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LE JOUR DE PRUFLAS – Conte – 8

Mangeur d'Ombres et autres contes – Pascal Gautrin

 

Le jour de Pruflas  (suite)

On arriva en vue du perron au moment même où la porte d’entrée s’ouvrait pour donner passage à une femme d’une cinquantaine d’années que Bacara ne reconnut pas tout de suite. Elle avait les traits tirés à cause d’une fatigue extrême, le teint cireux et l’ordonnance de la coiffure avait été réparée à la va-vite ; son visage s’éclaira pourtant d’un sourire sitôt qu’elle aperçut le maître de maison. Elle le héla joyeusement, le félicitant d’un beau petit gars dont il était l’heureux papa depuis ce matin. Sans laisser de temps à une réponse éventuelle, elle enchaîna tout d’un trait plusieurs considérations volubiles d’où émergeaient certains points importants tels qu’un repos absolu indispensable pour madame, une facture d’honoraires dans une enveloppe restée sur la table de chevet, un règlement de ladite facture qu’il conviendrait d’effectuer sans retard. La sage-femme fit un salut de la main à l’adresse de tous sans distinction, gratifia encore le nouveau père en particulier d’un clin d’œil complice et descendit les marches en faisant claquer ses hauts talons sur la pierre. En bas, elle marqua un nouvel arrêt pour tirer d’une sacoche qui pendait à son avant-bras une cigarette et un briquet ; et c’est en enfumant ses poumons avec volupté qu’elle marcha jusqu’à la route où elle retrouva une automobile blanche garée à l’ombre des acacias.

Les spectateurs assistèrent au démarrage du véhicule sans broncher ; en silence, ils le suivirent des yeux jusqu’à sa disparition au loin dans les virages… Cesare Bacara se tourna ensuite vers le perron qu’il gravit d’un pas mal assuré et passa la porte. Dans le vestibule, levant la tête en direction du palier du premier étage, il vit la vieille tante, fébrile et rayonnante, qui se penchait par-dessus le garde-corps au risque de basculer dans le vide. De la main, elle l’invitait à monter tout de suite, tout de suite. Vite, vite !... Il se porta jusqu’à elle avec difficulté, flageolant à cause de ses jambes aussi flasques que celles d’une poupée de son. Quand il fut parvenu en haut, la vieille dame le saisit par le bras pour le tirer jusqu'à l’intérieur de la chambre.

Sur un large oreiller blanc, entre des draps propres qu’on venait de tendre, Madame Bacara reposait doucement, le visage tout ouvert, rafraichi de parfums et lisse comme un pétale de rose malgré l’épuisement. Elle accueillit son mari d’un air angélique, mais sans aucune force pour articuler quelques mots. À son côté, serré contre son flanc, était posé un couffin au creux duquel dormait le bébé, lavé et couleur corail, vêtu d’une chemise de coton fin et de chaussettes blanches. Cesare Bacara, que la tante poussait à présent dans le dos en gloussant comme une volaille, se pencha au-dessus de son fils puisque c’était là ce qu’on attendait de lui. Ses sourcils demeuraient froncés ; son esprit était ailleurs et dès qu’il put se dégager, il s’approcha de la croisée grande ouverte…

Au-dehors rien n’était changé : il regardait le même paysage que l’avant-veille, le même que tous les autres jours… Les buissons fleuris se berçaient délicatement dans la brise du matin ; la pelouse verte et grasse couvrait avec soin les espaces entre les plates-bandes… On y soupçonnait une effervescence qui crépitait sous les brins d’herbe ; imperceptible à l’œil nu, une faune innombrable s’affairait dans la tiédeur du matin ; le jardin s’en trouvait exalté dans un enchantement de la vie où les aboiements même du rottweiler, agacé d’être à la chaine devant sa niche, résonnaient comme saluts et manifestations de joie.

Cesare Bacara dut faire effort pour se détacher de la fenêtre… Il perdait pied… Quel rêve sinistre avait-il donc vécu ?... Peut-être y avait-il du soulagement à se dire que les événements de la nuit n’avaient été que les tribulations d’une mauvaise fièvre… mais quelle facette inconnue jusqu’ici de lui-même avait pu l’entraîner dans ce cauchemar éveillé ?... Quelle partie de son cerveau soudain mise à jour avait été capable d’inventer de telles horreurs… après six décennies d’une vie tout à fait régulière et bien rangée ?... Ainsi donc… vraiment… il fallait se convaincre que tout cela n’avait été qu’illusions… fantasmagories éveillées ?… Difficile à admettre tout de même… Et pourtant… Et les autres ?... Hallucination collective ou délire égotiste ?... Avait-il inventé aussi leur présence à ses côtés ce matin ?... Et si non, qu’avaient-ils vécu eux-mêmes ?... Il ressentit à présent le besoin de redescendre au rez-de-chaussée pour les retrouver ; il voulait les voir, il voulait les écouter… En bas, le vestibule était désert : les amis s’étaient égaillés dans la nature sans demander leur reste, chacun ayant préféré retourner au hameau et vaquer dare-dare à ses occupations. Qu’est-ce qu’on aurait pu dire après tout ?... On se sentait comme tout poisseux à cause du mal-être… Échanger des mots aurait risqué de fissurer la réalité des choses… laisser pointer certaines hantises comme mauvaises herbes qu’il valait mieux étouffer sous terre. Trop gênant... Dangereux… Oui, dangereux… On ne voulait pas savoir... Non, non, pas question…

On s’ingénia donc à organiser la journée tant bien que mal afin de lui donner un air le plus quotidien possible. Dans le courant de la matinée, un des frères Rapany vint livrer quelques légumes, taciturne comme d’habitude mais tarabusté dans son for intérieur par cette drôle de question : Qu’est-ce qu’ils avaient bien pu enterrer, lui et son frère, ce matin, sous le figuier ?... Abush se présenta pour effectuer quelques réparations de plomberie ; depuis qu’il avait perdu son emploi au bourg voisin à cause du déclin des commerces, il travaillait quatre jours sur sept à la villa où s’était imposé le besoin d’un homme à tout faire ; Liumir, sa jeune femme, venait aussi donner un coup de main à la cuisine. Cesare Bacara, qui les croisa à plusieurs reprises, fut tenté d’engager des conversations avec eux mais y renonça à chaque fois… Évident que l’un et l’autre avaient l’air chose mais tenaient à rester sur leur quant-à-soi… cela se trahissait par une certaine façon d’accomplir chaque geste ordinaire avec un soin si appliqué qu’il en paraissait extraordinaire… La matinée s’achemina vaille que vaille jusqu’à son bout, puis le temps du déjeuner passa et le début de l’après-midi.

Dans le milieu de l’après-midi, un incident chambarda Cesare Bacara davantage encore, comme s’il en était besoin… poussant d’un cran l’inquiétude qui le taraudait déjà quant à sa santé mentale… Dans ses errances où son âme en peine cherchait un moyen de tuer le temps depuis son retour du jardin, il se retrouva pour une énième fois devant la porte de la chambre conjugale, la main posée sur la poignée et hésitant s’il allait à nouveau déranger sa femme qui somnolait. Ce fut à ce moment précis qu’un sifflement perçant et continu se révéla, pianissimo d’abord, piano, et rapidement alla crescendo… au creux de ses oreilles, crut-il au commencement, parce que cela lui crevait les tympans… Puis il réalisa que le son fusait autour de lui, puis virait en spirale, formant bientôt une espèce de tornade sonore et pourtant palpable, un vortex vertigineux au creux duquel il se trouva emprisonné. Il eut la sensation de la chute de son estomac jusqu’entre ses jambes ainsi qu’il arrive au passager d’un ascenseur qui tout à coup descend à trop grande vitesse. Il poussa quand même la porte… pour la refermer aussitôt avant d’avoir seulement avancé un pied… au contraire se rejetant vivement en arrière à cause de ce qu’il venait d’entrevoir !... Il avait entrevu… de ses yeux, vu ! sur le tapis la vieille tante gisant morte, on ne pouvait plus morte, le visage couvert de sang ; le bébé nu et bleu gigotait à côté d’elle ; en travers de l’appui de la fenêtre, un long sac mou semblait jeté moitié dehors moitié dedans, le cadavre de la sage-femme, indubitablement… Une nausée comme une lame de fond se souleva dans son ventre en même temps que le maelström sonore précipitait sa rotation, gagnait en puissance, grimpant jusqu’au registre suraigu. Bacara se répandit sur le palier en grands vomissements qui lui retournaient les viscères. Une fois la tempête apaisée, il dut rester un long moment hébété, vidé entièrement, chaviré contre la porte pour ne pas rouler par terre. Mon Dieu !... Mon Dieu, aidez-moi !… ma tête… mon cerveau… quelle horreur !... Je dois faire disparaître ça… Serpillères, seau… tout de suite !... avant que quelqu’un voie… Il ne pouvait plus en douter : sa raison foutait le camp...  Aussi vite que ses jambes en coton le permettaient, il courut chercher de quoi nettoyer le palier… courut chercher de quoi effacer les preuves de sa démence.

(à suivre)

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