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LE JOUR DE PRUFLAS – Conte – 2

Mangeur d'Ombres et autres contes – Pascal Gautrin

 

Le jour de Pruflas  (suite)

 

En ce temps-là, les habitants de la contrée menaient une existence mesurée, monotone à force de régularité. C’était un petit conglomérat de voisins que la solitude et l‘éloignement de tout centre urbain avait soudé en une sorte de famille. À la tombée de la nuit, ceux du hameau se réunissaient dans la villa de Maître Bacara – Cesare Bacara – qui les accueillait à bras ouverts dans son salon. Sa position d’homme à l’aise lui avait tacitement conféré un statut de conseiller paternel ou de chef de village ; sa femme et lui-même faisaient les honneurs de leur logis avec une bonhomie sous laquelle se devinait malgré eux la conscience satisfaite de leur supériorité

Rituellement, la petite communauté prenait des sièges et se rangeait en demi-cercle devant un vaste écran noir, mince comme une ardoise et, à l’heure dite, on sacrifiait à la cérémonie vespérale des informations télévisées, internationales et nationales. Dans ce microcosme préservé, à l’abri de tout, dans ce phalanstère silencieux où le danger le plus redoutable était peut-être de mourir d’ennui, se déversaient chaque soir, à travers cette baie factice malencontreusement ouverte sur des mondes bouleversés : les torrents de la violence ordinaire, des défilés interminables de douleurs et de peurs que charriaient des populations en détresse, flots intarissables de sang, de larmes et de misère… Images… Images insondables… Chars d’assaut virant leur tourelle entre des immeubles effondrés, canons spasmophiles tirant des langues de feu, campements de réfugiés affamés, snipers invisibles, otages décapités, ici et là quelques gros plans sur des gorges ouvertes à l’arme blanche, représailles… encore des snipers à feu continu… casques bleus mal rasés ; enfants armés jusqu’aux dents, piétons bardés de dynamite se pulvérisant au milieu des foules ; vengeances, ripostes, représailles et talion… des femmes au ventre éclaté, des filles lapidées, des mères qui hurlent… On contemplait ces images atroces de crimes et de fureur avec la notion apaisée que tout cela concernait des mondes lointains, intangibles, plus ou moins réels, par-delà des horizons étranges, très loin à l’est, très loin au nord, très loin au sud... Le jeu des commentaires faisant partie de l’agrément de la veillée, chacun y allait de sa sentence et de sa remarque, chaque fois à peu près la même, avec la commisération entendue des gens qui savent que ne vous arrive jamais que ce que vous avez, d’une manière ou d’une autre, engendré, mérité et appelé. Dieu sait ce qu’Il fait ! était un credo complaisamment seriné : ces victimes éternelles, exposées sans pudeur sous l’œil des caméras devaient bien avoir quelque tache sur la conscience pour en être arrivées là… à la rigueur un péché enfoui dans les marécages de l’inconscient, ou bien l’héritage d’une sombre faute familiale qui réclamait l’expiation… Sinon la Providence n’aurait pas permis… On se disait que ce n’était pas un hasard si cette contrée – notre contrée – où l’on vivait si paisibles, avait toujours été épargnée par le malheur et la peine : aucune agitation mélodramatique ne venait y perturber le balancement inexorable du temps. On ignorait la violence aveugle ; on ignorait même jusqu’au moindre manquement à une civilité un peu rigide et désuète, mais dont les codes étaient aussi respectés que les canons de la religion. Oui, les habitants choisis de cette maigre communauté jouissaient en toute justice de l’assurance d’une paix immuable. Sans angoisse, sans mauvais pressentiment, sans rien de désagréable.

 

 Puis il y eut ces événements qui bousculèrent le cours admis des choses.

D’abord, Mme Bacara se trouva enceinte !... après vingt années de combat et d’acharnement médical pour tenter de vaincre la stérilité...

Elle n’était plus de la première jeunesse pour une primogéniture et l’annonce de cette grossesse que personne n’attendait plus mit le hameau en émoi.

Tout le temps de la gestation, la future mère fut entourée des soins les plus attentifs. Une vieille tante célibataire, dont la vocation avait toujours été de se dévouer au service des membres de sa famille, accourut s’installer au logis et veilla nuit et jour sur sa nièce avec un zèle inusable.

À la date annoncée, l’enfant amorça sa venue au monde. Il se prénommera NadirNadir pour l’état-civil.

 

Juste avant l’aube, la parturiente perdit les eaux.

Dans la matinée, une sage-femme, qu’on avait appelée au bourg le moins éloigné, sonna à la porte et prit aussitôt la direction des opérations.

Tout le jour, dans la chambre conjugale au premier étage, le travail s’accomplit lentement, mais sans anicroche. La vieille tante assise au chevet couvait sa nièce d’un regard humide et, à chaque gémissement de celle-ci, épongeait les sueurs de son front. La sage-femme debout au pied du lit contrôlait les contractions avec l’attention calme d’un aiguilleur. Le futur père, Cesare Bacara, logé à l’écart dans un fauteuil crapaud, manifestait sa nervosité par une succession de plaisanteries inopportunes dont il s’esbaudissait lui-même un peu trop fort, tout en tambourinant du bout des doigts un rythme sempiternel sur son ventre rebondi. Il était sans doute le plus ému de tous ; il avait passé la soixantaine et c’était pour lui aussi l’avènement d’une première descendance, un précédent mariage, il y avait bien longtemps, étant demeuré irrémédiablement sans fruit...

C’est sur le soir qu’une jeep, avec à son bord un petit commando de quatre hommes armés, était apparue surgissant du désert. Le vent d’est emportait le ronflement du moteur vers le côté opposé à l’habitation. Au sommet de la dernière dune, le contact avait été coupé pour se laisser descendre à découvert, en silence, droit en direction de la cible qui ne se doutait de rien. Sur la pente de sable, le soleil bas étira démesurément la grande ombre fantomatique du véhicule hérissé de ses quatre occupants.

 

Cesare Bacara, qui cherchait quelque prétexte afin de distraire son anxiété, sauta sur ses pieds en annonçant qu’il allait faire le tour de la maison et fermer les volets du rez-de-chaussée. Il descendit dans le vestibule où un rottweiler s’impatientait au pied de l’escalier. Sur un signe qui l’invitait à sortir, le chien se mit à sauter bruyamment dans tous les sens, bavant et ahanant comme un soufflet de forge. Dehors, tout en le réprimandant gentiment à cause de cette excitation qui bousculait tout sur son passage, Cesare Bacara entreprit de rabattre les grands panneaux à claire-voie sur la première fenêtre du salon. L’animal se prit alors à aboyer avec un air furieux. Maître Bacara se retourna d’un bloc. Quelque mouvement suspect avait été perçu dans le fond du jardin… Tout alla très vite. À peine son maître put-il surprendre une ombre furtive s’écrasant derrière un buisson de rhubarbe, le rottweiler s’élançait déjà, fondait comme un boulet en direction des intrus, s’envolant au-dessus d’un bosquet d’hibiscus par un bond prodigieux ; une détonation claqua, soulevant un nuage criard de choucas et, stoppé net à l’apogée de son saut, le chien retomba droit sur le sol tel un sac de lest. Un sage réflexe de survie empêcha Maître Bacara d’analyser plus avant la situation ; avec une prestesse que l’abondance de sa graisse ne laissait pas prévoir, il fit retraite jusqu’au perron, plongea à l’intérieur du logis, fit claquer les verrous et barra la porte en chêne par des espars d’acier.

Le petit commando d’attaque avait manqué son effet de surprise ; son dépit s’exprima en un long chapelet de mots orduriers qu’il dévida tout en saccageant à coups de talons un gros carré de salades. Puis le plus âgé qui était le chef donna l’ordre de se replier sous les arbres du verger. Là il répartit les tâches : un gars pour couper alimentations électriques et câbles de communication et saboter sur la route en contrebas l’antenne relai des téléphones cellulaires ; un deuxième muni d’un pistolet mitrailleur en faction dans un figuier pour tenir à l’œil ce côté-ci de la villa ; le troisième retournait à la jeep pour y prendre pelle et pioche et revenait creuser un trou profond dans un endroit dégagé, derrière la pelouse...

 

(à suivre)

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