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LE JOUR DE PRUFLAS – Conte – 3

Mangeur d'Ombres et autres contes – Pascal Gautrin

 

Le jour de Pruflas  (suite)

 

Maître Bacara avait grimpé l’escalier quatre à quatre ; il fit irruption dans la chambre de sa femme en bramant qu’il fallait tout claquemurer. Vite ! Vite ! Fermez les volets !...  La sage-femme se trouvait penchée entre les jambes de la parturiente, évaluant du doigt le col de l’utérus, quand détonation et envol des choucas avaient secoué l’air immobile. Elle s’était redressée, tendant l’oreille. À l’entrée de Cesare Bacara poussant ses cris d’alarme, elle n’eut pas besoin de poser de questions ; mesurant d’emblée le degré d’urgence, elle se précipita en direction de la croisée ouverte. Son apparition à découvert dans l’encadrement de la fenêtre déclencha aussitôt une rafale de pistolet-mitrailleur en provenance du verger. Pliée en avant, le buste en surplomb au-dessus de l’appui pour atteindre les persiennes, elle s’affaissa sur elle-même ; son corps, dont la moitié supérieure se retrouva pendue au-dessus du vide, tête en bas, remua un peu de droite à gauche, les bras flasques oscillant sur le mur en balanciers de pendule, avant de s’immobiliser dans la posture d’une marionnette à gaine jetée sur la rampe d’un castelet. Cesare et la tante s’aplatirent sur le parquet de la chambre et retinrent leurs souffles, tandis que Mme Bacara poussait un hurlement de douleur à cause d’une contraction féroce… Puis tous trois se figèrent.

 

Au fond du jardin, un fossé avait été promptement creusé. De la jeep garée en retrait, les hommes avaient extirpé un mortier qu’ils avaient planté au fond de la tranchée. C’était un antique engin du temps des républiques soviétiques, un calibre de 82 mm, acheté une bouchée de pain sur un marché interlope de trafiquants d’armes ; ils eurent toutes les peines du monde à le maîtriser : les vis de serrage se révélaient foireuses, les angles de tir variaient selon les caprices de la mécanique et les premiers projectiles s’éparpillèrent au petit bonheur. Les assaillants se satisfaisaient néanmoins de cette entrée en matière : ils avaient tout le temps devant eux et, pour commencer, ils se payaient agréablement de leur première déconvenue par une destruction aléatoire du décor. Chacun occupait maintenant son poste : il y avait la vigie perchée dans un figuier pour surveiller les mouvements à l’intérieur de la villa ; un gars était campé sur le bord de la route en contrebas, derrière une mitrailleuse pointée en direction du hameau d’où des secours ne manqueraient pas de se présenter ; le chef et son troisième homme étaient au service du mortier. Les tirs se succédèrent dans un martèlement aussi obstiné et régulier que le permettait la vétusté du matériel.

À l’intérieur de la maison, les choses avaient un peu évolué. Cesare Bacara avait tenté une nouvelle sortie hors de la chambre, progressant au ras du sol avec la gaucherie d’un morse qui se hisse sur le rivage. Sur le palier, il rampa encore parce qu’une fenêtre donnant sur le jardin y versait la lumière du jour. Puis il réussit à se couler dans l’escalier, sans se mettre à découvert, jusqu’au rez-de-chaussée. Là il avait tripoté les combinés des téléphones pour constater qu’ils étaient tous atones. Il retrouva un téléphone cellulaire sur un guéridon : pas de réseau !... Il se massa le cuir chevelu : Agir !... Il fallait agir, mais comment ? Il considéra une porte qui donnait accès à la cave. Déménager sa femme en gésine pour la cacher au sous-sol ?… Opération risquée… et complètement absurde ; ces hommes déterminés allaient investir sans peine le rez-de-chaussée dès qu’ils jugeraient bon de le faire ; la cave se révélerait une souricière. Il se glissa à nouveau dans l’escalier pour regagner le premier étage. Arroser d’essence les marches en bois et mettre le feu afin de couper l’assaut des assassins ?... Mais le feu se contenterait-il de détruire l’escalier ? Toute la maison y passerait, avec ses habitants… Il sanglotait tandis qu’il regagnait la chambre par sa reptation laborieuse, se poussant des coudes et des orteils vers l’avant, puis basculant sur son abdomen comme un ludion. Couchée dans la ruelle du lit, la tante restait aplatie sur le sol, tremblant de tous ses membres et mordant le col de sa robe entre ses dents pour ne pas s’évanouir. Mme Bacara gémissait à fendre l’âme et sans discontinuer ; toutefois la terreur et la douleur l’avaient fait basculer dans une sorte d’état second et il ne semblait plus qu’elle eût encore une conscience bien nette de la situation.

Au-dehors le mortier accomplissait son œuvre de destruction. Les munitions, qui n’étaient pas non plus de la première fraîcheur, n’explosaient pas toutes à l’impact et certaines éclataient avec une déflagration sans grande portée. Enfin, vaille que vaille, on acheva l’anéantissement d’un vaste carré d’aubergines et de concombres au centre du potager ; plus proche du perron de l’entrée, on saccagea tout un massif d’asphodèles ainsi que bon nombre de rosiers en buisson. Un tir étonnamment long logea un obus inerte dans les branches d’un acacia au bord de la route, de l’autre côté de la villa. Ayant corrigé le pointage, on réussit soudain une grêle bien sentie sur la grande pelouse qui prit bientôt l’aspect d’un paysage lunaire... À un moment, du côté de la route, la mitrailleuse crépita une longue rasade, signal que les gens du hameau qui avaient pointé le nez étaient repoussés sans ménagement.

(à suivre)

 

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