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LE JOUR DE PRUFLAS – Conte – 7

Mangeur d'Ombres et autres contes – Pascal Gautrin

 

Le jour de Pruflas  (suite)

 

Sans distinction d’âge ni de sexe, chacun fut équipé d’une arme… Muni lui-même d’une batte à linge, Bacara ouvrit la marche. On fit le tour de la propriété, évaluant les ravages d’un œil sec ; on arpentait le jardin dévasté d’un pas martial, animés à présent par le feu d’une rage taciturne. Au fond du jardin, on approcha à pas de loup la fosse creusée par les assaillants. On se disposa en cercle sur le bord, épaule contre épaule pour former une sorte de palissade. Au fond du trou, parmi les débris épars de l’antique mortier qui avait explosé avec la dernière munition dont on avait voulu le charger, gisaient les morceaux déchiquetés de son servant. Le chef de la petite phalange s’en était tiré ; grièvement blessé, il avait pu rameuter les autres acolytes avant de clopiner, tout sanguinolent, jusqu’à la jeep et se hisser à la place du passager. L’homme posté en embuscade sur la route l’avait vite rejoint. D’un bond sur le siège du conducteur, jetant la mitrailleuse à l’arrière du véhicule, et il avait démarré sans prêter attention aux appels du quatrième comparse, lequel était demeuré au milieu des arbres du verger.

Dans la suite de leur tournée d’inspection, Maître Bacara et sa petite troupe trouvèrent ce dernier étendu au pied du figuier.

 

C’était un jeune gars de seize ou dix-sept ans au plus, un petit rouquin imberbe, juste une ombre de duvet entre le nez et la lèvre supérieure. Couché sur le dos, il faisait des efforts vains pour se soulever sur les coudes ; ses yeux écarquillés exprimaient sa peur ; la bouche béait sans qu’aucune parole pût en sortir, étranglée dans la gorge ; la cage thoracique haletait comme une bête aux abois. Il n’avait pas d’arme ; le pistolet-mitrailleur était resté suspendu haut dans l’arbre, sa courroie de cuir accrochée à une branche. Maître Bacara, après avoir contemplé fixement l’adolescent à terre, avança un pied pour le bousculer avec la pointe de sa chaussure ainsi qu’il aurait asticoté un animal rampant afin de provoquer des réactions. Le garçon cria ; la moindre secousse un peu rude lui était une torture ; sa hanche gauche était brisée et il souffrait encore atrocement à cause de diverses contusions. Lorsque le chef avait lancé l’ordre de repli, il avait voulu se précipiter au pied de l’arbre fruitier sur lequel il se tenait en faction. L’explosion du mortier l’ayant ébranlé et bouleversé, il avait perdu son sang-froid ; dans sa trop grande hâte à descendre, il avait manqué une branche ; la chute fut brutale sur les racines qui saillaient hors du sol… Groggy, incapable de se traîner vers des herbes hautes… ses appels à l’aide n’avaient obtenu aucune réponse. Il avait connu la panique lorsqu’il avait compris, au bruit décroissant du moteur de la jeep, qu’on l’abandonnait en terrain ennemi… sans défense, sans moyen de fuite.

La petite troupe ne se lassait pas de contempler l’agresseur abattu, puisant dans ce spectacle un surcroit d’énergies ; après le cauchemar éprouvant de la nuit, la terreur qui se lisait dans les yeux du garçon se dégustait comme un tonique réparateur.

En réalité, ce fut Maître Bacara qui déclencha le feu de l’action, mais la petite troupe épousa son initiative avec un si bel ensemble qu’on eût pu les croire membres d’un même corps agissant. Ça promettait d’être une belle danse libératrice, à l’unisson parfait… Bacara souleva la batte à linge qu’il serrait entre ses poings ; dans le même élan, tous brandirent leurs outils vers le ciel. Il frappa ; dans son sillage exactement, ils abattirent cannes, battes, pelles, pioches. Frappèrent.

Le garçon hurla de douleur et de l’horreur aussi d’être à la merci de cette bande de gauleurs grimaçants, des hommes et des femmes déformés par des rictus hideux, qui se dressaient au-dessus de lui pour le moissonner comme autant de Morts faucheuses. Les coups pleuvaient. Il hurlait, il se tordait, il se tournait, il se retournait, il tressautait en tous sens, reptile martyr, reptile affolé. Les os craquaient. Des flots de sang giclaient.

On y allait de bon cœur. On frappait, on frappait, on frappait, avec d’autant plus de rage qu’on avait toute une nuit d‘angoisses à s’exsuder de la peau, toute une nuit de frayeurs à faire payer. Pas de paroles inutiles, même pas d’injures ; seulement les sifflements de l’air fouetté par les armes, les bruits sourds des coups, de la chair talée et des os brisés au milieu des hurlements, puis des râles du roué. Bientôt la victime cessa toute plainte et geignement ; les exécutants ne s’en rendirent même pas compte, ils continuaient à frapper… à frapper encore une heure durant… à frapper en cadence, avec la fougue des batteurs de blé. Poussant des ahans d’effort. Scandant la frappe comme feraient les danseurs hallucinés d’un rituel primitif. La carcasse du garçon avait éclaté. À la fin, broyé, pilé, réduit en charpie, le corps initial se réduisait à une masse informe ; on ne distinguait plus sur l’herbe qu’une grosse boue noire mêlée de viande, de sang, de cheveux, de copaux d’os et de lambeaux de tissus. Une espèce de pâtée pour bestiaux, épaisse et visqueuse.

Avec une synchronisation parfaite, les dix-sept exécutants stoppèrent net, à bout de souffle, laissant choir au hasard dans l’herbe leurs armes dégouttantes et poisseuses. Pas un seul n’avait flanché, femme ou homme, les anciens aussi fermes que les plus jeunes ; électrisés par une même force surhumaine, ils étaient allés bien au-delà de leurs capacités ordinaires. Maintenant ils demeuraient en suspens, perdus dans la considération de leur ouvrage… Sidérés et perplexes… Un nuage passa successivement sur leurs fronts à tous, les faisant frissonner de la tête aux pieds ; les mieux trempés s’efforçaient de conserver un air de rien, comme si la chair de poule qui leur hérissait maintenant le poil n’était due qu’à un rafraîchissement inopiné du vent… Tout de même ils se sentaient un drôle de vide à la place de l’estomac… Les brefs regards échangés se firent du coin de l’œil parce qu’ils ne savaient plus comment se considérer en face…

Enfin Maître Bacara en s’écartant donna le signal d’une amorce de repli. Tandis que les frères Rapany ramassaient une pelle et une bêche à fin de creuser un puits au plus profond duquel ils enseveliraient les restes de… les restes de cette chose-là par terre… les autres s’ébrouèrent subrepticement et entreprirent un retour vers la villa.

(à suivre)

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