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LE JOUR DE PRUFLAS – Conte – 5

Mangeur d'Ombres et autres contes – Pascal Gautrin

 

Le jour de Pruflas  (suite)

Plaqué ventre à terre, Cesare Bacara restait pétrifié.

C’est alors que la bonne tante entendit dans son subconscient qu’on réclamait son aide ; dans un effort sublime rassemblant ses esprits, elle releva la tête jusqu’à amener son regard à la surface du matelas. Entre les jambes écartées de la mère évanouie, l’enfant bleu vagissait au milieu d’une grande vomissure de sang ; sa tête reposait tranquillement sur le placenta qui, tout flasque entre les plis du drap, ressemblait à une méduse échouée. Oubliant tout, la mort, la peur, le siège, elle n’obéit plus qu’à l’instinct de son dévouement, avec cette abnégation qui avait été toute sa vie. Elle fondit sur le bébé ; guidée dans ses décisions par un amour irraisonné, d’un tour de main elle noua le cordon ombilical qu’elle trancha résolument entre ses dents. Quand elle recula son menton, les coins de ses lèvres dégouttaient de sang comme ceux d’un vampire. Sainte Goule de la Maternité. Avec précaution, elle recueillit le nouveau-né dans la corbeille arrondie de ses bras pour le serrer à l’abri contre sa poitrine sèche. Sous l’extase de la tendresse, ses joues avaient rosi un peu ; elle croyait ouïr le chœur aérien de chérubins qui susurraient un chant d’allégresse au-dessus d’elle. Ayant tout oublié du danger, elle se dressa sur ses jambes, s’exposant à mi-corps dans le cadre de la fenêtre. Aussitôt un crachotement continu de pistolet-mitrailleur arrosa le plâtre du mur derrière elle, y traçant une ligne horizontale de pointillés semblable à un espace à remplir sur un formulaire administratif. Le dernier point avait dévié légèrement pour aller se loger dans le front de la vieille dame, entre les sourcils exactement. Tandis qu’un jet pourpre giclait droit au-dessus de son nez, elle s’affaissa doucement, improvisant un long ralenti de cinéma pour se couler sans heurt sur le plancher, mourir sans secousse, toute molle et douce à force d’amour. Le bébé arriva au sol comme déposé par un nuage ; il échappa du giron de la morte pour rouler sur le tapis de laine...

 

Rappelé à lui par la mitraillade qui avait brisé le silence, Cesare Bacara rouvrit les yeux. Il reconnut dans son champ de vision la forme d’un enfant par terre… le sien ?… son enfant nu et bleu. Il tentait de rassembler quelques forces restantes dans l’intention de se traîner jusqu’à lui, lorsqu’il s’immobilisa : le nourrisson venait de tourner la tête dans sa direction… Père et fils se trouvaient face à face… se dévisageaient… Et au cours de cette confrontation, un phénomène singulier se produisit (quand, par la suite, Maître Bacara se remémorera cet instant, il le déroulera mentalement comme une séquence de film ralenti) : l’émergence d’une entité venue d’on ne savait où pour, sous la peau transparente du nouveau-né, affleurer à la surface de ce monde… Oui… ce visage de poupon imprécis et lisse s’était transformé en une sorte de miroir magique dans lequel se révélait une présence étrangère. Un intrus s’était avancé, venu de quels espaces éthérés ? de quelle dimension inconnue ?... posté comme à sa fenêtre, il observait à présent ce côté-ci du monde. Avec avidité… Il avait emprunté les prunelles inhabitées du bébé qui étaient devenues aigües et dures au point de vriller le front du père et le percer jusqu’à l’âme… Cesare Bacara sentit une suée froide le tremper tout entier. Il se claquemura d’un coup derrière ses paupières, secoua frénétiquement la tête pour lutter contre cette intrusion insupportable à l’intérieur de son cerveau.

Quand il osa rouvrir les yeux vers l’enfant, celui-ci avait repris son visage bleuâtre et flou ; le regard était redevenu vague ainsi qu’il convient à un être né depuis moins d’une heure. L’inquiétant visiteur n’était plus là.

(à suivre)

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