateur, idolâtre… vilipendait ses bassesses de traître mécréant vendu à Rome… Sûr et certain de sa vision du futur, il était à même de crier ceci : le déchaînement de la colère divine était imminent ! Son alter ego, le fidèle Yeshu, n’allait plus tarder à le rejoindre… Ensemble, ils marcheront en brandissant bien haut les glaives purificateurs, parce que ce sera Elohim en personne qui les soulèvera tous deux sur la paume de sa main et qui les portera en avant… Le prophète exaspéré annonçait la chute infernale d’Antipas et les épouvantables châtiments que le damné subirait dans la géhenne où sa viande, son squelette, ses nerfs, ses viscères, son âme de scélérat seraient déchiquetés éternellement… – Les gardiens de la prison ont fait descendre le Baptiseur un étage plus bas pour le remiser dans un cachot aveugle… Sa voix montait des bas-fonds, encore et toujours, tonnait contre les mœurs du potentat adultère, polygame, condamnait l’union abjecte avec sa nièce, femme de son frère, l’hétaïre Hérodias, qu’il nommait au passage fille de Sodome ou prostituée affolée de stupre et d’ordures… –

    Antipas manque d’air… la fureur l’étouffe… son visage et son cou ont viré cramoisi. Il frappe le sol du talon, piétine en hurlant comme font les enfants qui ne maîtrisent pas leur colère... Puis, dans un registre suraigu de pythonisse ivre, il piaille, ordonne qu’on abatte tout de suite cette hyène furieuse, cet aboyeur d’immondices !... Qu’on l’écrase !... Sa tête !... Il veut qu’elle tombe, sa dégueulasse caboche de chien merdeux ; il veut qu’on la brandisse devant lui, ici tout de suite, agrippée par la tignasse, pissant son sang par en-dessous… Un colosse bardé de fer, auquel deux esclaves nubiens ont emboîté le pas, dévale précipitamment les volées de marches qui plongent vers les caves ; ils foncent à travers la galerie souterraine jusqu’au cachot, dont la porte est bousculée dans un fracas de bois et de métal. Les acolytes, secouant le prisonnier, le font mettre genoux à terre ; chacun le prenant par un poignet, ils tirent ses bras en arrière, eux-mêmes le corps basculé à l’oblique, en recul maximal afin de ménager l’éloignement requis pour la trajectoire de la lame. L’exécuteur, campé sur ses jambes arquées, se dévisse le torse pour allonger l’épée par-derrière lui, imitant le geste du faucheur d’herbes. Il tient ferme la garde dans ses deux poings noués. Sur la pénombre, l’acier s’allume d’une lueur bleue étirée en mince ruban. Un esclave, de sa main restée libre, saisit la chevelure du condamné et force la nuque à se renverser afin d’offrir une meilleure exposition de la gorge. Comme une aile effilée, le ruban azur vire à travers l’espace, décrit un orbe magistral, fond vers le col, frôle l’épaule, disparaît dans la broussaille. La tête saute. Le Nubien lâche les cheveux. La tête rebondit sur le dallage, mâchoires béantes, globes oculaires exorbités, tandis qu’une fontaine de sang jaillit tout droit du tronc jusqu’à la voûte de la cave.

    Le jour suivant, sur le coup de midi, les deux ambassadeurs se sont présentés à la porte monumentale de Machaerus. Ayant contourné les remparts par la face nord sans croiser personne, ils étaient encore ignorants du drame qui, la veille, avait endeuillé la communauté des baptisés. Dès qu’ils ont fait part de leur désir de revoir le prisonnier, on les a saisis à l’épaule et poussés vers l’intérieur. Ils ont été soumis à la question dans une salle aveugle, à l’abri sous la terre… fouettés, tailladés au couteau, élongués sur table, pressurés en tous sens jusqu’à ce que les tortionnaires en aient exprimé les derniers et les plus infimes renseignements ; lorsque les travailleurs ont été bien sûrs qu’il ne restait plus rien à extraire, le filet d’air qui sifflait encore par les narines des suppliciés a été coupé net, à l’aide d’un garrot tordant un nœud de lacet derrière la nuque. Des scribes avaient assisté à l’interrogatoire en gravant sur des tablettes les révélations tirées des deux hommes ; ils sont montés ensuite au château pour y remettre leurs procès-verbaux… Le teint blafard, les joues chiffonnées par les nuits d’insomnies, Antipas croulait de fatigue et d’angoisse cumulées, usé à force d’attendre des cavaliers arabes qui tardaient cruellement à se matérialiser du côté du soleil levant… En écoutant les rapports d’où il ressortait que le dénommé Yeshu ne serait pas qu’un sorcier jacasseur comme il en courait tant par les campagnes galiléennes, mais qu’il s’apparentait, en réalité, au Baptiseur… dont il serait un double, un complice… peut-être pire… le tétrarque a vécu le cauchemar d’un guerrier qui, comptant à ses pieds les têtes abattues de l’Hydre, en voit d’autres, dans le même instant, en train de repousser dans les plaies ouvertes des cous… il a crié d’horreur, d’exaspération, de lassitude… Secoué par une nouvelle crise nerveuse, il n’est pas passé loin de l’apoplexie.

    (à suivre)

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 11

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    11

     

    Au sortir de Machaerus, les deux hommes ont pris la direction du nord, longeant la rive orientale de la Mer Morte jusqu’à l’embouchure du Jourdain, dont ils ont ensuite suivi le cours quasi rectiligne jusqu’au lac de Kinneret… une randonnée d’une centaine de milles à peu près… Sur le bord occidental du lac de Kinneret, il a fallu rechercher des autochtones capables de renseigner sur les déplacements de Yeshu ; plusieurs fois, ils se sont égarés à cause des indications imprécises ou contradictoires. Enfin après cinq jours de marche et d’errances, ils ont découvert notre camp nomade, que nous avions posé en cette saison-là non loin du bourg de Magdala. Le soleil commençait à décliner lorsque nous les avons vu s’avancer, gris de poussière, dépenaillés et fourbus ; ils se sont laissés tomber devant notre feu de bois… Ils mouraient de faim ; des bassins remplis d’eau ont été apportés pour les ablutions, ensuite nous leur avons offert des galettes et des gâteaux de figues (nous avions d’abord proposé du vin et des poissons grillés qu’ils avaient refusés en respect des préceptes de Yokhanan, leur maître, lequel préconisait de ne manger que légumes, fruits et céréales.) ... Ensuite Yeshu est venu s’asseoir entre eux et ils ont discuté ensemble longtemps, à voix feutrée… Découpé en bas-relief sur l‘horizon couleur d‘encre, éclaboussé d’astres brillants, et séparé de nous par le feu qui s’élevait en flagelles entrelacées, le groupe, dont Yeshu était l’axe avec de part et d’autre les deux étrangers posés à l’oblique, figurait à nos yeux de spectateurs une statuaire protéiforme, qui se ciselait au gré des passes magiques inventées par les flammes et les ombres. Cette nuit-là, l’écoulement du temps m’a paru subir distorsions et ralentissements, parfois carrément en suspens, me procurant ainsi une agréable sensation de flottaison, sans pesanteur, de suspension du souffle dans son intervalle de repos entre les deux phases d’une respiration... Amorti par la ouate de l’état second, je me suis laissé balloter sur le palabre murmuré du trio, long écoulement ininterrompu, ruissellement musical que survolaient de temps à autre des bribes de paroles claires, comme des poissons d’argent bondissant hors de l’eau… Yeshu ne cherchait pas forcément à se rendre inaudible à nos oreilles ; s’il parlait sur le ton de l’intimité, c’était qu’en réalité, il s’entretenait avec son frère Yokhanan en direct, tête à tête, sans considération de l’éloignement et des murailles mystérieusement abolis, usant du canal qui s’offrait à lui dans la présence de ce couple de disciples converti en pur vecteur spirituel… Nous, nous étions là en témoins de l’ultime conciliabule entre deux chefs d’armée soucieux de peaufiner les plans de route avant le déclenchement décisif de l’action. Yeshu procédait à une dernière revue de détail : il se racontait entièrement, posément, opérant un dévoilement, où l’orgueil et la pudeur n’avaient aucune place, de ses pensées les plus profondes… Il s’exposait à nu comme on dresse un simple inventaire… se révélant lui-même avec franchise, sans fausse modestie, sans rien altérer non plus de son exacte stature, laquelle était parvenue à une dimension pharamineuse puisqu’il n’avait cessé de grandir encore après que Yokhanan et lui avaient partagé leur mission... Et il savait que son frère Baptiseur entendait tout cela, attentif, tapi dans l’obscurité de son cachot aussi confiné qu’une tombe. Les deux maîtres, échangeant à distance, vérifiaient la concordance de leurs vues, s’assuraient que chacun de son côté avait entendu et traduit de la même façon les signes et les ordres du Tout-Puissant. Dans cette confrontation solennelle, ils ont mis au point et arrêté le plan stratégique de la bataille et son calendrier… Tandis que les paroles de Yeshu couraient tel un ruisseau calme, il s’est produit un phénomène singulier… où il m’a été donné de voir tout soudain la nuit se nettoyer entièrement de toutes les poussières de lumières qui scintillaient sous son dôme ; il n’a plus existé au-dessus de nos têtes qu’une surface unie, aplat de violet sombre, pareille à la toile d’un vélarium tendue à travers l’espace. Toutes les étoiles, ayant été ramassées et agglutinées, se trouvaient avalées dans le cône de quelque vaste entonnoir invisible à l’œil humain, et, par l’embouchure de l’ustensile, elles chutaient des nues en une coulée verticale qui s’est pétrifiée sitôt arrivée au sol, formant une colonne dont la base se trouvait posée entre les genoux de Yeshu assis en tailleur et la cime touchait la voûte céleste. Si je m’en approchais pour la regarder au plus près, le nez collé contre, je reconnaissais dans la composition de cette colonne merveilleuse une multitude incommensurable de points lumineux en mouvement ; on aurait dit des myriades de minuscules lucioles qui vibrionnaient follement, à toute vitesse ; observée de loin, c’était une fine stalactite de lumière, vertigineuse, semblable à un mât ou au poteau de soutien d’un chapiteau géant… Je devinais encore que l’objet, doué de pouvoirs métamorphiques, devait infailliblement se muer en bâton dont le Yeshu-berger se saisirait au moment de prendre la route… N’était-ce pas, composé de feux stellaires, le même pilier animé, le même bâton cosmique qui autrefois, pendant les nuits de traversée du Sinaï, s’était manifesté en torche, en flambeau immense, si élancé qu’il perçait les nuages, ouvrant la voie sur les sables du désert devant Moshé et Aharon lorsqu’ils emmenaient derrière eux le peuple hébreu libéré ?... Le lendemain, en proie à une forte fièvre qui ne m’a plus permis de poser un pied par terre, je n’ai pas pu assister au départ des ambassadeurs. Au moment des adieux, Yeshu, les serrant tour à tour entre ses bras, leur parlait encore du royaume divin restauré, des douze Tribus d’Israël qui allaient enfin se trouver recomposées et réunies avec, à la tête de chacune d’elle, l’un des douze Juges qu’Elohim avait déjà désignés et révélés par la voie du rêve ou dans l’état de grâce de la prière… « Je sais que Yokhanan sera content de notre Cercle des Douze, disait Yeshu, parce qu’il reconnaîtra tout de suite des élus que Dieu a choisis lui-même. Dîtes au Baptiseur que, parmi ceux-ci, il y en a au moins quatre qui sont déjà bien connus de lui… »

    (à suivre)

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 10

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    10

     

    En attendant, Yokhanan était emmuré dans Machaerus, au pouvoir de Hérode Antipas… Antipas, le faux roi de Galilée, l’usurpateur… On imaginait les affres de ce bandit, fils du bandit en majuscule Hérode-le-grand, rejeton d’une lignée scélérate qui n’avait aucun rapport ni de près ni de loin avec la maison de David, rien qui pût excuser de le voir assis sur le trône d’une province d’Israël. Pour assurer son autorité, il ne pouvait se prévaloir que de la complaisance de l’empereur de Rome et de la puissance militaire de l’envahisseur dont il payait le soutien par une collaboration servile… Petit bonhomme grassouillet, fardé comme une idole, nimbé de parfums et couvert de bijoux, il aurait pu faire figure d’enseigne devant la plupart des satrapes de l’Orient… un parangon de l’espèce... D’une cruauté sans bornes, par intermittence, sous l’emprise de la peur… lorsque l’anxiété rongeait sa conscience faisandée, le plongeant alors dans un sentiment de vulnérabilité insupportable, il devenait dangereux à l’extrême ; dès qu’il trouvait le moyen d’être rassuré et se croyait à nouveau en sécurité, il retombait dans les couches fondamentales de sa nature qui étaient faites d’indolence velléitaire, de lubricité molle, en même temps que de rapacité maniaque… En dénonçant publiquement ses impostures et ses sacrilèges, tel un nabi furieux que le Ciel, lui-même en colère, inspirait, usant d’anathèmes et d’invectives, Yokhanan avait fini par le plonger dans les transes ; et ç’avait été seulement quand il avait eu la certitude que son accusateur se trouvait au secret, dans le fond d’une geôle, au milieu du désert, que les émotions paniques d’Antipas avaient pu s’apaiser. Il était alors retombé dans une phase de relative ataraxie, en négligeant de contraindre son prisonnier davantage et de donner à son encontre des consignes draconiennes, non pas parce qu’il se sentait maintenant plus enclin à l’indulgence, mais bien évidemment par flemme et par désintérêt… Des pèlerins fidèles au Baptiseur profitaient sans le savoir de l’humeur lunatique du tyran puisqu’ils s’acheminaient jusque Machaerus, stationnaient ensuite au pied des murailles, sans être inquiétés ; certains y demeuraient de l’aube au crépuscule, à guetter un passage de leur maître dans le carré d’un soupirail ou entre les créneaux du chemin de ronde lorsque lui était accordée la possibilité de prendre l’air. Quelquefois, sa voix éclatait avec la puissance d’un buccin, tonitruante, déclenchant en écho une trainée de croassements dans un envol éperdu de corneilles ; cela faisait l’effet d’un glaive crevant la chape de silence du gigantesque sépulcre, lézardant la couche de ciel tendue au-dessus de la forteresse comme un dais de cuivre blanc : Yokhanan beuglait un psaume à la gloire du Tout-Puissant… Souvent l’éruption sonore était suivie par l’apparition d’une masse de poils noirs : la grosse friche hirsute de la barbe et de la tignasse, jamais raccourcies à cause du vœu de l’ascète nazir, au milieu de laquelle le blanc des yeux et le nez protubérant dégageaient une vague éclaircie, avec, de part et d’autre, les deux taches brunes des poings agrippant les barreaux ; il prêchait et gueulait des prières en direction du désert, comme il avait toujours fait, fidèle à sa vocation… Un duo de pèlerins a fini par s’enhardir assez pour parler aux gardes en faction à la porte de la citadelle ; ils ont demandé à être reçus par le capitaine commandant la place ; il leur a fallu insister longtemps bien sûr, pour la forme, revenir plusieurs fois à la charge ; au terme d’un certain délai d’attente qui a dû paraître congruent, ils ont été amenés devant l‘officier à qui ils ont exposé leur requête : une autorisation de visiter le cachot de Yokhanan et, si possible, échanger quelques mots avec celui-ci. L’homme n’avait pas reçu d’ordre pour maintenir le détenu en isolement absolu ; de plus, il le considérait plutôt comme une cervelle fêlée, un hurluberlu pas précisément dangereux pour l’empire : d’un haussement d’épaules, il a signifié son consentement. Les deux pèlerins sont descendus dans le ventre de la forteresse, jusqu’à l’antre du Baptiseur… Sitôt entrés, sans même s’attarder en salutations tant ils étaient enivrés de la joie de le revoir, ils l’ont assailli d’une flopée d’anecdotes et de péripéties, dans un bouillonnement de mots ronflants, d’éclats de voix, d’exclamations tapageuses et de gestes désordonnés… L’air à peine respirable dans l’espace engourdi du souterrain se trouvait tout d’un coup brassé par des turbulences et des bourrasques qui déboulaient en trombe du monde extérieur… Chacun des deux visiteurs enchérissait sur l’autre, car il fallait que le Maître le sache : dès après les premiers jours de son enfermement, secouant la stupeur et rebondissant bientôt par-dessus les premiers désarrois, des communautés de frères et sœurs baptisés s’étaient formées spontanément un peu partout, plus ou moins clandestines, obéissant avec enthousiasme à des vocations impérieuses, motivées par d’irrépressibles désirs de prolonger et transmettre ses enseignements… elles fleurissaient… on croyait assister à l’éclosion de véritables pépinières où des saints personnages se trouvaient sur le point de grandir… et, déjà, rivalisaient entre eux en exercices de dévotion… en sermons visionnaires... – Yokhanan les écoutait, le front plissé et le regard baissé, reproduisant, par la forte contention de son esprit, le hiératisme minéral d’un lézard amalgamé à la pierre. – Emportés sur les ailes de l’enthousiasme, les autres s’exaltaient… Élargissant le cercle des sujets palpitants qu’ils voulaient partager, ils se sont fait alors l’écho des actions de cet ancien disciple du maître : Yeshu, dont le nom bruissait maintenant à travers le réseau des initiés… c’était un murmure permanent, entêtant, comme celui d’une brise qui circule dans les hautes herbes… Ceux qui l’avaient rencontré prétendaient qu’assurément il se distinguait du commun des mortels par une autorité de prophète, mais pas seulement… et qu’il pourrait bien se révéler un meneur d’hommes… – L’ascète a commencé à mouvoir un œil. –… Un meneur d’hommes, mais certains disaient un agitateur… une espèce de magicien selon d’autres ; nombreux étaient ceux qui le peignaient en éveilleur des consciences et le comparaient à lui-même : Yokhanan ; mais on le réputait également bon médecin, guérisseur… on racontait aussi qu’il possédait une sorte de génie pour s’introduire dans l’esprit des gens et subjuguer ; à cause de cela, parfois il faisait peur… En tout cas, il était incontestable qu’il soulevait autour de lui des envies de changement, de redressement ; le peuple, à son contact, poussait tel une pâte en fermentation après l’incorporation d’un levain… Au fur et à mesure que le discours hésitant et filandreux des disciples s’allongeait, des spasmes de plus en plus secs ébranlaient la personne de Yokhanan, au point que, pris d’une sorte de fièvre, sa carcasse tout entière s’est mise à vibrer ; les muscles de sa figure se contractaient sans contrôle, comme si les pensées qui tournaient maintenant dans son âme cherchaient à se graver dans la chair en écriture compulsive… Brusquement aiguillonné par une sorte de sentiment d’urgence, il a saisi l’un et l’autre visiteur par l’épaule pour les pousser vers la porte, en les priant de se mettre en route tout de suite, sans attendre, et partir en quête de Yeshu… le trouver… parler avec lui… l’interroger en détail… recevoir de sa bouche des déclarations solides… des confirmations sérieuses après tous ces bavardages… Sur le seuil du cachot, il les a bénis afin de les encourager devant ce long voyage qu’ils voulaient bien accomplir, aller et retour.

    (à suivre)

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 9

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    9

    Nos aventures s’enchaînaient et, vue à travers le prisme des confrontations et des incidents de parcours, l’image que je formais de Yeshu continuait à me paraître vertigineusement mouvante, mais en se révélant à la fois de plus en plus précise et colorée. Le triste épisode de Nazareth me l’a fait aimer et admirer encore davantage s’il était possible… après qu’il m’avait montré à nu son visage de mamzer. (Par ailleurs la révélation de sa condition de réprouvé m’apportait l’explication de son célibat, lequel m’intriguait jusque-là parce que tellement contraire à la coutume hébraïque ; son frère puîné Yaakov, pour sa part, avait été marié quelques années plus tôt avec une fille de Cana. – Soit dit en passant, c’est en fêtant la noce de Yaakov, que la famille avait connu le bonheur de sa recomposition puisque Yeshu y était venu, honorant même le repas par le cadeau d’amphores pleines d’un vin mûr et fruité dont s’étaient régalés les convives, lesquels, sans l’apparition de cette manne inespérée, étaient condamnés à s’enivrer avec le mauvais ginglard que la bourse étriquée des mariés leur avait seulement permis de servir. – Mariam-la-jeune était mariée aussi, depuis deux ans ; on parlait des fiançailles imminentes de Yossef, puis de Salomé…)

    À force d’écouter les uns et les autres, en m’incrustant au milieu des groupes qui palabraient à tour de bras, je suis devenu assez savant au fil des jours ; notamment, j’ai appris bien des choses au sujet de Nazareth et des autres cités bâties autour de la citadelle de Hérode Antipas… La tradition révélait que les lignées issues de la foisonnante descendance de David avaient élu cette région pour se perpétuer secrètement après la fin du règne de la dynastie. Dans ces modestes villages, des générations s’étaient succédé à Nazareth et dans les alentours, vivant dans l’obscurité et la simplicité. Mes compagnons disaient que Mariam appartenait à une de ces lignées et que dans les veines de Yeshu coulait le sang du patriarche David. Et Yokhanan le Baptiseur était lui-même originaire d’un village, situé sur un autre versant des collines, où s’était établie autrefois la lignée des Lévi, la branche davidique des prêtres. Tout s’éclairait. Tout prenait son sens… Yeshu et Yokhanan, l’attelage bicéphale du prince et du prêtre reconstitué en vue de la refondation d’Israël, de l’instauration du royaume des Justes… Le roi et le prêtre : David et Abiathar, Salomon et Sadoq… Moshé et Aharon… accouplés à nouveau afin de conduire la grande marche des serviteurs du Dieu vivant jusqu’au havre de justice… jusqu’à la terre promise, l’œuvre ultime projetée par Elohim, où fleurira la joie éternelle… Mon émotion était indescriptible. J’avais conscience d’être embarqué dans une aventure inouïe. Avec des pleurs de gratitude, je bénissais Elohim à toute heure du jour parce qu’il m’avait fait la grâce de naître en ces temps définitifs… Le Ciel était sur le point de s’ouvrir en grand ; un torrent de lumière et de sagesse allait déferler par cette vaste trouée… Une cascade d’amour sublime submergera le monde… Et j’allais vivre ça !...

    (à suivre)

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 8

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    8

    Nous nous sommes avancés assez loin au sud de la Galilée et nous avons campé dans la vallée de Jezreel, au pied des monts que surmonte Sepphoris, la fastueuse capitale érigée pour contenter les prétentions de Hérode Antipas. De là où nous étions arrêtés, les remparts de la citadelle restaient dissimulés à notre vue, mais nous pouvions apercevoir le village de Nazareth accroché sur la pente, à mi-hauteur. Yeshu a annoncé qu’il y monterait, accompagné seulement d’une escorte de sept hommes, auxquels je me suis ajouté évidemment. En voyant que je leur emboîtais le pas, Yeshu a souri sans me dire de rebrousser chemin… Il avait pris la précaution de tenir les membres de sa famille à l’écart de l’expédition… Le village nous a bien accueillis ; la nouvelle de notre visite nous avait précédés, je ne sais comment, et les habitants nous attendaient devant une masure qui était une étable désaffectée et qu’ils nommaient synagogue. Nous avons deviné dès l’abord qu’ils comptaient assister à des guérisons et quelques manifestations curieuses, mais Yeshu n’était décidé qu’à leur parler, du moins dans un premier temps. Sans trop montrer leur déception, ils se sont prêtés au jeu, questions et discours se succédant sur un mode qui, au fur et à mesure de la discussion, est devenu bienveillant, même chaleureux, jusqu’à ce qu’une matrone aux cheveux grisonnants l’interrompe pour demander avec la vivacité de l’idée subite :

    – Je crois que je te remets !... Tu serais pas Yeshu, le grand fils à la Mariam ?

    Il a répondu oui, que c’était bien lui… Ça fit l’effet d’un courant d’air froid à travers l’ambiance bonne enfant qui régnait jusque-là ; suivi d’un long intermède pris dans un silence de glace, que seul rayait, étrangement, le vrombissement des mouches… Enfin quelques exclamations sèches, quelques pics, ont pointé çà et là ; ceux qui secouaient l’engourdissement n’étaient qu’une poignée de forts en gueule, mais ils se sont imposés tandis que l’ensemble des villageois se claquemurait dans un mutisme qui ne recouvrait rien de bon… À présent qu’ils l’avaient reconnu, ils n’étaient plus prêts à entendre ses sermons, des enseignements moraux où il leur prouvait qu’ils vivaient mal, où il les exhortait à ouvrir leurs cœurs, effacer jalousies et ressentiments, et s’aimer les uns les autres afin de former un front uni… Des leçons venant de lui, l’ancien gars du pays, qu’ils avaient connu au maillot !... qu’ils avaient houspillé lorsqu’il chahutait dans la boue en compagnie des gamins de son âge… Ils l’avaient vu monter en graine, se muer en adolescent boutonneux et disgracieux avant de prendre sa carrure d’homme… Au milieu d’eux, il avait trimé dur et ruisselé de sueur, s’attelant à une charrette tel un mulet pour livrer des blocs de pierre et des pièces de charpentes… Durant toutes ces années où il était l’enfant de la communauté, une connivence de clan avait étouffé les clabaudages et les cancans ; mais puisqu’il osait revenir au pays avec l’assurance d’un prêcheur, un vieux mépris se réveillait et crevait sous les aiguillons d’une colère spontanée… Le ton a viré à l’aigre très vite ; l’hostilité s’est gonflée d’elle-même, s’exacerbant toute seule puisque Yeshu, sans s’émouvoir, n’opposait à leur rage en ébullition qu’un visage parfaitement maîtrisé et des paroles de paix. Quelqu’un lui jeta à la face qu’on avait toujours su qu’il n’était qu’un mamzer… que le vieux Yossef n’était pas son père… un autre lui cracha que la tache de la bâtardise était ineffaçable… Impur !... Il était impur, conçu hors de l’union sacrée du mariage… Il y eut des mots ignobles où sa mère Mariam était traitée de fille impudique et pire encore…. Nous faisions bloc derrière lui ; d’un geste, il nous avait commandé de contenir notre indignation et nous ne pouvions que serrer les dents en bouillant intérieurement ; mes joues étaient trempées de larmes que j’oubliais d’essuyer… Les Nazaréens ont marché sur nous, progressant en un seul front buté qui nous forçait de reculer pied à pied. N’opposant aucune résistance, nous nous sommes éloignés du cercle des maisons, les villageois tous ensemble continuant à nous repousser jusqu’à nous acculer sur une terrasse naturelle en surplomb d’où nous risquions une chute mortelle… Une voix cria encore : Yeshu bar-Pandera !... éructant sous chaque syllabe toute l’exécration du monde… C’est alors que d’une seule main levée, il a arrêté l’avancée de nos assaillants qui, soudain subjugués, se sont figés dans une posture d’indécision inconfortable, puis, comme s’ils obéissaient à une poussée irrésistible, ils se sont écartés, ouvrant une brèche dans leur rempart de gros muscles agglutinés. Nous avons passé par cette trouée pour retraverser ensuite le village d’un pas égal et retrouver le sentier qui descend vers la vallée.

    Nous repartions en silence, Yeshu en tête ; nous derrière, nerveux, maladroits à mettre un pied devant l’autre ; pour moi, j’avais l’impression que mes jointures crissaient comme des gonds mal suiffés, ma bouche se remplissait de salive amère… Il y en eut un qui, ne supportant plus de ruminer en lui-même, s’est mis à râler à voix haute. (Je demande pardon si mon antipathie pour Yokhanan bar-Zebadiah me rend injuste… peut-être qu’elle déforme ma mémoire, me faisant entendre encore ici ses rouspétances insupportables. Mais non… je suis quasiment sûr que c’était lui…) « Évidemment… tu savais que ça allait tourner comme ça !... Pourquoi s’être embringués dans ce merdier ?... » Yeshu s’est arrêté net pour se tourner vers lui dans un élan d’irritation, puis il a haussé les épaules de l’air résigné de celui qui sait accepter les événements tels qu’ils viennent. L’autre a encore bougonné dans sa barbe : – C’était vraiment nécessaire ?... Vraiment ?... – Oui, il fallait le faire, lui a répondu Yeshu. Ce que nous avons à accomplir n’est pas borné par la raison. – On doit se comporter comme les fous, c’est ça que tu veux dire ?... Et se donner du mal pour rien… C’est du temps perdu, ce que nous avons fait aujourd’hui !... – Tu l’as dit : la folie est notre alliée. La folie, sans hésitation… mais la folie tenue en bride, avec un mors entre les dents. Les prudents et les timides n’ont pas grand-chose à attendre avec moi… Et pourquoi penses-tu que nous avons perdu notre temps et nos efforts aujourd’hui ? Tu juges en homme raisonnable. Nous semons des graines à la volée, partout, sans nous préoccuper toujours de là où elles vont… de celles qui germeront et de celles qui resteront stériles… Certaines, qu’on a cru perdues en les voyant tomber sur du sable sec, parfois nous étonnent plus tard parce qu’elles réussissent à pousser, vaille que vaille, contre toute logique…

    (à suivre)

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 7

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    7

    Nous allions de village en village, en évitant de traverser les gros bourgs où la présence de la police romaine représentait un danger ; on y courait également plus de risques de rencontrer des notables arrogants et trop sûrs d’eux. Sur le passage de Yeshu se formaient toujours quelques attroupements d’où des voix s’élevaient, l’appelant au secours ; il faisait s’avancer ceux qui l’imploraient et, par la puissance de sa volonté, il procédait à leur délivrance du mal qui les possédait (assister à ces guérisons avaient immanquablement pour effet de me faire basculer, par mimétisme, dans l’état de sensibilté exacerbée que j’avais éprouvé lors de mon propre sauvetage, avec les mêmes perceptions de réalités intangibles, qui se traduisaient en visions et prises de conscience, dont ma chair, mes os, mes nerfs avaient conservé une mémoire et des empreintes exactes)… Une fois la cure merveilleuse achevée, il éveillait encore la vigilance du convalescent, le mettant en garde contre la paresse de l’esprit qui s’abandonnerait béatement dans l’émerveillement du prodige : désormais, lui annonçait-il, tu as la responsabilité d’un feu qui vient d’être allumé en toi ; tu en es le gardien… Et ce feu exige, pour brûler, une foi féroce en l’amour divin… Haussant la voix, il parlait à tous : Ce qui vient de s‘accomplir en vous, c’est une défaite de Satan. Ne lui accordez plus le droit d’entrer chez vous ; ne lui ouvrez jamais plus la porte ; à partir de maintenant préservez cet état de pureté, parce que la chute définitive du Mal est imminente et vous voici aujourd’hui préparés pour être accueillis dans le royaume des Justes…

    Des pharisiens s’avançaient aussi en manifestant benoîtement une vraie impatience d’entendre ses enseignements et sa philosophie sur le bien-fondé des Lois ; cette curiosité et la foule de questionnements qu’elle engendrait n’étaient pas sans malice. C’était généralement des invitations à étudier toutes les nuances possibles de l’obéissance, à disséquer des versets transparents comme l’eau de source, à en dessécher le lyrisme, à feuilleter les sens multiples de telle proposition ou mettre à jour les arrière-pensées de telle autre prescription... et ainsi de suite… – Pour se débarrasser de ces manières d’examens, Yeshu déclarait vite d’un ton bref, très sérieux, mais que nuançait une lueur d’ironie au coin de l’œil, que toute discussion sur ces points capitaux paraissait malvenue, les préceptes de la Torah étant justement indiscutables… il se permettait seulement de distinguer deux façons de pénétrer la sagesse des Écritures : l’une par dissection sous le scalpel de l’analyse mentale, l’autre par clairvoyance grâce à l’intelligence du cœur ; chacune était respectable d’ailleurs, mais personnellement sa préférence allait à la seconde... On sait que la secte des pharisiens ne constitue pas un ensemble homogène, mais plutôt un conglomérat de tendances variées, volontiers discutailleuses, un éventail d’opinions où les plus strictes se chamaillent avec les moins intolérantes. Il y en eut plusieurs de cette obédience qui se rallièrent à Yeshu et vinrent grossir la cohorte des disciples ; ils ne perdaient pas pour autant leur habitude d’ergoter à tout bout de champ et comme, au cours de notre vie nomade, les incidents et les rencontres pittoresques qui, peu ou prou, bousculaient les codes de la morale ordinaire n’ont pas manqué, ils trouvaient des prétextes pour s’effaroucher et entrer en turbulence plus souvent qu’à leur tour… Par exemple, notre communauté observait avec rigueur le repos du shabbat, cette interruption sacrée étant entièrement occupée par la prière et la méditation ; et, cela va sans dire, le respect scrupuleux de ce point intangible de notre religion hébraïque recevait l’heureuse approbation de nos amis… Toutefois si un indigent venait ce jour-là quémander de l’aide, Yeshu l’accueillait et prodiguait l’aumône sans le renvoyer au lendemain, et bien sûr il soignait ses maux s’il y avait lieu... Au regard de nos puristes, c’était là un accroc dans la stricte observance des commandements qui les chagrinait… – Vous avez raison, leur concédait Yeshu, le Père créateur a voulu que le septième jour de la semaine soit tout entier consacré à la gratitude, dans le silence et le recueillement ; mais je vous dis, moi, qu’il n’y a pas, pour rendre grâce, de façons, ni de prières plus agréables à Dieu, à notre Père (Abba), que la compassion et l’attention portées aux autres, sœurs et frères humains, ainsi qu’à toutes les créatures de la terre !... L’amour ne se repose jamais de nourrir la vie, de même que le souffle ne se retient pas d’animer vos poumons sous prétexte de respecter l’inactivité du shabbat…

    Je me souviens encore de circonstances où le comportement de Yeshu dérangeait la bonne ordonnance de leurs principes... – Yeshu !... Yeshu !... Est-ce bien convenable de ta part d’entrer dans la demeure d’une femme dont la réputation fait rougir les gens honnêtes ; et s’asseoir à sa table, qui plus est ?... Ils formulaient leurs reproches, en se grattouillant le torse comme si une légion de puces venait de les assaillir. – Une prostituée, Yeshu !... une prostituée, puisqu’il faut la désigner par le mot infâme !... Comment as-tu pu boire le vin que t’a offert un ivrogne dont l’état d’ébriété était flagrant ?... Une vision de scandale pour nous autres !... Yeshu !... Yeshu !... Tu as posé les mains sur le lépreux… Tu as détourné le châtiment que méritait la luxurieuse infidèle à son mari… Et tu discutes avec des étrangers, des incirconcis, avec la même bénignité que s’ils étaient nos coreligionnaires... Ils ronchonnaient ainsi, la mine si attristée, apitoyants en quelque sorte avec leur tête ballant doucement d’un côté à l’autre, que nous étions malgré nous enclins à sourire… – Tout cela n’est pas convenable, pas casher du tout… Des impurs, Yeshu… tu te compromets avec des impurs… Yeshu répétait constamment qu’à Dieu seul était réservé le pouvoir de juger les cœurs. Les prêtres se fourvoient la plupart du temps lorsqu’ils s’arrogent le droit de trancher entre le pur et l’impur ; par ailleurs, il n’existe aucun contact, aucun commerce avec qui que ce soit, étranger, réprouvé ou ladre, susceptible de nous contaminer et flétrir notre âme ; dans nos pensées, dans nos sentiments seulement, concluait-il en pointant du doigt leur front et leur cœur, résident les sources de péchés dont il faut à tout moment se défier et veiller à se purifier.

    (à suivre)

     

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 6

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    6

     

    J’ai été assez vite familier avec à peu près tout le monde, du moins les figures qui revenaient le plus fréquemment. J’ai discerné les anciens, bien sûr, ceux qui l’avaient rejoint en Judée… certains parmi eux tentaient d’instaurer une sorte de hiérarchie en raison de leur ancienneté, revendiquant un droit de préséance sans oser l’affirmer tout à fait... Tous m’ont adopté avec bienveillance, à part quatre ou cinq… lesquels estimaient que je cherchais toujours à me tenir trop près de Yeshu ; ils disaient que je lui collais aux talons. Les moins bien disposés étaient les deux frères bar-Zebadiah, Yaakov et Yokhanan, garçons bourrus qui ne savaient s’exprimer autrement qu’en beuglant ; ils appartenaient au cercle des Douze, ce dont ils tiraient un orgueil de patriciens. Ils m’ont bientôt pris en grippe, surtout Yokhanan, le plus irritable, qui râlait de me voir toujours fourré dans la robe du maître... Moi non plus, je ne l’aimais pas.

    De temps en temps, la famille de Yeshu venait nous rejoindre dans nos pérégrinations, rarement au complet, plutôt des délégations de deux ou trois, par roulements… La mère, Mariam, âgée de moins d’une cinquantaine d’années, était bien vieille, enlaidie, usée par la vie dure de la campagne ; sous les cheveux gris, le visage raviné semblait entraîné dans l’avalement de la bouche que la denture ruinée ne retenait plus ; à cause des grossesses successives, son ventre ressemblait à une outre flasque. De ses enfants qui avaient survécu, après Yeshu il y avait eu Yaakov, qui devait compter six ou sept années de moins que son aîné (Yaakov avait couvé longtemps, à l’égard de celui-ci, une hostilité dont il avait eu du mal à se débarrasser ; mais, quand je l’ai connu, il comptait parmi ses plus chauds partisans. Quand il s’était rallié, le cercle des Douze n’était pas encore complètement constitué, deux désignations restant à faire ; il fut retenu pour la onzième ; la douzième se portant sur Yossef … à croire que les deux places leur étaient réservées depuis toujours… comme inscrites de longue date sur les tablettes de Dieu…) Après Yaakov, venait Mariam-la-jeune ; ensuite et je ne sais plus dans quel ordre, Yossef (le deuxième frère admis parmi les Douze) et Salomé ; puis Shimon et enfin le plus jeune, Yehoudah, âgé de quatorze ans à peu près… Les rapports de Yeshu avec les siens n’avaient pas toujours été bons : son départ précipité de Nazareth – on aurait dit sur un coup de tête, prenant tout le monde de court – avait bouleversé l’existence ordinaire du clan ; à part Shimon et Yehouda, les deux frères trop jeunes encore au moment des faits pour en comprendre les implications, tous les autres étaient demeurés abasourdis après cette défection du fils aîné… une trahison, une fuite… un insoutenable mépris des devoirs sacrés et des traditions… Yaakov, son puiné immédiat, avait été forcé d’endosser, du jour au lendemain, le rôle du chef de la famille et celle-ci, sous son autorité nouvelle, avait dû quitter Nazareth pour s’installer avec lui à Cana, un village situé plus au nord… Aux cours des années qui avaient suivi, étaient parvenus régulièrement des échos de la quête étrange du fils prodigue, de ses déambulations, lesquelles faisaient déjà le sujet de critiques et de ragots dans les villages. Ses choix d’existence, ses partis pris, ses premières audaces aussi dans des écoles de la Torah, perçues comme autant de petits scandales… tout cela revenait tôt ou tard, plus ou moins déformé, aux oreilles des membres du clan, nourrissant et faisant monter en eux un réel malaise… Pour ces gens simples, une bonne tenue et des mœurs convenables impliquaient une vie effacée, sans bruit… où l’on veillait bien à ne pas faire parler de soi… à ne pas offrir de prétextes aux bavardages, justement… Dans leurs règles des mœurs honnêtes, le moindre soupçon de notoriété prenait immédiatement une tonalité suspecte… une apparition en public couvrait sans doute quelque arrière-pensée subversive et dangereuse, donc condamnable… Prêcher, sermonner !... il fallait laisser ça aux docteurs, à ceux qui savent… sinon il se dégageait de vous une odeur pestilente, qui faisait soupçonner que les démons vous tournaient autour… Alors, il y avait eu quelquefois des commentaires malavisés, des jugements sévères et cruels, qu’évidemment de bonnes âmes, toujours empressées de s’entremettre dans ces occasions-là, n’avaient pas manquer de colporter en grossissant encore le trait… Pourtant, malgré les sentiments meurtris, malgré les méprises et les incompréhensions, un lien indéchirable, rustique, s’était maintenu entre le clan et l’enfant terrible qui avait décidé d’obéir librement à sa destinée. À plusieurs reprises, la mère était partie à sa recherche ; accompagnée d’un ou deux de ses enfants, elle avait frappé à la porte d’un logis où il lui avait été rapporté que son fils séjournait ; Yeshu avait commandé durement de les renvoyer, elle et les autres, refusant de les voir, même un seul instant... Il avait tenu aussi des propos blessants, où les liens familiaux se trouvaient méprisés, voire condamnés parce que détournant aveuglément les âmes pieuses de leur devoir… J’ai roulé longtemps des questions dans ma tête, cherchant à comprendre le sens de cette cruauté… puis j’ai supposé qu’elle n’était pas seulement une expression de la colère, mais qu’en réalité Yeshu s’infligeait à lui-même une double pénitence : l’une, douloureuse par le déchirement auquel il se condamnait ; la seconde, terrible par la conscience du coup qu’il portait à sa mère… Je me suis dit qu’il se soumettait avant tout à la volonté de Yahvé, l’ordonnateur véritable du sacrifice… – de la même façon qu’Abraham, autrefois, avait été mis à l’épreuve lorsqu’il avait reçu le commandement d’immoler Ishaq –… Yahvé ; Seigneur jaloux qui attend de ses servants qu’ils rompent avec femme, époux, enfants, parents… que les préférences humaines soient tranchées pour lui être offertes en signe de soumission absolue… À cette condition, Yahvé voulait bien octroyer sa grâce... Obstinément fidèle, Yeshu reniait les siens avec la même implacabilité dont Abraham s’était revêtu avant d’être capable de lever le couteau sur sa progéniture ligotée… Si mon raisonnement se révélait n’être pas absurde, on pourrait dire alors que Shimon a assumé le rôle de l’ange dépêché à temps pour arrêter l’immolation juste avant le terme sanglant... Ayant passé sa dix-septième année, Shimon voulut connaître par lui-même ce frère étrange, tellement controversé ; des muletiers du voisinage partaient en tournée chaque année, vendre leurs bêtes sur les marchés des grandes villes ; Shimon se présenta à eux comme garçon palefrenier, se fit embaucher et voyagea en leur compagnie jusqu’en Judée où, sur la route de Yerushalaïm, passant non loin d’Ein Kerem, il les quitta… Il s’était mêlé à la communauté rassemblée autour de son frère, dont il avait suivi les enseignements jusqu’à recevoir le baptême. Il était retourné ensuite à Cana… À présent, ils venaient presque tous, chacun leur tour, marcher avec nous, dès que les contraintes de leur vie ordinaire se relâchaient un peu pour permettre une courte escapade. Ils avaient compris la mission spirituelle à laquelle Yeshu se devait tout entier ; ils avaient même reçu le baptême, tous sans exception... maintenant ils s’étaient faits à l’idée de partager leur fils et frère à égalité avec cette nouvelle famille qu’il avait fondée, une parentèle sans limite qui ne cessait de croître de jour en jour.

    Shimon et moi avions à peu près le même âge ; il appréciait mon admiration pour Yeshu, me manifestant même de la reconnaissance pour cela ; nous sommes devenus de vrais amis. Alors, dans l’euphorie de ce lien fraternel, il m’arrivait de rêver que je faisais moi aussi partie du clan. Jeune frère de Yeshu, quelle idée splendide !... Il m’est arrivé de m’abandonner à une fable qui n’était plus de mon âge, dans laquelle j’avais la révélation qu’il était mon vrai père ; moi, enfant trouvé, adopté par l’autre… je me réveillais dégrisé, rougissant de mes élucubrations, puisque la simple vérité de nos âges balayait d’un coup ma fiction puérile ; il n’était pas assez vieux pour que la chose fût seulement plausible… Yeshu se moquait de moi quelquefois à cause de mon désir absurde de retisser un cocon familial, riant surtout de mon opiniâtreté à m’inventer un père de substitution ; il me bourrait de coups de poing amicaux en me répétant que Yahvé est LE père, le vrai, l‘unique… – d’ailleurs, dans ses prières, il le nommait familièrement Abba. – Passant un bras autour de mon cou, il ajoutait que j’avais toutes les raisons de me montrer content puisqu’en réalité nous étions bel et bien frères, engendrés par le seul Créateur… Et il concluait que le temps était venu pour moi de reconnaître qui j’étais vraiment : Menahem bar-Abba !... et d’oublier définitivement le fils du marchand de Tiberias dont plus rien ne devait subsister.

    (à suivre)

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 5

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    5

     

    Je ne l’ai plus quitté, le suivant pas à pas dans les pérégrinations qu’il a entreprises en Galilée. J’appartenais à son monde et je ne me souciais plus de rien… Nous nous trouvions toujours un grand nombre autour de lui, mais, à part un noyau immuable dont je faisais désormais partie, les visages changeaient tout le temps : des hommes, des femmes, nous rejoignaient au matin, passaient la journée en cheminant avec nous sur une portion de notre route ; le soir ou le lendemain, ils s’en retournaient chez eux afin d’y pourvoir aux besoins de leurs familles. Dans notre troupe, on ne se préoccupait pas de la nourriture : certains comme moi étaient démunis de tout… d’autres, qui avaient de l’argent, faisaient quelques achats en passant… et les visiteurs, chaque jour, apportaient dans leurs besaces des pains et des galettes, des terrines de légumes, des gâteaux de figues ou de raisins, des fromages, des poissons séchés ; le partage était la règle, ceux qui avaient donnaient à ceux qui n’avaient pas.

    L’air de rien, Yeshu avait l’œil à tout. Il m’est arrivé de m’attarder en arrière et de rejoindre le groupe après que tous les vivres avaient été répartis. La première fois, je n’ai rien osé demander. Yeshu m’a appelé : – Menahem !... faisant du doigt le signe d’approcher. Je suis allé m’asseoir à côté de lui.

    – Tu ne manges pas…

    – Je n’ai pas faim… ai-je répondu, tandis que mon estomac protestait par des borborygmes.

    – Menteur !... Aide-moi à finir ma part ; on me sert toujours trop.

    Par timidité, j’ai encore bredouillé que je préférais sauter le repas.

    – Mange ! a-t-il ordonné avec un sourire, en poussant son écuelle contre mon ventre. C’est de soldats costauds, bien nourris, dont nous avons besoin, pas de jeunes maigrichons…

    Au coucher du soleil, on ramassait du bois mort pour allumer un feu à l’écart du village où nous étions arrêtés. On s’asseyait en cercle pour échanger dans un joyeux brouhaha les impressions de la journée, raconter toutes sortes d’histoires, souvent très drôles. Yeshu n’était jamais le dernier à partir d’un grand rire, le front renversé vers le ciel… La disciple Mariam de Magdala, une belle femme au visage de chatte, se tenait à sa droite ; la place lui était réservée, c’était admis de tous... Sans aucune marque, jamais, de penchant ambigu ou de sensualité – lesquels auraient, sinon, suscité immanquablement jalousies ou aigreurs au sein de la compagnie – Yeshu appréciait les présences féminines dont l’intelligence intuitive s’accordait d’emblée avec la sienne… Quand on avait épuisé les bavardages, il demandait à des musiciens de jouer quelque chose ; l’un tirait une flûte de son sac, un autre frappait sur une darbouka et on s’abandonnait à scander les rythmes des musiques, de la tête et des mains ; parfois on dansait ; on chantait aussi des vieux airs, durant une heure ou deux… On traînait encore un peu, après que Yeshu s’était retiré pour passer le reste de la nuit dans la maison où il était attendu – presque partout, les villageois se disputaient pour l’avoir et le coucher chez eux –. Quelques fois il préférait demeurer avec nous, dormir sur la terre et sous les étoiles.

    (à suivre)

     

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 4

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    4

     

    J’ai rencontré Yeshu pour la première fois sur une plage, aux environs de Capharnaüm… Il était arrivé depuis peu et il logeait chez Shimon Kephas… Par tous les temps, sur une eau calme ou sur les vagues soulevées par des vents forts, chaque matin il prenait place dans une barque de ses amis pêcheurs et se faisait transporter vers les ilots d’habitations disséminés le long du littoral. Dès que des hommes et des femmes accroupis sur le sable, occupés à raccommoder leurs sennes après la pêche de la nuit, étaient aperçus, il commandait d’aborder près d’eux et mettait pied à terre. Sa réputation de maître exceptionnel, de quasi démiurge, s’était propagée en un clin d’œil, comme si les souffles de l’air s’étaient mêlés de propager son nom, de telle sorte qu’il lui suffisait de paraître en n’importe quel point de la côte, aussitôt les familles au complet se rameutaient en cet endroit, mystérieusement éveillées et averties par Dieu sait quelle intuition, ceux qui se trouvaient encore chez eux à ce moment survenant spontanément, en silence, pour se joindre aux autres qui réparaient les filets sur la plage. Les masures, groupées en retrait derrière des haies épaisses, n’étaient pas visibles de la rive, c’est pourquoi ces gens qui s’avançaient tout soudain semblaient naître du cœur des arbres ou bien surgir d’entre les pierres (comme dans les fables grecques ou romaines où l’on voit des humains nouveaux se dresser sur la terre après la semaille magique qu’un héros a faite pour obéir aux injonctions d’un dieu). Les visages noirs de ces pêcheurs, creusés, vieillis avant l’âge, leurs membres décharnés, dénonçaient leur condition d’exploités ; rongés jusqu’à la moelle par les collecteurs d’un tétrarque cupide, ils étaient contraints à une lutte quotidienne pour retirer des fonds hasardeux de la mer tout juste de quoi survivre ; leur démarche lente aggravait encore cet air de misérables sortis de quelque mythologie ténébreuse, d’ombres en peine remontées des enfers – et que Yeshu ramenait miraculeusement à la vie ; car il ressuscitait bel et bien leurs corps esquintés et leurs esprits moribonds, tant ses mots inspirés possédaient la puissance d’une médecine salvatrice. Il déambulait parmi eux et, par sa seule approche, il faisait fuir et s’évaporer les démons d’angoisses, de peurs, de colères… C’était une population métamorphosée qui demeurait longtemps, debout sur le sable stérile comme si un bouquet de surgeons venait de trouver la force d’y pousser, à suivre des yeux la barque qui le remportait entre ses rameurs, ne perdant pas une miette du spectacle de sa dissolution progressive vers l’horizon... Les disciples qui accompagnaient Yeshu profitaient de ces sorties en mer pour rapporter quelques pêches ; ils affirmaient que sa présence sur le bateau attirait les bancs de poissons et qu’ils peinaient à remonter leurs filets, si extraordinairement lourds et ventrus que c’était vraiment prodige, parce que les mailles, en toute logique, auraient dû se rompre… Parfois, il se tenait debout sur le plancher de l’embarcation, laquelle, de temps à autre, se trouvait dissimulée dans le creux des vagues, le laissant seul visible… C’est ainsi qu’il m’est apparu alors que je l’observais de la rive : avec son assurance altière, tout droit et imperturbable malgré le roulis, il semblait suspendu au-dessus de l’eau. Le bateau a touché le bord et il est descendu pour marcher sur la terre ; des pèlerins, venus là l’entendre, se sont avancés jusqu’à l’enfermer dans un cercle avide…

    …J’étais en miettes. Je crevais de faim et je ne savais pas où dormir. Paumé, complètement... Dès que je l’ai approché, je me suis réveillé... Il fascinait… Un corps puissant, fortement musclé par les travaux durs imposés depuis son enfance, la peau foncée au soleil… Marqué de pommettes saillantes et d’un nez large, son visage, bordé par une courte barbe noire, affirmait une détermination calme qui se propageait en forces sur les prosélytes, ranimant l’amour-propre des humiliés tels que moi, sans que je puisse expliquer comment… Lorsque je me tenais auprès de lui, instantanément des frissons de vie couraient par tout le réseau de mes veines ; les brumes de ma tête se dissipaient par enchantement… Non, je ne m’exalte pas… j’essaie de traduire ce que je ressentais vraiment… Je lui ai raconté mon histoire, tant bien que mal à cause des sanglots incontrôlés qui me secouaient frénétiquement… Depuis plusieurs jours sans abri... j’errais au hasard… Mon père est un commerçant très riche de Tiberias… Je n’ai pas le courage de refaire ici le récit du conflit épouvantable qui nous a dressés l’un contre l’autre, lui et moi… dire comment il m’a chassé… comme il m’a écrasé de sa malédiction… Si ma mère avait vécu encore, sûrement les choses ne se seraient passées comme ça… Je m’arrête : mes mésaventures n’apporteraient rien à ce dont je veux témoigner ici... Je n’avais personne chez qui me réfugier, tous nos proches ayant pris le parti de mon père, de sa fortune plutôt... J’étais à bout ; je me sentais sale, abject… aussi sec qu’une branche d’arbre foudroyée… Quand je me suis tu, épuisé à cause de l’effort insensé que m’avait coûté chaque mot, Yeshu s’est penché pour murmurer dans le creux de mon oreille, longtemps, une vague litanie… sur laquelle mon esprit s’est mis à flotter parce que je croyais y reconnaître le chant plaintif de ma détresse… Des larmes ruisselaient en continu sur mes joues… Puis j’ai réalisé que le souffle de sa voix se diffusait en chaque recoin de mon corps, arrachant en douceur des longues racines, ramifiées partout à l’intérieur ; en fermant les yeux, je pouvais les discerner dans une lueur de cave phosphorescente… Pas de doute : ce que je voyais, étaient les tentacules de la malédiction qui avaient poussé et s’allongeaient encore, insidieux et noirs, distillant méthodiquement du venin... Il a tout extirpé, jusqu’aux plus infimes radicelles. Ensuite, posant une main sur mon épaule, il m’a conduit jusqu’au bord de l’eau. D’habitude, le rituel n’était accompli qu’après un temps d’initiation et de recueillement, m’a-t-il expliqué, mais pour moi il fallait effacer sans attendre les dernières traces morbides qui me souillaient encore. J’ai retiré ma tunique et nous sommes entrés dans la mer. Il m’a immergé entièrement sous les vagues ; il m’a baptisé et il m’a lavé.

    (à suivre)

     

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 3

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    3

    Le nom du jeune prédicateur a couru parmi les habitants de la Judée, de bouche à oreille… à voix basse, comme rampant à couvert pour se glisser sous la chape de l’autorité romaine ; on chuchotait comment les étincelles divines s’allumaient à ses paroles dans le cœur des êtres de bonne volonté ; on disait les bénédictions et les guérisons reçues grâce à l’imposition de ses mains, la magie des baptêmes… Des pèlerins prenaient la route, en catimini, partant de Yerushalaïm, des bourgs ou des simples villages de la contrée. Bientôt il y eut affluence dans le désert des collines ; un vivier de visiteurs qui se croisaient, agités par les tremblements de l’espérance. Cela dura plusieurs mois.

    Inlassablement, Yeshu annonçait à tous que l’humiliation d’Israël allait prendre fin, que l’heure de son relèvement était arrivée... Bientôt, le royaume divin va s’emparer de cette terre avec fracas ; les envahisseurs et les mauvais serviteurs seront dispersés ou châtiés… Place nette !... Les Justes prendront alors le pouvoir pour imposer le règne de l’Amour de Dieu… Il expliquait l’ancienne prédiction du prophète Daniel qui, au temps lointain où les élites du peuple hébreux se trouvaient retenues en captivité à Babylone, avait reçu la révélation de notre destin : Daniel avait prévu la fin de l’exil, puis la reconstruction du temple de Yerushalaïm ; à compter du retour des notables et de la réémergence de la Ville sainte, il avait révélé qu’il devrait s’écouler encore soixante-dix fois sept ans avant qu’advienne la fin des Temps avec l’anéantissement des forces du Mal… Quatre-cent-quatre-vingt-dix années… Il suffisait de faire le calcul : c’était maintenant !

    Un soir, des voyageurs se sont présentés à Ein Kerem, porteurs d’une nouvelle qui a mis la jeune communauté sens dessus dessous : le tétrarque Hérode Antipas a fait arrêter Yokhanan pour l’incarcérer dans Machaerus, une citadelle à l’écart du monde habité, sur la rive orientale de la Mer Morte… Les commentaires effarés tournent en rond dans la société mouvante d’Ein Kerem ; les nouveaux adeptes sont tentés de réclamer des comptes, ils rabâchent des pourquoi ? avec le ton navré d’une vieille rengaine... C’est incompréhensible ! gémissent-ils, l’air indigné, en lorgnant vers Elohim… Dans la foulée de la première annonce, une autre rumeur vient ajouter à la consternation, en disant que la Judée est aussi peu sûre que la Galilée : le préfet Pontius Pilatus, l’administrateur romain de la province, intensifie la traque et la répression policières dans le but d’en finir avec les agitateurs qui appellent le peuple à secouer le joug de l’occupant et à relever le front… Et les pèlerins en pleurs, s’effrayant aussitôt, hésitent et se demandent entre eux si la sagesse ne serait pas de rentrer chez soi, se couvrir la tête, se faire tout petits !... Yeshu, lui, est saisi bien sûr, mais pas désarçonné. Tout de suite il reconnait, au-delà des avertissements, ce signal qu’il faut d’urgence réunir les forces pour se mettre en mouvement. Assurément, c’est la providence qui souffle ses consignes aux oreilles de qui sait entendre à demi-mots : Plus de point fixe. Devenir itinérant. Se répandre dans les provinces d’Israël et de Juda, insaisissables comme des torrents qui courent à travers des galeries souterraines… Entraînant après lui tous ceux qui avaient assez de feu au cœur pour le suivre, Yeshu s’est mis en marche. Par les routes de Samarie et de la Décapole, il a progressé vers le nord, longé la rive occidentale du lac de Kinneret, jusque Capharnaüm… Peut-être avait-il déjà formé le plan de soulever une armée, afin de monter en nombre vers Yerushalaïm, libérer Yokhanan au passage et, avec lui, se faire reconnaître dans la capitale.

    (à suivre)

  • Justa avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 2

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    2

     

    Depuis quelques années déjà, Yeshu sillonnait les provinces… Galilée, Décapole, Gaulanitide, Pérée, Judée… Il était parti de Nazareth, un des villages de Galilée où, selon la tradition, avaient été regroupés autrefois les rameaux de la descendance de David ; des paysans et des artisans d’essence royale y menaient une vie aride… La conviction d’être appelé au service de son peuple hantait Yeshu, mais cette certitude peinait à dire son nom, comme si un voile la recouvrait encore. Il entrait dans les synagogues où il lisait et relisait les rouleaux des Écritures, qui sont les truchements par lesquels Elohim s’entretient, depuis la nuit des temps, avec ses fidèles ; il en savait par cœur la plus grande partie. Il poussait les portes de ces communautés religieuses et philosophiques où les juifs aiment tant se retrouver avec scribes et docteurs, afin de décortiquer en long et en large les textes sacrés et disputer de tout avec faconde. Parmi les fatras de sciences et d’opinions, Yeshu savait extraire ce qu’il fallait pour nourrir sa propre sagesse. Sa pensée originale se dégageait plus clairement jour après jour et la perception de lui-même s’aiguisait. Sa parole était mesurée ; il écoutait les uns et les autres, se gardant d’intervenir trop souvent au milieu des débats ; toutefois lorsque, saisi par la fulgurance de l’inspiration, il lui arrivait de révéler son point de vue, son discours faisait alors l’effet d’un rocher jeté dans un lac, bousculant le ronron de l’assemblée qui se séparait tout en émoi, comme évacuée au-dehors sur une lame de fond. Après qu’il eut glané les enseignements d’à peu près tous les courants – sadducéen, pharisien, essénien, philosophique selon Yehouda le Galiléen... et autres déclinaisons sectaires… – il ne manquait plus grand-chose pour qu’éclatât sa véritable nature. Au terme du voyage, après un séjour dans la colonie de Qumrân, son intuition a conduit enfin ses pas jusqu’à Aïnon, chez le Baptiseur.

     

    … Lorsqu’il s’est relevé dans l’eau vive du Tirtza, au moment de reprendre pied sur la rive, il a perçu que le voile venait de se dissoudre totalement. Une voix a parlé à l’intérieur de lui. Il s’est entendu nommer et l’évidence de son identité l’a anéanti. C’était une illumination intime, implacable et indiscutable. Dans le même instant, Yokhanan, qui avait le don de décrypter les langages du corps et lire dans les pensées, a vu ce qui se passait en Yeshu et il a approuvé. Les deux hommes se sont pris dans les bras l’un et l’autre et se sont étreints fortement.

    Yeshu a partagé la société de Yokhanan pendant quelques mois, le temps nécessaire pour parachever sa mue imaginale. Le phénomène de l’émergence s’était emparé de lui et secouait toute sa personne avec la sauvagerie de la foudre, le laissant bien souvent harassé, comme évanoui à même la terre. Des forces magnétiques se déclenchaient, péremptoires ; des inventions pour guérir et exorciser les corps se révélaient à lui par les voies de l’inspiration et du rêve… Yeshu se retira dans une cabane, au milieu d’un paysage désertique de roches, veillé à distance par Yokhanan qui faisait déposer secrètement, tous les trois jours, un pot d’eau et une galette d’herbes sur le seuil de sa porte. Il demeura cloîtré plus de cinq semaines, dans une solitude absolue, aux prises avec ses ombres viscérales, inhérentes à sa condition d’homme… Un combat infernal, corps à corps... Lorsqu’il ressortit à la lumière pour redescendre vers Aïnon, amaigri, s’agrippant aux rochers, flageolant sur ses jambes décharnées avec la dégaine d’un ivrogne, la joie de la victoire irradiait de sa carcasse. Il revenait ferme et parfait comme la céramique que le potier sort du four.

    Yokhanan et Yeshu se sont séparés pour accomplir simultanément la même mission de prédication et de baptême en deux régions éloignées ; le premier demeurant à Aïnon, le second gagna la Judée, pour s’installer au centre des monts d’Ein Kerem.

    Certains disciples de Yokhanan partageaient leurs visites entre Aïnon et Ein Kerem, reconnaissant désormais l’autorité des deux hommes à égalité. Parmi eux, il y avait Shimon Kephas et Andrea bar-Jona, des frères qui vivaient de la pêche à Capharnaüm, Yaakov et Yokhanan bar-Zebadiah, pêcheurs sur le lac de Kinneret aussi, à Bethsaïda. Je parle de ces quatre parce qu’ils ont tenu des places prépondérantes auprès de Yeshu par la suite.

    (à suivre)

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 1

    Pascal Gautrin – Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    1

    De la poussière... des bouffées de poussière soulevées sur les routes… Je me souviens… À la fin de la journée, nous en étions gris et jaunes, des pieds jusqu’aux cheveux. Dès que nous apercevions quelque part un torrent ou une mare, nous nous débarrassions de nos vêtements sales pour plonger dans l’eau, à poil, en poussant des cris stridents ; nous jouions à nous éclabousser comme des gosses, jetant des gerbes de pluie dans toutes les directions... Après nous nous séchions au soleil, allongés sur la rive, nos tuniques rincées puis essorées, étendues sur des pierres à côté de nous...

    Les nuages de poussière, les fontaines d’eau, c’était comme les effusions visibles au-dehors de la joie qui éclatait en nous. Une joie inouïe qui devait se répandre sur le monde... Yeshu nous avait lâchés par brigades à travers le pays pour avertir les gens des villages. Entre cent-vingt et cent-cinquante disciples, filles et garçons, dispersés par groupes de quatre ou cinq sur les vielles terres de Canaan... Jamais plus je ne revivrai des jours de bonheur pareil… Sur les routes, on ne savait plus marcher : on courait malgré nous, incapables de ralentir l’allure, haletant comme des jeunes chiens ; tout en allant au pas de charge, on jacassait et on gueulait des chansons stupides qui déclenchaient nos fous rires... L’exaltation !... Ce vacarme !... Nos cœurs cognaient plus fort que des tambours… Nous avions tellement attendu ce moment, et voilà que ça y était… les dés étaient jetés, on ne reviendrait plus en arrière. Nous y étions, à la veille du grand avènement.

    Notre excitation était d’autant plus forte qu’elle mettait fin à la trop longue confusion dans laquelle nous nous étions trouvés après la mort de Yokhanan… En recevant la nouvelle de cette catastrophe, Yeshu était apparu comme désemparé, pour ne pas dire complètement désorienté – cela pourra sembler difficile à croire… Il ne confiait rien de son inquiétude, mais il n’était plus le même : lui, d’habitude si rayonnant, si plein d’assurance, il restait silencieux, secret, avec son visage fermé qui se crispait comme un poing… Ensuite nous l’avions suivi dans la retraite qu’il avait cherchée, hors de la Galilée soumise à Hérode Antipas et à ses sautes d’humeur… Des sympathisants inquiets étaient venus nous donner l’alerte : il fallait partir vite !... En tranchant la tête de Yokhanan, Antipas s’était non seulement vengé du prédicateur qui l’avait couvert de boue, il espérait aussi balayer toutes les menaces d’agitation populaire que l’homme exalté lui faisait craindre… Mais le tétrarque venait d’avoir la révélation qu’un autre personnage, du nom de Yeshu, marchait sur les traces de l’autre, rencontrant peut-être plus de succès populaires encore ; des rapporteurs lui avaient décrit quels engouements, quelles émotions celui-là soulevait partout où il passait… Tout le monde alors le répétait : Yeshu était le disciple du Baptiseur, reconnu et proclamé par lui ; il en avait épousé le sacerdoce et les discours au point que le maître l’avait nommé son égal et son frère…

    On pouvait deviner l’aigreur fébrile d’Antipas à ce moment où il réalisait que le danger incarné par Yokhanan n’était qu’à demi abattu, puisqu’en réalité il y avait deux têtes…

    Nous nous étions réfugiés à Bethsaïda, de l’autre côté de la frontière, hors d’atteinte de cet assassin et de ses satellites…

     

     

    Pour ne pas m’égarer, je dois revenir en arrière et retrouver le fil des événements depuis deux années auparavant… non… trois années… peut-être quatre. – Je ne peux pas préciser mieux… je ne connais de cette période que ce qu’on m’en a raconté… Des gens en quête de justice et d’absolu se rendaient en foules à Aïnon, qui est près des sources du Tirtza, dans la région de Sichem, non loin du Jourdain. Ils venaient à la rencontre de Yokhanan… Yokhanan annonçait la fin des Temps ; il purifiait les êtres par le rituel du baptême…

    La cérémonie… Des vapeurs d’encens qui s’accrochent à la surface du cours d’eau… des effluves d’huiles odorantes ; mélopées et rythmes obsédants des tambours… des femmes et des hommes descendent l’un derrière l’autre les marches d’un escalier taillé dans la pierre jusqu’à la plage exigüe que forme un rocher plat au bord de la rivière ; ils sont à moitié nus, un pagne noué autour des reins ou de la poitrine ; pas de paroles… certains, habités par les sons, se déhanchent les yeux fermés. Et Yokhanan… phénomène étourdissant, squelette embrasé, violent et apaisant à la fois… Il se tient debout, dans l’eau jusqu’à mi-cuisses. L’un après l’autre, les adeptes entrent dans le courant ; Yokhanan les fait allonger sur les galets qui recouvrent le fond, les immerge totalement… Il la baptise... il le lave… Psalmodies et invocations... L’être est propre désormais ; purifié, définitivement net. La femme née pour la seconde fois, l’homme tout neuf, tout refait, sont ivres de gratitude. Ils chantent et parlent haut, touchés du doigt par l’Esprit ; les voici prêts pour entrer dans le royaume divin dont l’heure est imminente… dignes du nouveau temps… bientôt… très bientôt… Demain… Les prophètes l’ont dit autrefois… formels !... Et demain, leurs paroles vont devenir réalité, s’enraciner dans la matière… Et aujourd’hui est comme le seuil de la porte qui ouvre sur demain...

    (à suivre)