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LE JOUR DE PRUFLAS – Conte – 10

Mangeur d'Ombres et autres contes – Pascal Gautrin

 

Le jour de Pruflas  (suite)

 

* * *

Le bébé a été installé, avec son berceau, dans une petite pièce arrangée pour lui, à côté de la chambre de ses parents. Par un accord tacite, sans qu’à aucun moment la décision ait été suggérée, la tante s’est chargée du soin de l’enfant ; les biberons prêts à la demande, le petit cul à torcher, les bains et le renouvellement des couches, tout cela comble la vieille dame qui n’a jamais connu plus grand bonheur de toute sa vie… Un après-midi, vers cinq heures – ce devait être environ trois semaines après le jour de la naissance – elle se dirigeait vers la nurserie dont la porte restait ouverte en permanence. Ses pas faisaient grincer le parquet du palier. Quelqu’un, alerté par le bruit, sortit de la chambre. Un intrus ou une intruse. Un drap de lit, qu’on avait eu la présence d’esprit d’arracher dans la précipitation, fut jeté sur la tante qui se trouva aveuglée et étourdie par l’effet de la surprise. Elle fut bousculée sur le côté pour dégager le passage… Une course dans l’escalier, puis sur les carreaux du rez-de-chaussée ; le battant de la porte d’entrée qui claque comme un coup de feu. La tante, ayant rejeté le voile qui la couvrait, courut vers le berceau… Le bébé était couché en travers du matelas ; secoué de spasmes, il avait le visage congestionné et rouge ; il suffoquait, cherchant à reprendre sa respiration. Enfin, avec une grosse goulée, provoquée par un appel de la dernière chance, l’air réussit à remplir sa poitrine et la regonfler ; aussitôt il se mit à hurler, poussant des sons si pathétiques qu’ils auraient dû fendre les murs. Un oreiller bousculé, couvrant la moitié de sa face, ne permit aucun doute quant à la volonté d’un assassin qui avait tenté de l’étouffer.

Dans l’heure qui suivit, à la stupéfaction de tous ceux qui approchèrent du berceau, on vit que le nourrisson avait changé, grandi, grossi d’un coup. Il avait pris la taille et le développement d’un bébé de neuf mois à peu près… L’action violente perpétrée sur lui semblait avoir déclenché la réponse d’un phénomène paranormal. Terrifiant.

Quelques semaines plus tard, Cesare Bacara et son épouse furent réveillés dans la nuit aux environs de deux heures. Prêtant l’oreille, ils reconnurent des pleurs d’enfant. Cela montait de dehors, sous leur fenêtre. Ils se levèrent pour scruter l’obscurité du jardin. En bas, sur la pelouse, un bambin, qui paraissait âgé de deux ans peut-être, haletait sous l’emprise de la peur et du chagrin ; des taches et des mottes de terre maculaient son pyjama et souillaient son visage. Il fallut se rendre à l’évidence, ce bambin était Nadir qui avait encore poussé à la façon d’un champignon… À l’aube, on trouva, dans un coin du potager, une fosse ni large ni profonde, bordée sur les quatre côtés par des monticules de terreau rejeté à la pelle. On devinait ce qui s’était passé : quelqu’un avait kidnappé l’enfant dans sa chambre pour l’emporter et l’enterrer vivant ; on supposa une initiative des frères Rapany… Mais par-dessus tout, cette faculté de transformation de Nadir faisait monter un sentiment général de panique qu’il était de plus en plus difficile de dissimuler.

Personne ne fit le moindre commentaire à propos de ces incidents ; de toute façon, on n’échangeait plus guère d’opinions. La petite communauté, étrangement taciturne, avait perdu son âme et son visage ordinaire ; on se bornait aux communications strictement nécessaires.

Certains sentiments mauvais, des intentions torves, dont on n’avait jamais soupçonné l’existence jusqu’alors, osaient pointer le nez dans le champ des consciences, telles des taupes, demeurées depuis toujours souterraines, qui se hasarderaient à montrer leur museau hors de terre. Au fond de soi, l’idée que plus rien jamais ne pourrait revenir comme avant faisait peur. On tournait en boucle des réflexions dans sa tête, toujours aboutissant à une seule conclusion : s’il restait encore une chance de rétablir la situation, de sauver le village d’un désastre qu’on pressentait, il y avait un sacrifice à accomplir… Un poison moral était apparu en même temps que l’enfant Nadir. Pour effacer l’impureté et peut-être retrouver un semblant de l’innocence originelle, il fallait qu’il disparût…

On voulut encore essayer un moyen terme : Puisque la vieille tante adorait décidément ce gniard, en dépit de tout ce qu’il révélait de monstrueux, le père et la mère lui proposèrent de le prendre… Qu’elle l’emporte au diable, cette chiure de malheur !... – ce ne fut pas asséné aussi crûment, bien sûr, mais le cœur y était… Un départ précipité fut mis sur pied… Abush devrait les embarquer dans le gros véhicule japonais qu’il sortit du garage et rafraîchit pour l’occasion… Le moteur ronronnait comme un chat devant la maison, jusqu’à ce que la vieille tante, ravie, aux anges, prît place à bord, avec son chérubin serré contre sa poitrine. Aussitôt la mécanique se mit à tressauter, à toussoter, à cracher des fumées noires par son pot d’échappement, avant de caler tout-à-fait. Dès que la tante et son passager sortirent de l’habitacle, le moteur se reprit à tourner. Quand ils y entrèrent à nouveau, il tomba en rade.

Un frère Rapany avança alors son antique pickup truck dans lequel les deux voyageurs s’assirent à côté du conducteur. Lorsque le Rapany actionna le démarreur, la guimbarde fit trois bonds de kangourou pour aller démolir son avant et rendre l’âme contre le tronc de l’acacia le plus proche. Un taxi, qu’on avait appelé au bourg, fut contraint de repartir à vide, rempli d’inquiétude à cause des caprices incompréhensibles que venait de manifester sa voiture nourricière.

Tous les gens du hameau, qui s’étaient assemblés pour assister au départ, restaient cloués sur place, bouche bée : une force étrange interdisait l’exil de la chose…. Le grand-père Iakir, ébranlé, commença à divaguer, tenant d’une voix blanche des propos à peine intelligibles, parmi lesquels on perçut une allusion à quelque mauvais ange invisible, un exterminateur, qui se serait posté en travers de la route, avec une épée incandescente brandie devant lui… Un souffle chaud passa au-dessus des têtes et chacun s’empressa de rentrer chez soi…

 

Les tentatives d’extermination reprirent à intervalles réguliers. C’était plus fort que tout : on s’acharnait à supprimer la petite bête noire malgré une certitude refoulée qui prédisait une issue fatale, immanquablement. La raison avertissait qu’il vaudrait mieux rester tranquille tandis que l’angoisse poussait à agir coûte que coûte.

On lui fit au flanc gauche une blessure, avec une arme blanche qui s’enfonça jusqu’à pénétrer bien avant le poumon. Les responsables du coup de surin étaient sans doute les cousins Cripure et Nilsard, l’un des deux encouragé par l’autre… La plaie pissa le sang en abondance avant de se refermer d’elle-même sans laisser de cicatrice ; cette fois, Nadir prit la taille et le développement d’un garçonnet de cinq ans.

La vieille Rafida proposa une combinaison d’herbes et de graines toxiques pour un bouillon de onze heures, lequel fit également chou blanc… À l’heure où se préparait le déjeuner, elle s’était introduite dans la cuisine ; avec la complicité de Liumir, elle avait mêlé au plat destiné à l’enfant une mixture dont elle possédait le secret. Nadir, avant la fin du repas, tomba de son siège sur le sol où il demeura longtemps dans un coma qui ressemblait à la mort. La tante étant occupée dans la buanderie à ce moment-là, personne ne chercha à le bouger ; les parents Bacara et le couple Shibaru qui étaient présents gardaient leurs distances, se contentant d’observer de loin le corps inanimé. Les quatre spectateurs reculèrent ensemble de frayeur lorsque Nadir revint à lui et, se relevant lentement, se déploya à la verticale sous l’apparence d’un garçon prépubère…

Il poussait.

À croire que la haine et la répulsion qu’il inspirait se transformaient en nourriture dans son corps, qu’il y trouvait un philtre magique grâce auquel il croissait et devenait plus fort…

Il poussait.

C’était un enfant d’une douceur infinie, débordant d’affection et de tendresse, qui s’obstinait à quémander des caresses auprès d’adultes dont il ne recevait au mieux qu’un accueil de glace, ou qui le rabrouaient avec des gestes brusques. Lui, ne savait pas s’exprimer autrement que par des paroles et des démonstrations d’amour. Malgré le mur d’hostilité qu’on lui opposait, il revenait à l’assaut, tant pis !... infatigablement, sans frein, toujours plein d’élan. Il n’y avait que la tante qui ne se montrait pas rebutée par le développement extraordinaire de son petit-neveu ; bien sûr, pour elle aussi, le phénomène présentait quelque chose de bouleversant ; en même temps elle trouvait dans cette singularité une raison de s’émouvoir et de l’aimer encore davantage. Par-dessus tout, le caractère si aimant du garçon et sa jolie figure faisaient exploser d’une passion sans borne son pauvre cœur frustré. Lorsqu’il avait essuyé des duretés de la part de son père, de sa mère ou des autres, Nadir venait toujours se réfugier sur les genoux de la vieille célibataire ; là, il se pelotonnait entre ses bras, le front collé contre sa poitrine, en laissant échapper de drôles de couinements qui ressemblaient à des pleurs secs, sans larmes.

 

D’assassinats manqués en meurtres avortés… de coups de fusil déviés en noyades échouées ou en pendaisons dénouées… Nadir poussait…

Il poussait… successivement prenant la forme d’un adolescent âgé d’une douzaine d’années, d’une quinzaine… de seize ans, dix-sept ans… il se développait encore et encore, il forcissait, taille élancée, épaules élargies… dans une progression qui le mena, en l’espace de trois mois à peu près, au jeune homme… Vingt ans, vingt et un, vingt-trois… À l’homme fait… Les autres s’escrimaient sans relâche, prisonniers de leur idée fixe qui, à mesure que les échecs s’étaient enchaînés, avait fini par se durcir comme une espèce de caillou mental… Ils ressemblaient maintenant à ces compétiteurs engagés dans un jeu virtuel, que l’acharnement aurait rendu aveugles et sourds, ayant perdu le souvenir même du point de départ et de leurs motivations originelles. Comme si plus rien ne comptait à présent que la destruction de la cible afin de gagner des vies

(à suivre)

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