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LE JOUR DE PRUFLAS – Conte – 4

Mangeur d'Ombres et autres contes – Pascal Gautrin

 

Le jour de Pruflas  (suite)

 

La parturiente souffrait le martyr. Son époux sur le sol pleurait en silence, l’oreille tendue vers l’escalier ; chaque minute, il croyait reconnaître le bris d’une fenêtre au rez-de-chaussée, suivi des pas lourds des assaillants grimpant les marches... Les heures passaient et l’offensive finale ne se donnait toujours pas !... Rien que le martèlement obsédant des obus tout autour de la maison, contre les murs quelquefois, avec des vibrations sinistres à chaque explosion… C’était à devenir fou à force de peur !... Le pauvre homme ne savait plus quelle pensée retourner sous son crâne chauffé au rouge. Qu’est-ce qu’ils voulaient, ces assassins venus de nulle part ?... Qui étaient-ils ?... Qu’est-ce qu’ils attendaient, à la fin ?... Une intuition lui traversa l’esprit… elle faisait froid dans le dos : Ils ne voulaient rien !... Tout cela n’était qu’une sorte d’exercice. Un entraînement pour rire… Un jeu gratuit, cruel… Une provocation abominable et rien d’autre… Mais pourquoi ?... Pourquoi ici ?... Pourquoi chez nous ?... Pourquoi notre maison ?... Pourquoi ce soir ?... Pourquoi nous ?... Pourquoi nous ?... Il repartit de plus belle en sanglots, des gros bouillons de larmes inondant sa face qu’il enfouissait au creux de ses coudes repliés.

La future mère s’épuisait au travail. Elle se désespérait de son côté, se plaignait tout haut que jamais cet enfant ne parviendrait à sortir, qu’il lui faudrait d’abord mourir elle-même… Aux contractions normales de l’accouchement s’ajoutaient des convulsions désordonnées à cause de la frayeur qui faisait bondir tout son corps à chaque obus éclatant quelque part. La nuit se passa ainsi, interminable. À l’aube, elle soupira qu’elle était arrivée au bout du bout de ses dernières forces. Par la croisée ouverte, elle pouvait voir une ligne de braise qui rougeoyait à l’horizon et s’élargissait peu à peu entre les branches des arbres. Les premières lueurs du jour naissant.

Lorsqu’elle fermait les yeux, un rouge incandescent flamboyait encore sur l’écran de ses paupières, pareil à la bande lumineuse qui bordait le ciel au-dehors ; l’espace intérieur de son crâne en était tout incendié. Les déflagrations sourdes faisaient trembler les murs de la chambre et vibrer son ventre dilaté en pain de sucre sous le drap blanc. Sa peau tendue était parcourue de vagues électriques... Entre ses lèvres sèches, elle marmonnait d’un ton halluciné, monocorde, des paroles à peine audibles : C’est la maison qui est en train d’accoucher de l’enfant... Tout le jardin...la maison... essaient d’accoucher... faire sortir… cet enfant... Sous l’effet de la fièvre, elle délirait doucement… Non… c’est moi… Ce sont ces atroces contractions de mon ventre qui ébranlent la maison… jusque dans ses fondations... Mon utérus… le col s’écarte... Nous allons tomber. Quelle horreur !... Mon Dieu, aidez-nous ! Nous allons tomber au fond de mon utérus !... Tomber rejoindre ce bébé… horrible… tout au fond de l’utérus… Ah, mon Dieu, mon Dieu, j’ai trop peur ! Les murs s’écroulent et nous allons disparaître… dans la cave de l’utérus...

Un obus tomba sur une petite remise de jardinier qui s’effondra avec fracas au moment précis où la femme poussa un hurlement : entre ses cuisses, pointa le cuir chevelu noirâtre de l’enfant Nadir Bacara. Le projectile suivant, qui au passage décrocha la gouttière du bord du toit, salua la poussée formidable grâce à laquelle la tête s’extirpa toute entière. La mère n’y mettait aucune volonté ; son ventre semblait avoir de son propre chef entrepris l’expulsion et travaillait avec force, à moins que ce ne fût le bébé lui-même qui dirigeât à présent les opérations. Le corps apparut par saccades ; chaque progression hors de la mère était accompagnée d’une déflagration. Il y en eut une terrible pour les épaules, une affreuse pour le torse, une terrifiante pour le bassin, une épouvantable pour les jambes. Un obus fit voler en éclats une fenêtre du rez-de-chaussée et alla défoncer le vaisselier de la salle-à-manger au moment où le placenta se trouva éjecté sans façon. L’écroulement d’une véranda couvrit presque le hurlement que poussa le nouveau-né lorsque l’air en s’engouffrant dans ses poumons les déplia d’un coup sec.

Enfin un projectile vint heurter le mur de la chambre, au coin supérieur de la fenêtre, imprimant dans le ciment et la pierre de taille le sceau péremptoire d’un petit cratère tout chaud et fumant, comme une certification officielle de l’acte de naissance.

Ce dernier impact fut suivi d’une accalmie ; les assaillants, eux-mêmes harassés de fatigue, ressentaient le besoin de faire une pause.

 (à suivre)

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