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LE JOUR DE PRUFLAS – Conte – 9

Mangeur d'Ombres et autres contes – Pascal Gautrin

 

Le jour de Pruflas  (suite)

 

À l’heure accoutumée le soir, la petite bande des voisins se présenta sur le seuil. Cesare Bacara s’obligea à les accueillir comme si de rien n’était, affichant une espèce de sourire des bons jours avec le meilleur visage qu’il pouvait composer. Il excusa son épouse qui ne voulait encore recevoir personne près de son lit, étant beaucoup trop épuisée. Elle allait le mieux possible… oui, ma foi… Dieu merci !... Du repos… juste un bon repos réparateur... c’était bien le moins après un accouchement difficile… Tout en papotant d’un ton enjoué, lequel sonnait désagréablement faux à ses propres oreilles, il jaugeait ses visiteurs du coin de l’œil ; très vite, il acquit la certitude que derrière leur mine affable, leur bouille de gens simples, si satisfaits de la vie et d’eux-mêmes, ils tentaient de dissimuler une conscience un peu trouble, une gêne dans les entournures. Ils jouaient la comédie pour tout dire… tous… Sa main au feu... Que connaissaient-ils exactement de ce cauchemar dans lequel il se débattait lui-même depuis la veille ? Avant leur venue, il s’était arrêté à la conclusion que toute cette aventure n’avait été que le fruit de son délire personnel, une élucubration dans laquelle il avait impliqué des images fictives de voisins, à leur insu. En les retrouvant devant lui, là, ce soir, il se prenait à douter de nouveau… son intuition venait lui souffler : oui, ils y étaient… ils ont participé… Comment était-ce possible ?... Où était la réalité ? Qu’est-ce qui avait eu lieu vraiment ?...

On passa au salon ; tandis que l’on disposait des sièges en demi-cercle sur deux rangées, le maître des lieux procéda à l’allumage de la télévision. Chacun prit sa place en bavardant et dévidant les éternelles platitudes dont on faisait le préambule des veillées. Tranquille, le rituel se mettait en place, allait son cours docilement selon le protocole instauré depuis l’origine. Bref, s’il n’y avait eu ce malaise indicible que chacun sentait flotter comme une brume dans la pièce, ç’aurait été une soirée banale, conviviale, en train de s’ouvrir.

L’écran se colora avec les abominations du jour.

On suivait depuis quelques minutes le massacre à la serpe d’une communauté africaine perpétré par des milices paramilitaires, lorsque la bonne tante fit son entrée. Avec des précautions infinies, les joues empourprées de fierté, elle apportait un paquet blanc enveloppé de linges et de dentelles. Son cœur battait plus fort d’être chargée de la présentation solennelle du nouveau-né devant l’assemblée…

Une certaine tradition voudrait que l’apparition d’un bébé fasse un joyeux intermède ; c’est une proposition de détente où les adultes les plus austères s’extasient et, retombés en enfance, bêtifient sur un mode attendri. Rien de tout cela ici, sans qu’on pût s’expliquer pourquoi… on tourna juste un peu la tête pour vérifier du coin de l’œil l’identité des intrus et les masques se figèrent. Le trouble qui n’était encore que latent gagna en épaisseur et se mit à peser de tout son poids. Désappointée, la vieille dame ne trouva rien d’autre à faire qu’aller déposer l’enfant dans le giron de son père sans demander l’avis de celui-ci qui, pris au dépourvu, afficha un air bien emprunté… bien encombré… Comment un géniteur faisait-il d’ordinaire la démonstration de sa paternité comblée ?... À voir certains pères, dans son souvenir, cela paraissait si simple, si évident… Lui, le cadeau le laissait sans réaction, il ne savait pas quoi en faire… Décidément non, cet enfant, qu’il avait pourtant appelé si longtemps de ses vœux, ne lui disait rien… Pas la moindre étincelle d’amour ne venait titiller ses entrailles, juste une vague répugnance ; il s’en trouvait déconfit… une vague répugnance et, pour tout avouer, une peur diffuse qui lui brouillait l’estomac…

Maintenant, l’assistance avait détourné son attention de l’écran pour se consacrer entièrement à cette confrontation du père et du fils. Sous la pression des regards, Cesare Bacara se sentant l’obligation de faire quelque chose se tritura les méninges… rien ne lui vint de mieux que glisser l’index de sa main droite sous le menton du marmot pour faire guili-guili. Le doigt s’immobilisa en l’air avant d’avoir atteint le but qu’il s’était fixé… Un sifflement aigu s’était levé et investissait ses oreilles. L’enfant ouvrit les yeux… Blêmissant, Cesare Bacara reconnut, derrière le visage flou du nourrisson, la présence de l’autre… ce même étranger qui était apparu la nuit dernière à l’heure de son cauchemar, l’intrus sinistre remonté du fond des gouffres. Puis l’enfant quitta son père des yeux pour tourner la tête en direction de l’écran, entraînant irrésistiblement dans cette direction les regards de l’assistance entière. Ils se retrouvèrent tous focalisés sur la télévision comme fixés par un aimant et dans l’incapacité de s’en détacher, tous les poils dressés.

Dans le rectangle noir de l’ardoise, une caméra promène son objectif sur un jardin dévasté ; au passage elle accroche la silhouette lointaine d’une villa ; elle s’en approche, examinant chaque détail du rez-de-chaussée, puis elle glisse vers le haut, jusqu’au premier étage où sur l’appui d’une fenêtre ouverte, le corps d’une femme jeté comme un sac pend la tête en bas. Sans s’attarder la caméra s’enfonce dans le jardin pour filer droit vers un espace d’arbres fruitiers. Fin du traveling. Gros plan sur un garçon jeune aux cheveux roux. Il est couché sur le dos entre des racines. Il souffre. Il a l’air terrorisé aussi. Contreplongée pour découvrir ce qui l’effraie : neuf hommes et huit femmes côte à côte se tiennent en cercle, penchés au-dessus de lui et le scrutent intensément. La haine. La haine brûle dans leurs dix-sept paires d’yeux ; la haine tort leurs dix-sept bouches par une crispation mauvaise. Les bras se lèvent, brandissant des outils, battes, clubs de golf, pelles, et cætera. Les outils s’abattent ensemble, frappent. La victime hurle, se tort. La caméra n'escamote rien de la destruction du corps ; avec un soin méticuleux, elle enregistre sa transformation ; elle ne perd pas une miette de sa métamorphose en chair à farcir noire, en purée gluante, en bouillie ruisselante…

Dans le salon de la villa, le sifflement suraigu taraudait tous les tympans, obsédant, ininterrompu, les crevait. Hypnotisés, paupières grand écartées malgré eux, les spectateurs forcés dévoraient l’écran crépusculaire tel qu’il leur était servi ; ils avalaient, ils déglutissaient image après image, images d’eux-mêmes au matin, défaits, hors d’eux, hideux, images d’eux en machines à frapper, poussant des han ! de bûcherons forcenés, en cadence, en cadence, en cadence, en cadence, en cadence…

(à suivre)

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