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LE JOUR DE PRUFLAS – Conte – 6

Mangeur d'Ombres et autres contes – Pascal Gautrin

 

Le jour de Pruflas  (suite)

 

Dehors, au fond du jardin, il y eut une violente explosion suivie de cris. Puis un silence qui parut interminable, lourd de menaces ainsi que l’on décrit l’œil d’un cyclone. Tout à coup, une voix lança des appels brefs. Silence de nouveau, assez court cette fois, rompu par un bruit de chute du côté du verger. Puis, contournant la maison, des pas précipités sur le gravier des allées. Ensuite des sons métalliques de tôle que l’on cogne par maladresse… le toussotement d’un moteur fatigué qu’on démarre ; de faibles appels à l’aide, vite étouffés sous le ronronnement mécanique qui tourna quelques secondes pour lui-même avant de diminuer doucement en s’éloignant derrière les dunes. Puis plus rien. Du silence encore, sans fin. Hors du temps…

Cesare Bacara retenait son souffle. Il attendit ainsi longtemps en apnée pour ainsi dire, ayant perdu toute notion de durée.

 

Enfin il y eut d’autres pas sur le gravier, espacés et prudents d’abord, de plus en plus fermes à mesure qu’ils se répandaient autour de la maison. Des interjections, des appels qui se répondaient, feutrés pour les premiers, ensuite sans retenue, et même pressants jusqu’à s’entremêler en brouhaha confus. Quelqu’un tambourina à la porte d’entrée… Maître Bacara reconnaissait les siens… ses amis, les voisins du hameau qui s’étaient aventurés jusqu’à la villa et, peu à peu enhardis de ne plus rencontrer aucun danger, apportaient leur secours. Sa poitrine réussit à retrouver le mécanisme de la respiration ; il sentait comme des plaques de peur glacée se décoller de sa peau et s’effeuiller autour de lui. Il se redressa à demi, considéra la chambre qui ressemblait à une scène de théâtre au dernier acte d’un mélodrame : la tante gisant sur le tapis, le visage barbouillé de son propre sang ; le bébé nu qui gigotait doucement auprès d’elle ; le cadavre de la sage-femme, jeté en travers de l’appui de la fenêtre ; son épouse sur le lit paraissait inconsciente… mais les vagues régulières qui soulevaient et baissaient doucement le drap reposé sur elle tendaient à prouver qu’elle était paisible et avait pu sombrer dans un sommeil réparateur.

 

De nouveaux appels plus pressants l’encouragèrent à se remettre sur pieds pour se ruer hors de la chambre. Il dévala les degrés du grand escalier, se jeta sur la porte d’entrée, bouscula espars et verrous, fut dehors, entouré, serré, palpé, embrassé sans retenue, étourdi sous des flots de questions, d’exclamations, de commentaires… Cesare Bacara ne répondait pas ; muet, fermé, il ne semblait plus être le même homme. Il se dégagea brusquement des accolades, tourna les talons d’un air résolu pour rentrer dans le vestibule et gagner l’escalier de la cave. Au sous-sol il ramassa tout ce qui ferait office d’arme de combat : cannes, club de golf, battes de base-ball, pelles et pioches. Il revint les bras chargés pour distribuer les outils à la petite bande qui l’attendait…

Il y avait là, précédant les autres d’un pas en avant, la plus véhémente, la vieille Rafida, rabougrie et aussi sèche qu’un coup de trique, qui poussait des imprécations édentées par-dessus le tumulte général en envoyant au ciel des coups de poings furieux ; en retrait sur sa droite, son fils Ashish l’escortait, un colosse poilu et débonnaire, aussi carré qu’une armoire à glace ; à gauche, la bru se dandinait lourdement, grasse comme une truie dont la hure s’engonçait dans un triple menton. À côté d’eux, il y avait la famille Shibaru : Iakir, le grand-père et le couple formé par sa fille et son neveu ; cousins consanguins, aussi semblables que deux cédrats muris sur le même arbre, ils avaient engendré une paire de faux jumeaux, Mia et Zor, portraits crachés de leurs père et mère, à l’adolescence près ; ces cinq-là se tenaient en ce moment agrippés ensemble, amalgamés jusqu’à se fondre en un seul tronc rassurant. Abush était là aussi, bien sûr, l’assez beau gars tout énamouré de sa jeune épousée dont il entourait la poitrine ronde de ses bras protecteurs ; même dans l’émotion de cette matinée infernale, la vue de Liumir, fleur charnue récemment débusquée par la grâce de Dieu et rapportée d’un pays voisin, avait le pouvoir de galvaniser et euphoriser la partie mâle du hameau… Les deux frères Rapany, célibataires et vierges ; ils vivaient de maraichages ; c’est eux qui fournissaient essentiellement la communauté en légumes et fruits de saison ; maculés de terre de la tête aux pieds, les figures cuites et ravinées sous des crinières hirsutes et des barbes d’épis, depuis longtemps on ne distinguait plus lequel était l’ainé, lequel le cadet, eux-mêmes en ayant perdu le souvenir. Enfin il y avait les Cripure-Nilsard, un foyer singulier qui réunissait deux générations distinctes : des sœurs, l’une et l’autre mère d’un garçon ; devenues veuves quasi simultanément quinze années plus tôt, elles avaient réuni leurs indigences en une seule bourse et sous un même toit ; la seconde génération, les deux cousins âgés à peu près également d’une trentaine d’années, vivotait de prestations diverses, monnayant de vagues compétences sur le web.

Ce groupuscule hétéroclite se trouvait néanmoins bien équilibré avec ses huit éléments féminins et ses huit masculins.

(à suivre)

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