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conte

  • LA MARIÉE MISE À NU... (PAR LES CÉLIBATAIRES) – CONTE – 10

    Pascal Gautrin – Polyptyque – contes et récits

    La Mariée mise à nu… (par les Célibataires)  (fin)

     

    Il était lié avec l’une des galeries parisiennes les plus en vue qui, sous la condition d’exclusivité, lui assurait une rente mensuelle. Le contrat arrivant à son terme, on l’avisa que, compte tenu de la conjoncture, il ne serait pas envisagé de reconduction pour le moment… – C’est une mauvaise passe à traverser… ajouta le marchand d’art, sincèrement navré et compatissant… Ne t’inquiète pas, ce vent de folie finira par retomber… tôt ou tard… Alors tu seras encore reçu à bras ouverts chez nous… Tu es un artiste authentique… un grand artiste… vraiment… Sûr que le monde va te rendre de nouveau justice… dès que les esprits seront redevenus raisonnables…

    Flocon tourna les talons sans répondre. En sortant, il claqua si violemment la porte en verre qu’elle se pulvérisa et se répandit en milliers de petits morceaux cubiques sur le marbre du sol.

    Sa situation financière sombrait dans le rouge.

    Par son talent et son succès, beaucoup d’argent lui était passé entre les mains ; il en avait dépensé bien davantage… Tous ces marmots, qu’il avait contribué à mettre au monde année après année et dont il avait fait ses modèles tant qu’ils étaient nourrissons, faisaient autant de pensions alimentaires à payer chaque mois… Vingt-sept rejetons qui le ruinaient.

    Des huissiers vidèrent son atelier et son appartement des meubles et objets qui les garnissaient et, pressé par les banques, il vendit les murs à la hâte, bien en-dessous de leur valeur ; il ne retira pas de l’opération suffisamment de liquidités pour couvrir l’intégralité de ses dettes.

     

    Son histoire extraordinaire s’était répandue bien au-delà du cercle restreint des amateurs d’art pour faire les choux gras de la presse populaire que l’insolite de l’affaire avait enchantée. Le nom du peintre et sa malédiction étaient maintenant célèbres sur tout le territoire… En conséquence, il se trouva dans l’incapacité de dénicher quelque endroit où se réfugier… pas un lieu, si petit, si insalubre fût-il, qu’il pût encore louer… les bailleurs lui claquaient la porte au nez, persuadés que, s’il franchissait le seuil, le logis serait aussitôt la proie des flammes, ou écrasé par la chute d’un avion, ou désintégré sous n’importe quelle catastrophe imaginée par le Ciel…

    Il était à la rue.

    Il songea à en finir, indécis toutefois sur le choix du moyen… pendaison ?... saut dans la Seine… amanite phalloïde ?...

    Dans les contes traditionnels, le héros parvenu à ce stade abyssal de la défaite, s’il ne peut pas encore se décider à franchir le cap du suicide, se met à envisager de vendre son âme au diable…

     

     Elle portait alors le nom de Margaret Knockefisch… femme grande, aux traits marqués par la cinquantaine sans retouches ni fards, le cheveu terne… vêtue d’un éternel tailleur strict, hors-mode… constamment nimbée par un nuage de fumée bleuâtre émanant des cigarettes qu’elle allumait les unes aux autres sans devoir recourir à un briquet de toute la journée.

    Rue Jacob, elle dirigeait une galerie où la présentation de quelques toiles authentiques lui permettait d’expliquer et blanchir une fortune générée en réalité par d’autres activités bien lucratives mais pas trop avouables.

    Pour le développement de son commerce opaque, elle était à la recherche d’artistes habiles, de la trempe de Jérôme Flocon qu’elle pistait de loin depuis longtemps… depuis qu’elle l’avait débusqué par hasard, jeune étudiant aux Beaux-Arts… Dès ce temps-là déjà, il faisait preuve d’une habileté de technicien sans pareille… une intuition merveilleuse pour pénétrer et restituer les œuvres des autres peintres qu’il s’amusait à pasticher pour le plaisir. Flocon était l’instrument sur lequel Margaret Knockefisch voulait mettre le grappin et elle avait attendu son heure…

    L’heure était venue.

    Ils se rencontrèrent par hasard quai Voltaire, au bord de la Seine.

    Il était à point… elle n’eut pas besoin de longues phrases pour le convaincre et il lui emboîta le pas lorsqu’elle retourna rue Jacob.

    Elle l’installa dans un atelier d’arrière-cour qu’elle louait sous un nom d’emprunt, elle mit aussi à sa disposition tout le matériel nécessaire. Il n’avait qu’à peindre, elle se chargeait du reste ; grâce à son entregent et ses accointances dans le milieu professionnel des arts, elle faisait son affaire des certificats d’authenticité et autres formalités…

     Bientôt, des œuvres produites par Flocon inondèrent à nouveau le marché, sans que sa signature néanmoins apparût une seule fois. Au bas des tableaux, on lisait des noms divers… ChagallBaconDerainVlaminckMatisseSoulagesde StaëlModiglianiBraquePicassoSoutine…  et cætera.

    Mais à partir de là, c’est une autre histoire…

     

  • LA MARIÉE MISE À NU... (PAR LES CÉLIBATAIRES) – CONTE – 9

    Pascal Gautrin – Polyptyque – contes et récits

    La Mariée mise à nu… (par les Célibataires)  (suite)

     

    3

     

    La vente Merteuil fut invalidée par la C.V.V. (Commission des Ventes Volontaires) et le collectionneur dépité récupéra tous ses tableaux qu’il remisa dans l’attente d’une prochaine partie plus propice.

     

    Au soir du jour terrible – dies illa – les journaux rapportèrent que le financier George S. Suiter s’était donné la mort au dernier étage du Suiter Palace, fier building qui domine le quartier des affaires de Philadelphie. Depuis quelques jours, le microcosme financier murmurait que l’homme d’affaires était au bord de la banqueroute, sans soupçonner encore à quel point proche du bord… Il semble que l’ultime espoir de George S. pour retarder sa chute en étanchant les plus hémorragiques de ses dettes avait été la vente de sa collection d’œuvres d’art : au cours des dernières années il avait misé un maximum de fonds sur les étonnantes performances du peintre Jérôme Flocon... C’est après avoir appris l’inexplicable effondrement de cet artiste que le désespéré avait conçu cette conclusion tragique à sa formidable carrière

     

    Mort et effondrement cataclysmique d’un commissaire-priseur… suicide tragique d’un milliardaire, prince de Wall Street… Dans le monde de l’art et les cercles d’amateurs, le Flocon commença à faire peur

    Flocon… le nom devenait synonyme de krach, de loser… pire encore : de génie fatal aux investisseurs. Son front paraissait désormais marqué par cette épithète d’infamie : porte-poisse

     

    Fin juillet… À Francfort-sur-le-Main, un industriel voit en l’espace de quelques heures les trésors de sa collection personnelle réduits à néant par un incendie dont l’origine demeurera à jamais inexpliquée (en fait, un court-circuit électrique dans les systèmes de sécurité). Parmi les nombreuses signatures qui figuraient au catalogue, on repère celle de Jérôme Flocon… cette coïncidence est soulignée à gros traits par des chroniqueurs spécialisés…

    Mi-août… En prélude à une crise planétaire, on assiste à l’effondrement de la banque d’affaires H.V.F. dont les fonds sont rongés par une prolifération de subprimes. Une enquête de presse note au passage, dans le bureau du directeur général, juste au-dessus du fauteuil présidentiel, la présence au mur d’un Flocon de grande dimension… l’objet était pendu là depuis six mois, dit-on…

    Septembre... Une aventure rapportée par le magazine Point de Vue : une aristocrate, gênée financièrement à cause de son goût invétéré pour les jeux sur tapis vert, tente de déposer en douce sa corbeille de fiançailles aux guichets du Crédit municipal. Le directeur du Mont-de-piété considère œuvres d’art et bijoux constituant le riche cadeau de la promise et accepte de prêter sur gage de l’ensemble des objets, à l’exception d’un tableau signé Jérôme Flocon qu’il rejette catégoriquement ; tout au plus consent-il cent euros sur la valeur du cadre qui est, en effet, de belle facture. De rage, la joueuse humiliée crève la toile et la promesse de son mariage princier s’en trouve rompue.

     

    Il ne se trouva plus personne parmi tous ceux qui, au temps de sa splendeur, se disputaient les œuvres du peintre qui ne cherchât à s’en débarrasser en catimini… Brossées par le mauvais œil... tout espoir de les revendre se révélait absolument chimérique, même cédées pour un montant symbolique… Offertes en cadeaux, elles étaient vigoureusement rejetées par les récipiendaires offusqués…  L’ultime recours des possesseurs était la destruction pure et simple… la crémation... l’abandon quelquefois…

    Sur les trottoirs des beaux quartiers, on croisa des toiles du peintre, lacérées et furtivement oubliées contre un mur…

     

    Fin septembre... Baru Ikeda, maître de l’industrie d’armement nippone, décéda au terme d’une longue maladie. Cet amateur fou de peinture occidentale avait amassé une collection de tableaux où figuraient plusieurs Van Gogh et des Pissaro, des Cézanne, Bonnard, Derain, et cætera. … Braque, Rothko, Kandinsky, Pollock, Basquiat, Dubuffet, et cætera. … et 3 Flocon. Par testament, il fit savoir au monde que, même en cas de mort corporelle, il refusait la séparation d’avec ses immortels chefs-d’œuvre… il exigeait qu’on emballât sa dépouille nue avec l’ensemble des toiles, puis qu’on incinérât tout le paquet. Ses dernières volontés furent scrupuleusement respectées et 284 œuvres d’art inestimables furent réduites à un tas de cendres mêlées à celles du défunt. Seuls les 3 Flocon restèrent sur le carreau… quelques jours avant son dernier soupir, le moribond avait dicté un codicille où il était ordonné qu’on retirât l’artiste maudit de la liste des élus.

    Pour Flocon, l’exclusion de l’autodafé représenta une sorte de coup de grâce.

    (à suivre)

  • LA MARIÉE MISE À NU... (PAR LES CÉLIBATAIRES) – CONTE – 8

    Pascal Gautrin – Polyptyque – contes et récits

    La Mariée mise à nu… (par les Célibataires)  (suite)

     

    Dans le hall de l’Hôtel des Ventes, les téléphones dégainés tressautent dans les pognes secouées de spasmes... Appeler !... Prévenir afin de tenter in extremis le sauvetage de quelques meubles… ou débris de meubles... On ne réfléchit pas… pas plus que ne l’a fait l’Américain… Pas la capacité... Trop de fièvre. Trop d’émotions...

    Portables appellent postes fixes. Portables appellent cellulars. Portables font sonner au loin d’autres membres affiliés à l’universelle confrérie de la téléphonie mobile.

    À New-York où le soleil de 10 heures se réfracte en millions d’éclats contre les façades des buildings vitrés, des cellulars pépient gaiement dans des poches-révolvers ; des galeristes neutralisent le système d’alarme et déverrouillent leur porte en verre, tandis que des jingles chantent du fond de leur attaché-case couché sur le bureau... Flocon, le krach !... Voilà donc ce qu’annonçait le signal tintinnabulant du petit appareil… cri sinistre d’outre-tombe… Flocon collapsed !... Sur la côte ouest, à San Francisco, entre les craquements des toasts beurrés, par-dessus les sifflements des théières matinales, brisant des breakfasts alanguis, des cellulars braillent : Alarm ! Alarm ! Flocon crumbled... Et de l’autre côté du globe, dans les nuits profondes de l’Orient, portables appellent encore cellulars. Cueillant sur le seuil de l’endormissement à Singapour et à Perth, fracturant les rêves du sommeil paradoxal à Tokyo ou Auckland, sonneries suintent de sous l’oreiller écrasé, d’entre les draps confits, gémissant : Alarm ! Sleep no more ! Flocon is dead ! Sleep no more ! Market has murdered sleep

    Tout autour de la Terre, réseau de connivence… un filet tissé de confusion et d’angoisse se tend.

    Et des spéculateurs valeureux manquent s’étrangler avec leur boisson chaude du matin… de paisibles agioteurs sont tirés hors d’un sommeil réparateur pour sombrer dans la réalité du cauchemar… Aucun ne connait encore le geste fatal de leur frère George S., pourtant le froid de la mort glisse sur le front de chacun, lugubre comme un fil d’acier… Ô qui dira l’extrême fragilité de nerfs de celui qui spécule ?... Qui saura décrire ces navigations quotidiennes entre écueils et maelströms… cette vie de transes… d’effrois… ces périls régis par les sautes d’humeur des marchés, par les tocades des conjonctures plus pernicieuses et impondérables qu’une mer démontée ?...

     

    À Paris, devant l’Hôtel des Ventes.

    Des fourgons blancs, des camions rouges, des voitures noires forment barrage en travers de la rue. Sirènes hurlantes ; gyrophares bleus, jaunes, orange...

    Une meute composée de pompiers, médecins et brancardiers, officiers de police, a investi la salle 4. On s’affaire pour tenter de dégager les victimes ensevelies sous le défunt. Peut-on encore secourir quelques survivants ?.... Par principe, on prône l’optimisme, toutefois la raison a du mal à l’admettre...

    Des tentatives de soulèvement ou de déplacement de la masse monumentale se sont avérées irréalistes. Ultime recours : le débitage par tronçonneuses… Plusieurs pompiers, des jeunes gaillards, s’activent autour du monstre mort, découpant morceau après morceau, dans le rugissement furieux des engins. Une à une, les pièces détachées sont évacuées jusqu’au trottoir, enfournées à l’arrière de fourgons qui les emportent vers l’institut médico-légal ; les véhicules qui démarrent sont aussitôt remplacés par d’autres… cette ronde crée un spectacle impromptu… un ballet mugissant qui durera jusque tard le soir… sans répit… jusqu’à l’évacuation du dernier morceau de Maurice de Gousse et de la dernière dépouille de spectateur dégagé... Au fil des heures, l’équipe des secours aura retrouvé, entre les débris des sièges, une quinzaine de corps aplatis ; deux seulement seront diagnostiqués encore viables, quoique dans un état critique, et acheminés jusqu’à l’hôpital Lariboisière.

     

    La nuit a fini par tomber.

    Tout le jour, le disque solaire avait tourné sur le bleu du ciel comme un astre désorbité.

    Il avait hurlé sans faiblir jusqu’au crépuscule.

    (à suivre)

     

  • LA MARIÉE MISE À NU... (PAR LES CÉLIBATAIRES) – CONTE – 7

    Pascal Gautrin – Polyptyque – contes et récits

    La Mariée mise à nu… (par les Célibataires)  (suite)

     

    On échangea des regards entre voisins... l’air stupide…

    Adjugé ?...  Pan ?...

    Avait-on réellement entendu ou bien était-on victime de quelque mirage sonore ?... Ou d’un acouphène au creux de la trompe d’Eustache ? Et pour les malentendants, d’une défaillance traitresse du sonotone ?...

    Non, non ! Chacun l’avait bel et bien reçu, perçu, reconnu : « Adjugé ! » articulé d’une voix synthétique, d’une voix d’outre-monde, confirmé aussitôt par le Pan solennel du marteau...

    Géraldine en cloque cédé pour la somme ridicule de 550.000 dollars !...

    Dans la poitrine des plus émotifs, le muscle cardiaque fit quelques bonds dangereux… voire même un bref arrêt, omettant une ou deux mailles dans le tricot des « diastoles-systoles »…

    Un film en accéléré se déroula dans la cervelle des imaginatifs : ils virent défiler des collections mirifiques qui se fanaient d’un coup. Scène de cauchemar : un glacis grisâtre, épais comme un sirop, s’épandait sur des chefs-d’œuvre ; le vernis d’infamie de la cote à la baisse !... Et les visions s’enchaînaient en accéléré… comptes bancaires dans le rouge… bilans déficitaires… investissements ridiculisés… presse hilare… krach !... et enfin, par des fenêtres ouvertes, des sauts dans le vide… dans des chambres solitaires, des revolvers braqués sur tempe !...

     

    Les premiers rangs des spectateurs poussèrent encore un hurlement, bousculant leurs sièges dans un élan pour s’enfuir. Avec un fracas épouvantable, l’incommensurable adjudicateur s’effondrait au-dessus d’eux. Il écrabouilla les planches du bureau restées encore debout comme si elles n’étaient que les parois d’une frêle boîte d’allumettes. Les fauteuils renversés se trouvèrent ensevelis sous son corps, ainsi que quelques spectateurs trop lents à déguerpir.

    Mouvement de la foule en panique.

    Les spectateurs se précipitèrent comme des rats effrayés pour évacuer la salle. Ils se pressèrent, s’écrasèrent dans les sas de sortie... Imprécations… pleurs… injures… Pieds broyés… chemises lacérées.

    Dans une allée, cinq ou six esprits forts s’étaient arrêtés en petit groupe pour discuter ostensiblement d’affaires, affirmant ainsi leur flegme et leur mépris du tout-venant impressionnable ; ils furent pulvérisés, piétinés à mort sous la charge en trombe d’une horde hystérique. Des amis, des frères, des couples furent violemment déchirés et séparés ; par-dessus les cris de la foule en délire, on pouvait reconnaître les appels pathétiques de ces âmes éperdues.

     

    Dans la rue, un taxi ralentit, s’arrête devant l’entrée de l’Hôtel des Ventes. L’Américain saute sur le trottoir, joues rubescentes et courte haleine ; il s’élance vers les trois marches du seuil qu’il franchit d’un bond… En retard ! Trop en retard ! Une heure et plus… Cette vente qu’il ne devait manquer sous aucun prétexte… toute la première partie perdue… Le Flocon ?... Où en est-on des enchères du Flocon ?... Si au moins il pouvait arriver avant la fin de celles-ci !… Il traverse le hall… Le voici devant la salle 4 d’où une foule dégorge en torrent furieux. Impossible de fendre le flot… Refoulé, rejeté sur le côté par la puissance du courant… Quelques bribes de phrases… des interjections qu’il attrape par-ci par-là au milieu du tumulte : Flocon… de Gousse… effondrement… chute…. Flocon… commissaire-priseur… chute… Flocon… Alors gagné par la fièvre générale, il crie de toute la force de ses poumons : La vente Flocon… est-ce qu’elle est finie ?... Quelqu’un passant au pas de charge répond sans ralentir : – Oui oui ! Fini. Tout est fini. – Quels résultats ?... Flocon ? Combien Flocon ? – Rien du tout. Des clous. Foutu le Flocon. 550… Liquidé à 550000 !

    Coup de matraque sur l’occiput. Il est abasourdi.

    Jour de cauchemar !... À bout de nerfs, facultés de réflexion et d’analyse enraillées, il lui faudrait se poser quelques minutes… que la vapeur brûlante tiédisse sous sa calotte crânienne… au lieu de cela, il tire son téléphone hors d’une poche de son jean. De l’autre côté de l’Atlantique, le patron attend son appel… dans quelles transes, il n’ose l’imaginer... Lui annoncer la nouvelle… lui apprendre la catastrophe sans tarder puisqu’il voulait être informé en direct… sans faute… en simultané...

    Philadelphie, 9 heures 40 du matin. L’homme regarde sans réagir le téléphone qui couine sur la table basse devant lui. Un bref contrôle du comportement de sa main droite… satisfait de constater qu’elle ne bronche pas, il saisit l’appareil et caresse du pouce la touche verte de connexion. Une voix dans son oreille : – Hello, George ?... Hello ?...

    Quelques mots ont suffi… pas besoin de longs discours. L’homme n’a fait aucun commentaire… juste remercié, puis posé le pouce sur la touche rouge de déconnexion.

    Quatorze minutes plus tard, il se tira dans la bouche une cartouche 33 Magnum avec le fusil dont il usait d’habitude pour la chasse aux canards.

  • LA MARIÉE MISE À NU... (PAR LES CÉLIBATAIRES) – CONTE – 6

    Pascal Gautrin – Polyptyque – contes et récits

    La Mariée mise à nu… (par les Célibataires)  (suite)

     

    Entrée en lice de l’objet n°3.

    Les mêmes rouages vont s’enclencher. Routine… Tout le monde a compris : petit appariteur bondissant… hop ! hop !... présentation de la toile tous azimuts, de-ci, de-là, devant...

    N°3 : Jérôme Flocon, Géraldine en cloque.

    Flocon !... La minute est chargée d’émotion. Public frissonne, puis retient son souffle. Chaud devant !...

    Flocon… Monstre sacré salué par les anges de l’expertise... Faiseur de chefs-d’œuvre… Génie qu’on estampille les yeux fermés…

    Flocon Jérôme. Respect !…

    Un phénomène à sa manière. D’un certain point de vue, pour lui ou à cause de lui qu’on est venu là, bravant la mort en ce jour de fournaise.

    Jérôme Flocon… Depuis une demi-décennie, étoile qui file droit au pinacle du succès, sans biaiser. Et à cette heure, en pôle-position au firmament des beaux-arts, comète fascinante qui désespère les envieux. Flocon, coqueluche de la spéculation moderne… Flocon, promesse de pactole…

     

    – Insert pour un aperçu de l’œuvre floconienne. Le critique d’art incontesté, J.-D. Payenzehler, lui ayant consacré un long article dans un récent numéro de la revue International Contemporary Art, il nous a paru judicieux de donner ci-après la traduction de quelques extraits :

    « […] Quels sont les sujets de prédilection de l’artiste (ceux qui, avouons-le, nous interpellent davantage) ? Des femmes enceintes et des nouveau-nés chimériques…

    « Sortilège érotique des premières dont la contemplation provoque d’ineffables secousses dans les profondeurs masculines... Énigmes insondables de la sexualité et de la fécondité. Habile conglomérat d’angoisses savantes et de désirs torturés. […]

    « Quant à ses portraits d’enfants au berceau, ils nous plongent dans un état de consternation morbide : jeunes monstres informes, fantomatiques, bébés-aliens méchamment pondus en ce bas monde après qu’ils ont traversé quels limbes aventureux, quelles antichambres de la Peur ?... quelles terras incognitas ? – ô combien incognitas !... – Flocon n’est pas un simple peintre ; c’est un révélateur d’âmes, un prophète : les yeux de ses modèles, adultes ou nourrissons, sont des miroirs au fond desquels se dévoilent certains arrière-plans de la psyché qui font froid dans le dos ; on y devine des espaces infinis (rêves ou réalité ?) qui n’ont rien à envier aux univers les plus inquiétants imaginés par la science-fiction.

    « […] Autre particularité qui nous apostrophe : tous les modèles, femmes ou enfants, sont installés au milieu de natures mortes composées de sextoys peints avec un réalisme si cru que le visiteur est souvent tenté de s’en saisir et les emporter.

    « […] L’œuvre de Flocon est autobiographique, et ce n’est pas s’abandonner à une curiosité louche de presse people que de révéler cette singularité (le peintre n’est-il pas le premier à attirer, en toute franchise, l’attention sur ce point ?). Les femmes enceintes qui ont tour à tour posé pour lui étaient ses compagnes de la vie, les bébés dont il a fait ses modèles étaient ses derniers nés, les objets pornographiques du décor proviennent de la panoplie de ses instruments usuels… C’est un homme privé qui explore ses proches à nu et confesse ses propres hantises. Cette proximité contribue largement au trouble qui émeut et bouscule le spectateur le plus averti lorsqu’il se rencontre avec une de ces toiles livrées sans pudeur… » –

     

    En ce quatrième jour de juillet, l’investisseur Merteuil expose à la vente une partie de sa collection d’art contemporain – une première manche en quelque sorte qui donne l’occasion à ses courtiers de jouer à la hausse – et plusieurs Flocons de belle facture sont inscrits au catalogue. Propulsion du prodige encore plus haut… Étape cruciale. Tous les amateurs qui auront joué de confiance la carte Flocon au cours de ces dernières années béniront Merteuil en appréciant la plus-value réalisée.

    Dans la salle les combattants bandent leurs muscles pour un tournoi sans quartier ; ceux qui sont assis se campent et assurent leur posture sur le siège... D’aucuns qui se tiennent debout affermissent leur équilibre, jambes écartées, genoux légèrement ployés ; d’autres au contraire se haussent sur demi-pointe. Grâce aux stimuli des deux premiers rounds, les corps, endoloris de prime abord par la clim assassine, ont recouvré toute leur vigueur ; une vraie passion belliqueuse électrise les nerfs aiguisés…

    Vamos ! Dieu vomit les tièdes ! Que crèvent les débonnaires et les pusillanimes !...

    Jérôme Flocon… Géraldine en cloque… Mise à prix : 450.000.

    C’est parti. – 500 à gauche. – 550, ici, troisième rang… – Au centre ?… Au fond ?…

     

    Ce fut à ce moment précis qu’un cri de stupeur souleva l’assistance. Émettant un son étrange qui faisait penser aux vibrations annonciatrices d’avalanche, la montagne de Gousse chavirait. Une voix aussi désincarnée que celle d’un computer s’échappa de la gorge du commissaire-priseur, prononçant un « Adjugé ! » mécanique ; son bras gros comme le tronc d’un chêne s’abattit, tenant le marteau dans son poing… lequel marteau fit retentir un Pan ! sacramentel lorsqu’il rencontra accidentellement le plateau du bureau qui fut pulvérisé sous le choc.

    (à suivre)

  • LA MARIÉE MISE À NU... (PAR LES CÉLIBATAIRES) – CONTE – 5

    Pascal Gautrin – Polyptyque – contes et récits

    La Mariée mise à nu… (par les Célibataires)  (suite)

     

     

    Carrefour formé par la rue du Cherche-Midi et la rue du Four.

    Warnings.

    La contractuelle ne se reconnaît pas elle-même : d’habitude ses supérieurs et même ses collègues lui reprochent sa trop grande mansuétude, lui serinent qu’elle est trop molle. Aujourd’hui – à cause de la chaleur infernale qui éveille en son sein quelques démons inconnus, sans doute – elle se montre d’une humeur de dogue ; elle chercherait des crosses à tout ce qui bouge… Pourquoi s’acharner contre cet Américain jusqu’à jouir follement de le voir perdre pied et rougir comme une tomate ? Pas de raison particulière… Peut-être cet accent qui lui paraît agaçant au dernier degré…

    L’autre, trempé de sueur, s’épuise à rabâcher que la voiture est tombée en panne au carrefour, qu’il a réussi à la pousser sur le côté pour dégager la chaussée, qu’il a contacté par téléphone sa compagnie d’assurance qui envoie une dépanneuse tout de suite… dans les trente minutes !... d’un moment à l’autre… qui devrait être là d’ailleurs... La femme bleue s’obstine à ne rien entendre. – Si le véhicule n’est pas dégagé immédiatement, répète-t-elle d’un ton sec, j’alerte le service de la fourrière qui sera sur place dans cinq minutes... En son for intérieur, elle est enchantée de cette hargne toute neuve. Véritable révélation d’elle-même à elle-même. Sentiment de fierté !

    Pour la vingt-cinquième fois, l’américain éponge son front à l’aide d’un mouchoir en papier. – Cunt ! Cocksucking whore ! récite-t-il tout bas, plusieurs fois de suite comme une adjuration d’exorcisme.

     

     

     Salle n°4, le silence religieux a repris son empire.

    Retour de l’appariteur vibrionnant.

    Avec des précautions tendres, il enlace, Compenstutensations XIII, le n°2 qu’il embarque dans la danse.

    Annonce d’un ton claironnant de héraut : Compenstutensations XIII, œuvre dichrome de Ienisseï Shôhler-Daall. Brandit l’œuvre au-dessus de sa tête, l’expose sous toutes les coutures à la convoitise des regards...

    L’artiste, ours asocial bien connu, a été invité, convoqué plutôt… on signale sa présence au siège central du septième rang. Mains crépitent derechef… Comme des encensoirs aimantés par son corps magnétique, mains se tendent en direction du jeune maître qu’on a réussi, fait à marquer d’une pierre blanche, à tirer hors de sa tanière. L’idole grimoule entre ses dents trois mots incompréhensibles tout en plantant son regard sur ses espadrilles. Tout bas, il prie le sol de s’ouvrir sous ses semelles, de l’ensevelir, le digérer dans une motte de glaise... Asticoté par ses voisins, lesquels sont agents à la solde de Merteuil, il lui faut se déplier à contrecœur… Le voici, Shôhler-Daall, géant squelettique, dressé au-dessus de l’assistance. Visage cramoisi, il parvient à incliner imperceptiblement, dans le haut de sa nuque, deux vertèbres cervicales. Clop ! clop !... Salue une fois, deux fois… Et brusquement se replie comme soumis à la volonté impérieuse de ressorts cachés… se casse en angles aigus et lignes brisées jusqu’à se retrouver assis. Maussade. Plein de rancune.

    Mise à prix.

    Le jeu reprend. Même chose que précédemment... On a déjà conté... Plus rapide, en fait. Sans tergiversations. Tourbillonnant comme un feu de cheminée, l’enchère part et vrille et monte en torche. Culmine et rayonne.

    Adjugé-Pan !... Score époustouflant.

    Sous une ovation, Compenstutensations XIII peut regagner sa loge en coulisse, tandis que ses voisins agacent le peintre victorieux pour l’obliger à dérouler encore son interminable ossature. Comme il rechigne, les autres sans pitié le pincent et le secouent. Pour la seconde fois, le supplicié s’exécute… remonte au pilori, la haine au ventre.

    (à suivre)

  • LA MARIÉE MISE À NU... (PAR LES CÉLIBATAIRES) – CONTE – 4

    Pascal Gautrin – Polyptyque – contes et récits

    La Mariée mise à nu… (par les Célibataires)  (suite)

     

    Les premières offres se croisent.

    Promenade paresseuse d’abord ; non que l’on dédaigne une œuvre de Caldara, mais les méninges sont engourdies… Paresse climatique, on peine à lever un bras ; les voix sont feutrées ; l’ankylose des lèvres freine l’envol des chiffres. Quatre crieurs rôdent dans le public pour relayer les enchérisseurs timides ; somnolents eux aussi, on les perçoit à peine.

    Le jeu s’élabore quand même par la grâce des habitudes, mais on s’escrime à fleuret moucheté. On tricote gentiment plutôt qu’on n’enchérit. Une bataille en dentelles, polie et de bon ton… excusez si je dérange… après-vous… je n’en ferai rien…

    Peu à peu, les passions s’éveillent.

    De-ci de-là, des convoitises bestiales commencent à éclairer les pupilles, à ranimer les carcasses ; des petites aiguilles d’émotion se fichent dans les poitrines et titillent.

    Désirs perfides s’éveillent. Appétits s’excitent.

    Enchérisseurs se prennent aux mots… s’échauffent... Sur quelques faces mâles et austères apparaissent des moues d’enfants capricieux, des acharnements mesquins à emporter le morceau. Il y en a qui s’exaltent comme des chats, jouant toutes griffes dehors et perdant le discernement au point de ne plus savoir si c’est un simple jeu ou bien question de vie et de mort.

    Des envies de meurtres par strangulation se glissent à présent sous la partie de mains chaudes.

    Et les offres ont grimpé… grimpé… enfin… jusqu’aux premiers vertiges.

    Déjà les plus émotifs ont déclaré forfait... Au plus fort de la bataille, ils étaient une quinzaine. Ne sont plus que six… Plus que quatre… Trois…

    Deux s’affrontent encore. Escaladant pied à pied. Montant l’un par-dessus l’autre. Se piétinant, chiffre sur chiffre.

    Duel implacable : un petit jeune homme aux dents proéminentes, un vieux monsieur tout vibrant.

    Celui-ci, l’ancien, est un enragé, un pète-sec ; des siècles d’avidité fébrile ont séché durement ses muscles, cœur compris, comme chair de pemmican. Un cuirassé… À son actif : cinquante années de négociations affairistes et d’assassinats sans remords, une panoplie innombrable de cadavres roulés dans la boue et de folles enchères sans états d’âme… Pourtant pas un spectateur qui ne pronostique déjà sa défaite toute proche… Parce qu’on ressent l’usure de l’âge. Quelque chose en lui a fléchi, s’est émoussé. La haine inexorable, indispensable pour terrasser son adversaire, ne brûle plus avec assez de démence…

    Celui-là, petit jeune homme, avec son air de rien – sûr que tout nu en chaussettes doit pas peser bien lourd – cou de poulet maigrelet, acné tardive saupoudrée sur les joues et poitrine creuse… petit jeune homme est un tueur !... Il veut Caldara. Sa promotion sociale en dépend. Catafer 106… Il lui faut Catafer 106. Son commanditaire incognito a été péremptoire : à tout prix !… Œil gris vissé sur l’enjeu, petits poings serrés, méchants comme les cailloux d’une fronde, incisives qui poussent les lèvres vers l’avant, il est déterminé à écraser son ennemi coûte que coûte... Pas de place au doute. Il aura Catafer 106. Il aura Caldara. Il l’aura !...

    IL L’A.

    Le Mont de Gousse, impavide, a frappé de son marteau. Prodige de l’habitude… magistralement machinal… impeccablement régi par trente-huit années d’actes sacerdotaux. Parole a fusé par sa bouche entrouverte, directement comme une fuite de gaz ; une voix blanche d’automate.

    A l’apogée de l’ivresse, au dernier degré du supportable… tension maximale… fil tendu près de craquer... tous les nerfs prêts à claquer...

    ADJUGÉ-PAN !

     

    Soupir unanime. Corps se relâchent. Poitrines se soulèvent à nouveau grâce aux respirations libérées. Paumes des mains claquent sèchement, crépitent.

    Petit jeune homme, survolté, est parcouru de spasmes, les décharges de la joie. Vieux monsieur s’effondre au creux de son fauteuil, blêmit et devient transparent, comme avalé par le velours. Détresse du vaincu. Une fraction de seconde, l’ancien mâle dominant voit se profiler devant lui l’image de la mort embusquée...

    Public applaudit longtemps.

    Hommage ! Salut et chapeau bas ! Gloire à Catafer 106 - sa valeur, son prix, sa nouvelle cote belle à pleurer !

    À l’adresse de Monsieur Merteuil – celui-ci veillant dans l’ombre, loin de l’Hôtel des Ventes, quelque part sur la rive gauche de la Seine – des agents textotent le résultat de la première vente. Là-bas, au fond de son repaire feutré, satisfaction du collectionneur… En pensée, il congratule petit jeune homme qui a bien mérité sa commission. Huit autres Caldara, dont les prix viennent en quelques minutes de progresser de 440%, attendent en réserve l’ordre qui les jettera dès demain sur le marché…

    (à suivre)

  • LA MARIÉE MISE À NU... (PAR LES CÉLIBATAIRES) – CONTE – 3

    Pascal Gautrin – Polyptyque – contes et récits

    La Mariée mise à nu… (par les Célibataires)  (suite)

     

    2

     

    Salle 4, le public se presse. Plus le moindre espace libre. Du beau monde transi qui se serre coude à coude dans les rangées ; même s’agglutine dans les allées sans trop rouspéter, en flageolant sur ses jambes.

    Parce que le programme est enthousiasmant...

    On perçoit le cliquetis mécanique de conversations que certains se forcent à tenir sans entrain, pour tromper l’attente. Comme des cristaux frêles qui se brisent, des mots, des locutions qui éclatent de-ci de-là, petites bulles électriques au-dessus des cervelles gelées...

    Lorsqu’au fond de la salle, derrière le bureau réservé au commissaire-priseur, la masse exorbitante de Maître Maurice de Gousse emplit tout entier le cadre d’une porte à double battants, le silence se fait... Respect ancestral saluant l’apparition de l’officiant...

    Statue monumentale de commandeur, celui-ci tente de rejoindre l’estrade du bureau ; ses pieds de plomb ne pouvant se décoller du sol, il progresse par glissades sur le parquet, centimètre après centimètre... À son entrée, les pinces de la clim se sont abattues et refermées sur lui comme sur les autres. Choc thermique… Il n’a pas tressailli ; instantanément il s’est figé, sans émotion, sans frémissement… Phénomène étrange… singulier… Ce n’est plus ici l’homme affolé qui, il y a un quart d’heure à peine, se détachait en plein désarroi de la terrasse de la brasserie… Peur cryogénisée… angoisse minéralisée… somnambulique, il se meut avec une lenteur extrême… appartenant désormais à une autre sphère... Absent déjà… Sa chair, sa graisse, ses os semblent participer encore aux jeux de ce monde, mais tout seuls à présent...

    Il s’avance. Phénoménal.

    Couvre longuement la courte distance qui le sépare de l’estrade.

    Enfin les spectateurs ont la vision de son corps ample comme une colline engloutissant d’un coup, en une bouchée, le grand bureau de chêne, lequel paraît alors incrusté tout entier au creux de son abdomen immense.

    Il est posé. Il en impose.

    Image d’une divinité antique, masque fantastique, présidant aux Jugements.

     

    Clochette tintinnabule : la séance est ouverte.

    Irruption sautillante d’un appariteur. Vif comme un sylphe, il arbore à bout de bras l’œuvre d’art n°1, un tableau dans son cadre.

    Il vire et volte et danse, passant et repassant entre le bureau et le premier rang des spectateurs. Ballet aérien de la toile au-dessus du petit homme qui se tortille en arabesques gracieuses, comme une fumerole.

    D’une voix claire, il annonce l’ouverture de la Vente Merteuil : Numéro 1, Rodrigo Caldara, « Catafer 106 »...

    Et Catafer 106 valse sur sa tête… se tourne en tous sens pour séduire l’assistance médusée.

     

    – Insert d’information à propos de Rodrigo Caldara :

    L’artiste a conceptualisé son travail alors qu’il regardait par hasard un jité vespéral. Un reportage d’actualité montrait deux trains entrés en collision dans une campagne de France… L’œil de la caméra balayait les chapelets de wagons enchevêtrés, grimpés ici et là l’un par-dessus l’autre ou couchés sur les voies. Déclic !... Depuis lors, à longueur de toiles, Caldara décline des enfilades de rectangles qui se bousculent et se chevauchent en camaïeu de gris : les « Catafers », contraction transparente de « catastrophes ferroviaires ». Concept heureux puisque reconnu et avalisé par les investisseurs. –

     

    Mise à prix du 106e Catafer

    (à suivre)

  • LA MARIÉE MISE À NU... (PAR LES CÉLIBATAIRES) – CONTE – 2

    Pascal Gautrin – Polyptyque – contes et récits

    La Mariée mise à nu… (par les Célibataires)  (suite)

     

    Midi à quatorze heures…

    Feu barbare au zénith !

     

    Salle 4. Quittant la touffeur du trottoir, les visiteurs de plus en plus nombreux s’engouffrent dans la chambre glaciaire. Stupeur et suffocations. Chaque nouvel entrant se crispe, se recroqueville, cauchemarde : agrippé par la poigne d’acier de la clim, enfoncé méchamment dans un atroce entonnoir…

    Quoi qu’il en soit, la salle s’emplit rapidement. L’heure de l’ouverture des ventes approche, tous les sièges disponibles sont déjà occupés. Des appariteurs apportent quelques fauteuils supplémentaires.

     

    Carrefour formé par la rue du Cherche-Midi et la rue du Four.

    Une lampe rouge s’éteint ; une orange, puis une verte s’allument. Moteur cale. Démarreur qui geint. Moteur crachote, crisse horriblement et fume. Shit !

    Tollé de klaxons furibards.

    Le New-Yorkais ouvre la portière de sa vieille ford-sierra. L’automobiliste immobilisé derrière lui redouble de coups rageurs sur son avertisseur en l’interpellant par la portière : Bouge-toi, connard !

    Perplexe face à son véhicule inanimé, l’Américain machinalement pose la main sur le capot et pousse un cri de douleur. Paume rouge vif, brûlure au second degré. Une deuxième échappée de fumée blanchâtre glisse au ras de la tôle, serpente en s’élevant en l’air avant de se diluer dans l’espace. Odeurs méphitiques de la graisse chaude et du caoutchouc roussi. – Motherfucking piece of shit ! Son of a bitch !...

    – Connard !... répondent en chœur les voitures bloquées derrière la ford, au bord de la crise de nerfs. Tintamarre discordant d’avertisseurs, de trompes, de klaxons sur tous les tons.

    La lampe verte s’éteint. Orange. Puis rouge se rallume.

     

    Maître Maurice de Gousse se détache avec difficulté de la terrasse du Bœuf écarlate.  À l’aide de quelques borborygmes et moulinets lents du poignet, il a signifié au serveur quelque chose dont la traduction pourrait être : L’addition sur compte « de Gousse », comme d’habitude, s’il-vous-plaît merci… D’un vague geste repoussant le même qui se précipitait pour le soutenir, il a fait comprendre : C’est bon, laissez !… y arriverai seul… vais seulement à deux pas...

    Ludion ventru, il oscille d’abord tout debout entre tables et chaises écartées.

    Pendant quelques secondes, l’obèse se tétanise, pris de panique... au moment de se mettre en branle... Peur !... Peur de soulever un pied… ne plus pouvoir… Peur de l’avenir !… de la minute qui suit… au moment de se mettre en branle...

    Il bronche enfin, épié derrière la vitrine par le personnel de la brasserie inquiet.

     

     

     – À ce point du récit, il convient de marquer une pause, le temps d’apprécier les divers ingrédients dont la rencontre fortuite va bientôt causer la chute de Jérôme Flocon : une canicule et une clim infernales ; un commissaire-priseur en surpoids, son spleen, sa digestion pathétique ; un vieux moteur ford grillé sous le cagnard...

    Soigneusement réuni par le Hasard mais oui ! le dieu Hasard soi-même, en personne tout est là, à point, pour accomplir l’effondrement, la désintégration, la réduction en poudre de la carrière d’un artiste brillantissime... Au jour déterminé : le quatrième de juillet. À l’heure dite… Consommation de sa perte. Le coup de pied au cul qui va précipiter son bel avenir tout rose sur la pente inéluctable de la lose.

    Patience ! patience !... les éclaircissements ne vont pas tarder… –

    (à suivre)

  • LA MARIÉE MISE À NU... (PAR LES CÉLIBATAIRES) – CONTE – 1

    Pascal Gautrin – Polyptyque – contes et récits

     

    La Mariée mise à nu… (par les Célibataires)

     

    1

     

    Juillet caniculaire.

    Soleil frappe.

    Soleil frappe.

    Sur les coups de midi, Soleil frappe.

    La ville hurle… Sirènes du premier mercredi.

    Soleil cogne.

    Soleil hurle, placardé sur fond de ciel pur – tel une affiche cosmique proclamant l’ouverture d’une rétrospective Van Gogh.

     

    Soleil cogne.

    La ville souffre. Piège infernal refermé sur Paris. Avec les gaz d’échappement et les odeurs de soufre. Les toits en zinc chauffé à blanc et les chambres ardentes. Couloirs mortifères. Cabinets de tortures, empestés par des relents d’égouts.

    Plaques d’asphaltes incandescents, pavés couleur cendre.

     

    Entre les quais saigne la Seine ; le sang bouillonne.

     

    Le Soleil persécute la cité des hommes.

     

    L’air brûle. Supplicie les poumons comme plomb fondu.

    Piétons harassés s’écoulent, flots languissants.

    Piétons ni morts ni vifs se croisent, défilent sur les trottoirs, hagards et ralentis, longent sans leur accorder un regard les panneaux criards et les devantures coruscantes du commerce.

    Dans les vitrines, Soleil éclate. Les yeux des passants, comme pelotes d’épingles, sont hérissés de lumières.

    Piétons aveuglés se frôlent et s’ignorent.

     

    Un oiseau par-dessus les toits…

    Épervier ou faucon crécerelle ; ultime oiseau volant encore en ce jour de fin des temps.

    Solitaire, égaré, il crie ; ses appels stridents strient l’espace dévasté.

    Plus haut dans le ciel, un ovni de forme oblongue traversant du nord au sud croise la trajectoire de l’oiseau ; l’objet qui flambe traîne derrière lui une longue queue de flammes et de fumées noires.

    Progressant avec peine, le petit rapace suit le tracé des boulevards, survole les immeubles sans se permettre un détour, va droit jusqu’à un building de verre et d’acier qui émerge de la marée haussmannienne, un paquebot dont la proue en façade fend les vagues de pierres.

    L’Hôtel des Ventes.

    Parvenu à ce point, l’oiseau décrit des cercles réguliers autour d’un axe que lui seul peut comprendre, une flèche fictive plantée au sommet du bâtiment.

    Il tournoie, tournoie longtemps…Tout à coup il fond en piqué, résolu à une attaque kamikaze contre la couverture de métal qui protège l’Hôtel... Près de toucher au but, il renonce in extremis à ce type de mort et freine, pattes griffues, crispées, tendues sous lui.

    Repart en trajectoire verticale dans la direction de l’astre solaire.

    Monte d’un trait. Monte.

    Oiseau affolé. Monte. Pousse un hurlement. Prend feu. Flambe. Devient noir et fumant.

    Volatile rôti, retombe sans fioriture, happé avidement par l’attraction terrestre.

    Il s’écrase, carbonisé, à l’angle des trottoirs, devant les trois marches de marbre gris qui permettent l’accès au seuil du palais.

     

    L’Hôtel des Ventes.

    Salle n°4, à l’intérieur une clim implacable renverse la situation, invente un îlot de banquise au cœur de la fournaise. Choc thermique. Dès l’entrée, un poing de glace cueille le visiteur, lui appliquant des uppercuts sauvages en pleine face et au plexus. La victime encaisse, souffle coupé, buste cassé en deux. Sonnée. Choc thermique.

    À peine couverts d’un ou deux linges fins – pantalons arachnéens, chemisettes de lin translucide, les pieds nus – les malheureux arrivés de bonne heure, trop soucieux d’être les mieux lotis, grelottent à fendre l’âme. Castagnettant des genoux, ils sont prostrés, rétrécis, recroquevillés sur les chaises de velours. Sièges plus frisquets que congères… Dents cliquètent. Peaux bleuissent.

    La première vente n’allumera ses feux que dans une heure ; ils gèlent pour l’avantage d’une place de premier choix.

     

    Au-dehors, à deux cents mètres environ en remontant vers le nord, attablé sous la marquise surchauffée de la brasserie à l’enseigne du Bœuf écarlate, Maître Maurice de Gousse assiste, désemparé, au naufrage de son dessert : un fraisier crémeux qui vire à l’aigre en se décomposant à fond de coupelle. L’obèse étouffe, le souffle court et saccadé ; il bruite comme un morse blessé, échoué sur la rive.

    Poitrine suffoquée. Cœur en détresse.

    Pressé entre les coussins glutineux de la graisse, le muscle cardiaque peine à pomper. La peau ruisselle par tous ses pores, dégageant des odeurs fortes.

    Moiteurs tropicales.

    De la pointe d’une dent de fourchette, Maître Maurice de Gousse chipote parmi les débris épars de son déjeuner sinistré. Larmes aux paupières et vague à l’âme !... Il va donc falloir se lever et quitter la table sans être assouvi… sans pouvoir s’abandonner à la rassurante béatitude de la satiété !… On sait bien quelles peines, quelles angoisses vont s’ensuivre : sentiment d’incomplétude… et derrière la glotte rugueuse, du fond de l’estomac insatisfait remonteront à la lumière du jour, comme émergeant des ténèbres d’un cachot éventré, les remugles du temps jadis, le chapelet des déconvenues rancies, des couleuvres avalées… Femme au rire cruel quand elle l’a vu nu… Huées des collégiens en bas et lui pétrifié sur le plongeoir de la piscine… Aperçue par la porte entrebâillée, sa mère en travers du lit parental, dans un coït lubrique avec son amant… Et cætera,  et cætera. Toutes les avanies, tous les dépits à la queue-leu-leu, attachés un à un sur la ficelle de l’existence amère, tirés et ballotés dans un charivari de batterie de cuisine. Depuis l’enfance... Depuis les premiers jours du monde…

    Goût de spleen fielleux sur la langue. Organes digestifs au bord des lèvres. Nauséeux, l’estomac. Nauséeux !... Et pour couronner le tout, Saumur-Champigny s’est coincé entre les tempes, formant une barre d’acier fixe, roide !... Douleur ! Mal-être et douleur !... – À compter de ce jour, obéir sans faute aux voix de l’intuition quand elles nous parleront ! Elles susurraient tout à l’heure, ces voix bienveillantes : Eaux du Puits de Dôme, jeunes rus espiègles des alpages ou des Vosges !… Non ! non ! pas le jus flambeur de la vigne torse !... Eaux vives ! Eaux vives !...

    Moiteur des tropiques.

    Transpiration répugnante qui suinte entre les multiples bourrelets. Effluves aigrelettes flottant autour des aisselles. Tissu de la chemise coulé sur le marécage immense de l’échine.

    Sensations dégoûtantes...

    (à suivre)

  • L'AMATEUR D'ÉMERAUDES – Conte – 2

    Contes en marge – Pascal Gautrin

     

    L'Amateur d'émeraudes (fin)

     

    Une grosse rivière, affluent de l’Amazone, traversait le domaine dans une partie accidentée de collines. L’eau fougueuse s’engouffrait à certain endroit entre les parois d’un plateau élevé, tranché en deux comme un canyon. Sur un côté, en hauteur et dominant le courant, on avait construit un pavillon, lequel la plupart du temps demeurait inoccupé, n’étant ouvert que lorsqu’il fallait accueillir des hôtes de passage. Esméralda et le jeune collaborateur se retrouvaient là, dans une chambre à l’étage dont la large baie s’ouvrait au-dessus de la rivière que l’on entendait tout en bas, grondant et ruant contre des rochers qui gênaient sa course.

    Le père fit irruption un soir dans la chambre des amants.

    C’était une nuit déraisonnable. La lune, montée au-dessus des arbres géants de la forêt, pointait son œil verdâtre et fluorescent dans le cadre de la large fenêtre ; une effervescence inaccoutumée brouillait le ciel et des troupeaux de nuages filaient à toute allure devant elle, la faisant clignoter comme l’enseigne d’une pharmacie. Au pied de la falaise, la rivière, que des orages récents avait gonflée, s’enrageait.

    Le père était entré escorté de deux gardes du corps. Sans dire un mot, il contempla un moment les deux enfants nus sur le lit, endormis l’un contre l’autre. Sa bouche et ses narines étaient pincées, ses lèvres blanches. D’un doigt à peine levé, il donna un signal à ses hommes qui s’avancèrent. Le premier gagna le chevet pour saisir le garçon aux épaules, l’autre l’empoigna par les chevilles. Tout se passa comme en songe, sans heurt et dans un parfait silence. Il fut soulevé. Et, emporté en un seul élan courbe, magistral et sûr, il fut lancé par la grande baie ouverte. En silence, il tourbillonna du haut jusqu’au bas de la paroi rocheuse, puis, ayant accompli une chute de près de cinquante mètres, il s’écrasa sur les écueils tranchants de la rivière.

    Le père se retira avec ses hommes. Pas une parole n’avait été proférée, pas le moindre son émis.

    Esméralda quitta le lit pour venir s’asseoir au centre de la chambre où elle se prit à attendre, parfaitement immobile, étrangement muette. Sur un fond de ciel soudain dégagé et propre, la lune s’était fixée dans le grand rectangle de la fenêtre ; ainsi placardée on eût dit que, de tout le poids de sa volonté pointue, hypnotique, elle se projetait sur la jeune fille… S’imprimait en elle... Soudain celle-ci fut submergée par des larmes qui se mirent à jaillir en torrent comme hors d’un tonneau débondé. Elle pleura longtemps, d’une seule coulée égale… longtemps... Les flots lacrymaux étaient recueillis dans une coupelle qu’elle tenait à deux mains devant son visage – elle n’avait aucun souvenir du moment où elle avait pu s’emparer de ce récipient –... Aussi soudain qu’il avait éclaté, son chagrin se tarit d’un coup. Elle se leva pour déposer sur le rebord de la fenêtre la coupelle qui contenait à présent toutes les larmes de son corps. Ceci ressemblait à une offrande, la lune verte l’accepta d’un clignement lumineux. Chaque chose semblait s’accomplir comme le geste d’un rituel machinal. Avec la même apparente logique, Esméralda enjamba l’appui de la fenêtre et bascula résolument au-dehors. Elle tomba, légère comme portée sur une aile. Elle arriva sur les rochers où elle se brisa à son tour, auprès de son amant aux yeux noisette. La rivière se souleva pour submerger les deux corps rompus. Le courant les avala afin de les faire disparaître.

    Sur la fenêtre, les rayons de la lune couvaient la petite coupe. Le liquide saumâtre qu’elle contenait avait pris l’aspect visqueux d’un sirop de menthe épais. On aurait pu penser que les iris même d’Esméralda se trouvaient là, liquéfiés par la douleur.

     

    Au matin des domestiques signalèrent la disparition de la jeune fille.

    Saisi d’une anxiété mortelle, le père ordonne les recherches. On fouille chaque bâtiment de fond en comble, on bat et rebat chaque fourré du parc et des bois, on sonde les étangs et la rivière. Tout au long du jour, l’air résonne d’appels stridents, de cris et de cavalcades et de sifflets et d’aboiements des chiens…

    Cependant une jeune camériste avait rangé la chambre du pavillon. Elle avait remarqué la coupelle restée sur l’appui de la grande baie ; elle voulut la prendre mais le récipient glissa de ses mains et tomba à terre. Quelque chose qui ressemblait à une grosse bille verte s’en échappa pour rouler sur le tapis. Quand elle eut ramassé l’objet au creux de sa main, la jeune femme poussa un oh ! d’émerveillement. Elle courut le montrer à toutes les personnes qu’elle put croiser dans les parages – et toutes s’extasiaient à cette vue, car il s’agissait en vérité de la plus fascinante des émeraudes.

    Le père fou d’angoisse vociférait des ordres. Il arpentait l’espace à grands pas en long et en large, incapable de tenir en place, frappant du poing les meubles, les murs et les portes. Il y eut un moment où quelqu’un osa s’approcher pour lui présenter la pierre merveilleuse trouvée dans la chambre, et l’éblouissement qu’il en reçût réussit à le divertir malgré lui de sa fureur. Il voulut qu’on déposât cette splendeur tout de suite, sans tarder, sur un coussin de velours noir dans la chambre forte au sein de sa collection ; il fallait qu’on lui aménageât une place d’honneur dans la meilleure vitrine. Sitôt qu’elle y fut installée, la pierre rayonna plus intensément encore d’une beauté infernale.

     

    Les recherches se poursuivirent tout au long de la nuit. Jusqu'à l’aube, les ténèbres crépitèrent de cris humains et de hurlements de chiens exaspérés. Le père avait refusé de gagner sa chambre pour y prendre un peu de repos ; dans son bureau, replié au fond d’un fauteuil, il veillait le menton collé sur la poitrine, soufflant sans cesse sur les braises de sa colère blessée. C’est juste après le lever du jour qu’un brusque remue-ménage devant sa porte le tira de sa torpeur. Son premier secrétaire entra, défait, dégoulinant de sueur : vite ! il fallait qu’il vienne… qu’il vienne voir… vite !... à la chambre forte !… vite !... Il fut aussitôt sur ses pieds et se prit à courir à travers les couloirs en direction de la salle des merveilles. Il y parvint. Il entra. Au centre, il tomba en arrêt devant la jeune émeraude qui éclatait de force et de lumière. Elle vibrait en puissance. Elle chantait !

     Autour d’elle, tout était mort. Toutes les pierres étaient fanées, flétries, noires ainsi que des vulgaires charbons. Les autres émeraudes gisaient, recroquevillées, couleur de cendre… vieilles feuilles racornies et laides... Le père d’Esméralda hurla d’horreur. Pointant du doigt la nouvelle venue triomphante, il ordonna qu’on jetât cette tueuse dehors. Loin !... Tout de suite !

    Un des gardes du corps porta la meurtrière jusqu’au perron d’où il la lança de toute sa force d’athlète. Elle vola dans le ciel longtemps avant d’atterrir au milieu d’une pelouse d’herbes hautes. Elle s’y logea, à l’aise entre deux mottes de terre. Peu à peu, partant de ce point, un mal indéfinissable commença à se répandre, tranquille et constant… progressant par vagues concentriques... En un vaste cercle qui s’élargissait implacablement, les herbes fanaient… tout devenait noir, séché… La chlorophylle quittait les plantes et les arbres, s’évanouissait, désertait la nature… La vie se retirait…

    Tandis qu’à l’intérieur de la villa, l’homme beuglait de la détresse d’avoir perdu sa collection de pierres et sa fille, au-dehors le mal parvenait aux frontières du domaine. Il les franchissait… L’anémie morbide gagnait la forêt d’Émeraude environnante… se propageait, inexorable et sure…

  • L'AMATEUR D'ÉMERAUDES – Conte – 1

    Contes dans la marge – Pascal Gautrin

     

    L'Amateur d'émeraudes

     

    C’était, il n’y a pas très longtemps, en un pays de l’Amérique du Sud. L’héritier d’un puissant empire industriel s’était retiré dans une hacienda qu’il avait fait bâtir en lisière de la forêt amazonienne. Il avait au préalable confié à des hommes sûrs, diplômés de Harvard, le soin de gérer son patrimoine ; ainsi libéré des contraintes auxquelles sa condition de successeur richissime avait voulu le soumettre de prime abord, il pouvait se donner tout entier à ce qu’il considérait comme l’œuvre de sa vie : réunir la plus considérable collection de pierres précieuses jamais imaginée sur la terre. Car, en vérité, la passion des gemmes le possédait jalousement ; elle le comblait et le nourrissait. Et par-dessus tout, il brûlait d’un amour immodéré pour les émeraudes… En tous les points du globe où gisaient sous la roche les minéraux précieux, il avait imposé un réseau d’espions et de courtiers dont la mission était de repérer les plus beaux spécimens tirés des mines pour les lui acquérir à n’importe quel prix. La Colombie, le Brésil, le Zimbabwe, Madagascar et tous les états où fleurit de préférence le béryl vert – la divine émeraude – étaient étroitement maintenus sous surveillance…

     

    Les soins portés à ses pierres l’accaparaient si bien qu’il n’avait jamais eu le loisir ou le désir de lever ses regards vers d’autres objets : il parvint au seuil de la cinquantaine en l’état de célibataire endurci… Un jour, de passage à Bogota où il négociait de nouvelles acquisitions, il dînait avec ses partenaires dans un restaurant de la ville lorsqu’il réalisa que deux pointes de glace s’étaient posées sur sa nuque et le perçaient jusqu’à l’âme. Il se retourna. Seule à une table derrière lui, une jeune femme inconnue le regardait… ses deux prunelles d’un vert profond brillaient comme des béryls splendides sertis dans le blanc nacré des globes oculaires. Abandonnant ses propres commensaux, il la rejoignit aussitôt. Le lendemain, il soumit un contrat à l’inconnue et, le soir même, il l’épousait en balayant d’un geste les remontrances de ses avocats et conseillers d’affaires… Ce fut un mariage heureux : la jeune épousée se trouva tout de suite enceinte. Neuf mois plus tard, elle donna naissance à une petite fille qui ouvrit au monde deux yeux d’émeraude tout aussi merveilleux que ceux de sa mère. Le père ivre d’orgueil se dit à lui-même ce jour-là : le Ciel bénit l’œuvre de ma vie... Il baptisa l’enfant du nom d’Esméralda ; puis il eut une sorte de révélation, une prémonition fulgurante : il se vit patriarche à la tête d’une famille immense… une prodigieuse lignée aux yeux divinement smaragdins... Aussitôt tous ses agents de par le monde reçurent l’ordre de se mettre en quête d’un sujet mâle doté de prunelles répondant à des critères soigneusement définis. La chasse au géniteur était lancée, sans condition d’âge, de rang, ni de fortune ; seulement la pigmentation, le feu et la transparence des iris verts devraient être parfaits, dignes de s’apparier un jour aux joyaux oculaires de sa fille bien-aimée. En rêve, déjà il unissait ce couple idéal ; déjà il caressait une ribambelle de petits-enfants et d’arrière-petits-enfants et encore les enfants de ceux-ci qui, tous sans exception, portaient enchâssés en leurs orbites une paire d’émeraudes de 500 carats.

     

    Malgré le zèle de ses traqueurs, les années passèrent sans que la perle rare fût débusquée. Sur chaque continent, des milliers de garçons aux yeux verts, bambins et adolescents, des milliers d’hommes jeunes et d’hommes mûrs, des milliers de sujets mâles de toutes espèces furent appréhendés, photographiés, répertoriés. Des milliers et des milliers furent proposés au père d’Esméralda qui n’en admit pas un.

     

    Sa jeune épouse s’en alla aussi silencieusement qu’elle était apparue. Un soir obscur de nouvelle lune, on l’avait aperçue pénétrant seule dans la forêt, hors des limites du domaine. On l’attendit longtemps. Elle ne revint pas. Des battues furent menées sans résultat. Le chagrin de l’avoir perdue était grand, puis il s’estompa…

     

     

     Esméralda parvint à son dix-septième anniversaire. Aucun prétendant ne se profilait encore à l’horizon ; néanmoins le père restait convaincu que sa volonté s’accomplirait en son heure, puisque le Ciel, se répétait-il souvent, avait bénit l’œuvre de sa vie

     

    Il y avait un personnel domestique nombreux qui vaquait jour et nuit à travers l’hacienda. Les pierres précieuses, pour elles seules, mobilisaient toute une équipe d’experts, de conservateurs, d’assistants et de secrétaires. Afin de combler un poste de collaborateur devenu vacant, on recruta un jeune homme fraîchement diplômé en gemmologie... Vingt-cinq ans à peine, beau comme un prince de légende. Et les yeux noisette.

    Au détour d’un corridor, Esméralda croisa une première fois le nouveau venu ; elle s’écarta vivement, choquée d’avoir perçu en elle toute volonté libre se dissoudre en une fraction de seconde comme frappée par un sortilège. Une voix dans sa poitrine prononça nettement le mot amoureuse, qu’elle répéta tout bas… je suis amoureuse… cela lui fit aussi peur que si elle venait de se maudire elle-même… Lui, ayant posé son regard sur elle, demeura interdit ; par la suite il pleura de joie, une joie d’enfant, parce qu’il se sentait un corps tout nouveau, révélé par l’amour ; il pleura de douleur aussi parce que la vie sans elle désormais n’était pas concevable, vivre avec elle non plus...

    Leur amour était prohibé – à cause des yeux noisette. Ils se cachèrent.

    (à suivre)

  • MANGEUR D'OMBRES – Conte – 5

    Mangeur d'Ombres et autres contes – Pascal Gautrin

     

    Mangeur d'Ombres (fin)

     

    Depuis combien de temps danse-t-il ?... dix minutes ? une heure ? cinq heures ?... Le soleil à présent est parvenu au plus haut point du ciel. La femme dont les forces sont tout à fait revenues contemple sans broncher, appuyée contre l’arbre, son ennemi qui se délite. Dans l’air devenu chaud et léger, la masse brumeuse du danseur se dilate, puis s’effiloche doucement. Des touffes de fils noirs entremêlés se défont en charpie, avant de s’élever en godillant et se disperser dans l’espace. Quand un souffle de vent inattendu passe sur ses cheveux, la femme lève la tête. Le feuillage au-dessus d’elle est agité de frissons. L’agitation délicate se propage bientôt aux ramures environnantes. Et voici qu’un insecte surgi de nulle part vient se cogner contre l’écorce ; curieux devant cet obstacle, il l’interroge en zigzaguant avec un petit bourdonnement électrique. Un autre le rejoint et leurs vols s’entrelacent. La femme écoute avec bonheur la vibration ténue des ailes minuscules, le bruissement des feuilles… Un mouvement imperceptible du côté du Mangeur d’Ombres l’amène à reporter son attention sur lui… dont il ne subsiste plus qu’un peloton de fibres, gris et translucide, pas plus gros qu’une balle de tennis. Il virevolte en suspension au-dessus d’un bouquet de fougères. Un trait flamboyant, acéré comme un dard de sarbacane, le transperce tout à coup de part en part. C’est un rayon du soleil qui, en plongeant vers des fourrés encore isolés dans une zone obscure, l’a accroché au passage. Le monstre, à cet instant réduit à la taille d’une bulle de savon, éclate d’un coup et se dissout dans la lumière...

     

    Attente…

    La femme attend...

    Bientôt un froissement dans des buissons. Elle tourne la tête dans cette direction. Des branches s’écartent. D’un autre côté : des craquements secs de bois brisés. Et là-bas encore… Des hommes, la plupart torse nu, vêtus d’un simple pantalon blanc, émergent avec lenteur de l’épaisseur de la végétation. Ils avancent entre les arbres d’un pas mal assuré. Ils ont encore le visage flou et l’œil vague de ceux qui ont dormi trop longtemps. Ils restent silencieux parce que leur langue est engourdie, mais ils commencent à se regarder les uns les autres. Ils lisent les traits de leurs visages dessinés d’ombre et de lumière… Plus au loin, des bosquets s’ouvrent encore devant l’apparition de nouveaux marins… Partout dans la forêt...

    La femme attend.

    Patience ! il ne va plus tarder… Il va venir… Le dernier. Il sera peut-être le dernier comme à son ordinaire… Cette idée la fait sourire. Elle ne se pose pas de question. Elle est tranquille. Son amour infini est tranquille.

     

  • MANGEUR D'OMBRES – Conte – 3

    Mangeur d'Ombres et autres contes – Pascal Gautrin

     

    Mangeur d'Ombres (suite)

     

    Plusieurs semaines ont passé. À quelques milliers de milles du point de départ, ordre est soudain donné de stopper les machines. À sept ou huit encablures du bateau se profile sur les eaux la silhouette noire d’une terre que les marins se nomment à voix basse. Certains se mettent à grommeler d’un air mauvais – qu’est-ce qu’on fout à traînasser dans ce coin qui pue la mort ?... Le capitaine rembarre aussi sec les râleurs et il ne règne plus sur le pont qu’un silence hostile… À la tombée de la nuit, tous les hommes de quart ont été regroupés à bâbord afin d’effectuer quelques manœuvres délicates. Pendant ce temps, à tribord un canot réussit à se glisser sans bruit jusqu’à la mer. D’une main rapide, la femme matelot dénoue les amarres et, saisissant vaillamment les avirons, se met à souquer en direction de l’île. Épuisée, elle parvient au rivage ; il lui reste à peine assez de force pour haler son embarcation sur la plage avant de s’écrouler dans le sable. Il faut qu’elle récupère avant de repartir. Tant qu’elle demeure à l’écart des arbres, elle ne risque rien encore... La voici enfin touchant au but de son voyage… Le cœur lui bat fort dans la poitrine. En soulevant un peu la tête, elle regarde le rideau sombre dessiné là-bas par la frondaison de la forêt… Là-bas, l’ogre odieux respire… Là-bas, bientôt, au petit matin, le combat définitif…

     

    Aux premiers rayons du soleil, la femme se redresse d’un coup et se met à courir tête baissée vers la lisière. Elle se sent talonnée par la peur… Oui… une peur atroce qui a pointé pendant la nuit et gagne maintenant en intensité avec la montée de la lumière. Aussi presse-t-elle très fort le pas, afin de ne pas entendre les pulsations de son sang affolé tambourinant contre ses tempes. Parvenue au pied des premiers arbres, ses genoux fléchissent... Voici qu’elle hésite et tremble. La panique en profite pour prendre la parole – Aura-t-elle la force ?... Comment, folle, a-t-elle pu croire…?... Oui, oui… folle ! folle ! folle !...

     Le Mangeur d’Ombres est tombé sur elle ! À cause de cet infime moment de recul, le monstre rapide a pu la recouvrir toute entière. La femme horrifiée se sent enveloppée dans une matière visqueuse qui déjà aspire l’énergie vitale sur sa peau. Saisie de rage, elle se débat. Désespérément, elle mord, agrippe avec ses mains, plonge dans une chair molle, insaisissable, qui se désagrège en brouillard épais entre ses dents, entre ses doigts. Elle est submergée. Elle est vaincue… Alors dans un ultime effort, elle appelle dans sa mémoire l’image de lui… lui, abandonné depuis de longs mois sur cette île… lui dans un état de misère épouvantable !... Un sursaut de révolte et d’amour… elle parvient à renouer ses pensées… Le nom !... Le nom que le vieil homme lui a confié… Avec peine, elle articule : Hoïchi… Adama… Kami… d’une voix faible d’abord, puis une seconde fois, plus fermement à la limite du cri : HOÏCHI ADAMA KAMI, HOMME BON !

    Le prédateur est secoué violemment comme si une décharge électrique venait de le traverser. Il relâche son étreinte… La femme prononce distinctement une fois encore : Hoïchi Adama Kami, homme bon… homme fou d’amour… Un spasme soulève le corps immatériel du monstre ; il s’écarte d’elle et un nuage de vapeur noire se détache de lui, un vomissement. Silhouette oblongue dressée sur le sol, il se tient debout oscillant au gré d’un souffle imperceptible ; on dirait un boxeur sonné vacillant au bord du ring. La vapeur noire régurgitée vole doucement vers la femme, flotte un moment autour d’elle avant de se déposer sur son front. Prise de vertiges, elle doit s’adosser contre un arbre… Le petit nuage d’ombres glisse le long de son corps et quelques forces lui reviennent, mais ses pensées restent encore empêtrées dans les filaments cotonneux du cerveau. Elle se bat avec elle-même parce que le temps presse… pour l’instant le Mangeur d’Ombres est désarçonné, mais il va se reprendre si elle ne profite pas bientôt de son avantage. Elle tend un bras devant elle pour pointer son adversaire du doigt. Un mouvement insolite s’empare alors du Mangeur d’Ombres comme s’il subissait une emprise magnétique… son apparence se métamorphose ; à une vitesse folle, des formes humaines se succèdent, images de femmes, d’hommes, jeunes filles, vieillards, et cætera, individu bestial, être fruste, maître opulent, pauvre gueux, et cætera… Peu à peu la course des transformations s’assagit, ralentit jusqu’à s’arrêter sur le dernier avatar, l’image hologramme d’un homme maigre, hirsute, dépenaillé.

    Comme si elle le reconnaissait enfin, la femme, de son index tendu, le cloue à distance et le nomme :

    – Hoïchi… Hoïchi Adama…

    (à suivre)

  • MANGEUR D'OMBRES – Conte – 2

    Mangeur d'Ombres et autres contes – Pascal Gautrin

     

    Mangeur d'Ombres (suite)

     

     

    Cinq semaines de voyage avant de rejoindre le port d’attache.

    Sur le quai, il y a une femme qui suit les manœuvres d'accostage avec une intense attention. Quand la passerelle vient enfin s’appuyer sur les pavés de l’embarcadère, elle se poste au bas. Les marins se pressent sur le pont, impatients de débarquer ; pourtant aucun visage n’exprime la joie du retour et tous demeurent étrangement mornes et silencieux. La femme, très émue, cherche des yeux celui qu’elle attend depuis de longs mois. Voici que les hommes descendus à terre commencent à se disperser et elle ne le voit toujours pas… Une appréhension... Allant de l’un à l’autre, elle interroge – Où est-il ? Que fait-il ? Est-ce qu’il va descendre ? Pourquoi est-il retenu à bord ?... Ils tournent le menton plusieurs fois, de gauche à droite. Haussent les épaules pour signifier : sont au courant de rien. Leurs regards sont obliques. Se souviennent de rien. Ils n’ont qu’une idée en tête : s’éloigner de ce quai, s’éloigner de ce bateau... Elle se fait de plus en plus pressante, crie presque, court sur leurs talons, s’accroche aux basques des vareuses… Enfin elle agrippe le bras d’un matelot qui a bien voulu s’arrêter – c’est celui qui, revenu de l’île, a été déclaré fou. Lui est prêt à parler, à raconter tout ce qu’il sait, tout ce qu’il a vu… Oui… oui, son mari était sur l’île aussi. Il est resté là-bas… Mort – certainement mort à l’heure qu’il est…

    Elle est tombée à genoux sur le sol, le corps cassé en deux et les bras noués sur son ventre, en proie à une douleur si atroce qu’elle pourrait croire que ses entrailles se sont déchirées. Pourtant pas de larme, pas de cri… Elle demeure prostrée un court moment, jusqu’à ce que, dans le profond de son oreille, une voix se mette à souffler tout bas ; un chuchotement qui lui ordonne de se relever, de refuser toute vérité étrangère ; elle ne doit croire qu’elle-même – qu’elle-même et personne d’autre…

     

    Elle s’en va tout de suite trouver un vieil homme qu’on prétend versé dans les sciences et les pratiques anciennes. C’est une tête chauve, avec une figure plus fripée qu’une umeboshi séchée. Il habite une masure en dehors de la ville, dans une solitude absolue, les gens du pays le tenant à l’écart parce que des prêtres ont jeté l’anathème sur lui à cause de son entêtement à professer des opinions interdites. Cependant quelques-uns qui ont eu recours à ses services affirment que c’est un homme généreux, qui a des connaissances réelles et beaucoup de pouvoir… La femme raconte toute son histoire ; elle dit enfin que son mari perdu sur l’île vit encore, qu’elle le sait et qu’elle réclame de l’aide parce qu’elle doit partir.

    – J’ai besoin de dormir, répond le vieillard. Reviens demain.

    Sans attendre, il se couche sur un tapis jeté dans un angle de la chambre et sombre dans le sommeil.

    Le jour suivant, lorsqu’elle passe le seuil de sa maison, il annonce d’un ton enjoué :

    – J’ai vu le Mangeur d’Ombres et je sais ce qu’il est… Prends ce papier plié – je t’ai écrit son nom… Retiens-le bien parce qu’il te sera absolument nécessaire. Va maintenant, tu as tout ce qu’il te faut.

    Sourcils froncés, elle tergiverse, ouvre la bouche, prête à exiger plus…

    – Va, je te dis. Tu n’as besoin de rien d’autre… Le moment venu, tu sauras bien ce que tu as à faire… Tu le sais déjà… Allez, file !

     

    À présent, la femme descend jusqu’au port. Elle pénètre dans les bureaux des compagnies maritimes, s’enquérant des bateaux en partance vers l’est, précisément sur cette ligne qui passe au large de l’île. Jour après jour, elle va revenir à la charge, fatiguant les dockers qui, exaspérés, finissent par la rejeter en l’insultant, harcelant les marins qui s’apprêtent à embarquer. Quelquefois on se moque d’elle avec des mots obscènes. Le temps passe, mais elle tient bon. Enfin, un matin, on lui signale un navire accosté de la veille, qui doit repartir bientôt, et dont le plan de route prévoit apparemment de croiser dans les parages de la terre maudite. On lui désigne le capitaine qu’elle aborde aussitôt avec aplomb. Mais l’officier au long cours ne veut rien entendre : pas question d’accepter une femme à bord ! L’idée d’une telle transgression des principes suffit à l’offusquer. Règlement, règlement ! il est tout raidi, tout amidonné dans son code maritime. Depuis qu’elle s’est armée pour le combat, la femme est clairvoyante : tandis que l’homme probe se fabrique une moue sévère, elle s’amuse à deviner, sous la carapace de son uniforme, sa chair de mâle troublée malgré lui par le désir. Elle en concevrait peut-être du mépris ou de la pitié si elle avait du temps à perdre ; pour l’heure, elle n’a d’autre pensée que briser les obstacles et elle se fait aguichante comme une prostituée du port :

    – Je m’habillerai en homme. J’aurai la figure d’un mousse si je coupe mes cheveux… Et regarde comme mes hanches sont étroites… presque celles d’un garçon. Toi seul sauras qui je suis… Je travaillerai le jour. Et tu peux me faire confiance, j’abattrai ma part de travail comme les autres… La nuit, je te rejoindrai dans ta cabine… Tu ne vas pas refuser un si beau marché…

    L’autre se fige dans son attitude de refus ; elle ouvre alors sa robe du haut jusqu’au nombril, découvrant ses petits seins dorés comme le miel, couronnés d’aréoles abricot :

    – Vois !… Touche !... N’est-ce pas que je suis bien faite ?…

    Elle saisit d’autorité la main de l’homme pour l’inciter à frôler sa peau. L’autre se laisse faire, caressant la poitrine puis descendant vers la rondeur du ventre. Il est entraîné dans l’échancrure du tissu jusqu’à la soie du pubis.

    – Imagine : je serai à toi entièrement. Devant tous les autres, tu disposeras du sexe d’une femme, à discrétion... Un con étroit et profond rien que pour toi... Tu me prendras comme tu aimes… autant de fois qu’il faudra pour te rendre heureux. Tu m’enculeras, si tu veux. Tu te permettras tout ce qui te fera plaisir. Absolument tout… Je ne refuserai aucune des fantaisies qui te passeront par la tête… Un rêve, non ?... La seule chose que tu me devras en récompense sera de me laisser débarquer quelque part où je te dirai.

    Et comme le capitaine vacille en son for intérieur, afin de liquider ses dernières défenses, elle empoigne la proéminence de sa braguette, à pleine main ; elle soupèse les testicules, elle masse avec insistance le sexe gonflé sous le tissu.

    – Je lècherai tes couilles… ton cul… dit-elle encore. Je prendrai ta queue dans ma bouche. Je te sucerai comme je sais faire. Tu vas délirer de plaisir…

    Des frétillements électriques affolent le bas-ventre de l’homme. Une vague de chaleur gonfle ses reins… Il s’apprête à l’insulter. Putain ! veut-il lui cracher ; mais d’une voix qu’il reconnaît à peine, il dit :

    – Rase-toi le crâne… Reviens ici à la tombée de la nuit… Marinière et pantalons blancs… Bande quand même ta poitrine…

    Il tourne le dos, tout honteux.

    Le lendemain aux environs de midi, la femme, tête lisse, en tenue de matelot, se tient debout à la poupe du navire et voit le quai portuaire qui se détache et recule à l’infini.

     

    (à suivre)