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LE JOUR DE PRUFLAS – Conte – 11

Mangeur d'Ombres et autres contes – Pascal Gautrin

 

Le jour de Pruflas  (fin)

 

Nous voici arrivés devant une scène où tous les personnages se trouvent rassemblés sur la route à la sortie du hameau, parmi les envols de poussière que soulèvent des sautes de vent. Qu’est-ce qui les a conduits à cet endroit pour les fixer dans ces postures ?... Difficile aujourd’hui de reconstituer l’enchaînement des faits. Toujours est-il qu’au moment dont nous parlons les positions sont les suivantes :

Nadir seul, éphèbe magnifique, la beauté brune d’un jeune apôtre imberbe qu’un moine mystique aurait voulu peindre en icone pour une église d’Orient, Nadir dans les plis flottants d’une tunique grenat, Nadir seul, debout sur la route, face aux autres qu’il interroge du regard avec l’expression d’un animal désorienté. À une dizaine de mètres de lui, ceux du hameau et de la villa, unis en une masse compacte, fondant ensemble ce roc dur fusionné par le feu des peurs viscérales et des fureurs comme le résultat d’une opération alchimique ; un seul corps donc des pieds jusqu’à la ceinture ; à partir de là, les bustes se séparent tels les tiges d’un bouquet, tels une hydre de Lerne avec ses ramifications multiples terminées par des gueules qui montrent les dents ; les bustes-tiges obliquent dans la même direction, tendus en avant, aimantés par la puissance de la colère en direction du jeune homme solitaire ; les cous s’étirent, entraînés par les mentons qui saillent comme des pointes de flèches ; au bout des bras crispés, collés contre les flancs, les poings sont encore maîtrisés mais on dirait des bêtes de chasse entravées, impatientes de se jeter sur la proie.

Apparaissant plus menue parce que figurant au loin derrière le groupe, il y a la tante, saisie dans un mouvement de course éperdue, les mains plaquées sur le tissu de sa jupe pour résister au vent qui voudrait s’engouffrer.

 

Ce fut le grand-père Iakir qui brisa cette situation de granit en se baissant pour ramasser une pierre à ses pieds et la décocher maladroitement vers Nadir. Ce jet manqué donna le signal d’une lapidation à laquelle chacun participa dans l'excitation du défoulement, le père et la mère n’étant pas les moins enthousiastes. Une entente tacite avait organisé l’opération : les plus débiles, s’improvisant les servants des autres, couraient tous azimuts pour rapporter des munitions qu’ils entassaient à côté des forts, des plus adroits au lancer ; et ceux-ci canardaient la cible, fiers du beau jeu de leurs musculatures, se stimulant les uns les autres, s’exhortant à tenir l’assaut sans mollir. La vieille tante, à bout de souffle, poussait des cris de souris, suppliant avec des sanglots qu’on cessât le massacre, qu’on épargnât son petit, son innocent… Parvenue au niveau du groupe, elle le dépassa sans ralentir, insoucieuse des volées de pierres ; elle s’interposa entre les assaillants et leur victime. Sans hésitation, elle s’offrait en bouclier vivant pour son enfant. Elle tomba tout de suite, le crâne fendu par un silex acéré.

Meurtri et saignant par de nombreuses plaies, Nadir prit la fuite ; la horde se lança à sa poursuite, déchaînée, vociférante, poussant des cris stridents pour mieux s’encourager à la destruction du monstre.

(On pense à la légende de la Grèce antique : la course éperdue de Penthée pour échapper aux Ménades, les adoratrices de Dionysos en furie ; dans la meute, la propre mère du fuyard, ivre de vins et de bruits… L’ayant rejoint, elle avait massacré et dépecé son fils.)

 

Nadir ne fut pas rattrapé par ses poursuivants. Vingt-cinq ans… Au terme de la lapidation, il venait d’atteindre vingt-cinq ans… Il courait, filait à travers un paysage de brume à cause des larmes qui noyaient ses yeux. Il creusait l’écart malgré tout, rapide, bénéficiant de la vitalité de sa jeunesse. Au milieu des terres arides hérissées de buissons et d’arbres épineux, un étang de boue éphémère avait créé, assez loin déjà du hameau, une oasis de verdure au centre duquel se dressait un ricin. Nadir crut entendre l’arbre l’appeler ; sans se poser de question il se dirigea vers lui. Un bond pour se suspendre à une branche basse ; les pieds en appui contre l’écorce du tronc, il s’éleva dans la ramure.

Ce fut perché en hauteur qu’il ressentit les secousses d’un séisme qui malmenait sa carcasse… L’Autre, l’étranger, se réveillait… Secret, tranquille, l’Autre avait muri à l’intérieur comme une arrière-pensée divine. L’heure de l’Autre était venue, l’Autre donnait les signes de son avènement crucial… L’Autre réclamait toute la place… Douleurs. Craquements. Déchirements… Nadir s’ouvrit, éclata comme une grenade gorgée de sucre et l’Autre le digéra. L’Autre se révéla… Sa dégaine d’un autre âge. Sa maîtrise immanente… C’était une beauté diaphane ; chevelure, sourcils d’un blond pâle, presque blancs ; à travers la peau parfaitement translucide se dessinait avec netteté le réseau bleu des veines ; par ses prunelles quasi incolores il distillait un fluide de basilic qui sidérait ; la taille était aussi stricte et svelte qu’une trique d’osier.

Un nuage de poussière flottant sur la route annonça l’approche des bacchantes et des bacchants, avec un certain retard parce qu’ils avaient pris le temps d’une halte afin de s’armer de pierres et de bâtons. Ils parvinrent au pied du ricin qu’ils encerclèrent pour s’y livrer aussitôt à une danse qui s’exécuta avec des piétinements frénétiques, accompagnés d’aboiements pleins d’écumes... Se laissant choir du haut de sa branche au milieu de leur ronde, l’Autre se révéla devant eux. Ils en furent stupéfaits et leurs outils de combat échappèrent de leurs poings pour tomber au sol ; quelques-uns se pétrifièrent, devenus statues de sel, certains s’écroulèrent même à genoux ; on eût dit qu’ils venaient de reconnaître un maître. L’Autre s’était révélé à eux et ils devenaient, à leur corps défendant, les sujets d’une mythologie inventée au milieu d’un décor biblique. L’Autre leur pulsait son souffle en pleine face, s’introduisant en eux par les narines et ils connurent son nom. Il se nommait Pruflas.

 

Pendant ce temps, à l’arrière de la villa Bacara, sur les dunes qui descendaient jusqu’à la lisière de la propriété comme les vagues du désert, une colonne de jeeps avançait dans les ronflements rauques des moteurs. À leur bord, il y avait des hommes au visage de plâtre et de silex, surmontés d’armes à feu.

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