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  • MANGEUR D'OMBRES – Conte – 2

    Mangeur d'Ombres et autres contes – Pascal Gautrin

     

    Mangeur d'Ombres (suite)

     

     

    Cinq semaines de voyage avant de rejoindre le port d’attache.

    Sur le quai, il y a une femme qui suit les manœuvres d'accostage avec une intense attention. Quand la passerelle vient enfin s’appuyer sur les pavés de l’embarcadère, elle se poste au bas. Les marins se pressent sur le pont, impatients de débarquer ; pourtant aucun visage n’exprime la joie du retour et tous demeurent étrangement mornes et silencieux. La femme, très émue, cherche des yeux celui qu’elle attend depuis de longs mois. Voici que les hommes descendus à terre commencent à se disperser et elle ne le voit toujours pas… Une appréhension... Allant de l’un à l’autre, elle interroge – Où est-il ? Que fait-il ? Est-ce qu’il va descendre ? Pourquoi est-il retenu à bord ?... Ils tournent le menton plusieurs fois, de gauche à droite. Haussent les épaules pour signifier : sont au courant de rien. Leurs regards sont obliques. Se souviennent de rien. Ils n’ont qu’une idée en tête : s’éloigner de ce quai, s’éloigner de ce bateau... Elle se fait de plus en plus pressante, crie presque, court sur leurs talons, s’accroche aux basques des vareuses… Enfin elle agrippe le bras d’un matelot qui a bien voulu s’arrêter – c’est celui qui, revenu de l’île, a été déclaré fou. Lui est prêt à parler, à raconter tout ce qu’il sait, tout ce qu’il a vu… Oui… oui, son mari était sur l’île aussi. Il est resté là-bas… Mort – certainement mort à l’heure qu’il est…

    Elle est tombée à genoux sur le sol, le corps cassé en deux et les bras noués sur son ventre, en proie à une douleur si atroce qu’elle pourrait croire que ses entrailles se sont déchirées. Pourtant pas de larme, pas de cri… Elle demeure prostrée un court moment, jusqu’à ce que, dans le profond de son oreille, une voix se mette à souffler tout bas ; un chuchotement qui lui ordonne de se relever, de refuser toute vérité étrangère ; elle ne doit croire qu’elle-même – qu’elle-même et personne d’autre…

     

    Elle s’en va tout de suite trouver un vieil homme qu’on prétend versé dans les sciences et les pratiques anciennes. C’est une tête chauve, avec une figure plus fripée qu’une umeboshi séchée. Il habite une masure en dehors de la ville, dans une solitude absolue, les gens du pays le tenant à l’écart parce que des prêtres ont jeté l’anathème sur lui à cause de son entêtement à professer des opinions interdites. Cependant quelques-uns qui ont eu recours à ses services affirment que c’est un homme généreux, qui a des connaissances réelles et beaucoup de pouvoir… La femme raconte toute son histoire ; elle dit enfin que son mari perdu sur l’île vit encore, qu’elle le sait et qu’elle réclame de l’aide parce qu’elle doit partir.

    – J’ai besoin de dormir, répond le vieillard. Reviens demain.

    Sans attendre, il se couche sur un tapis jeté dans un angle de la chambre et sombre dans le sommeil.

    Le jour suivant, lorsqu’elle passe le seuil de sa maison, il annonce d’un ton enjoué :

    – J’ai vu le Mangeur d’Ombres et je sais ce qu’il est… Prends ce papier plié – je t’ai écrit son nom… Retiens-le bien parce qu’il te sera absolument nécessaire. Va maintenant, tu as tout ce qu’il te faut.

    Sourcils froncés, elle tergiverse, ouvre la bouche, prête à exiger plus…

    – Va, je te dis. Tu n’as besoin de rien d’autre… Le moment venu, tu sauras bien ce que tu as à faire… Tu le sais déjà… Allez, file !

     

    À présent, la femme descend jusqu’au port. Elle pénètre dans les bureaux des compagnies maritimes, s’enquérant des bateaux en partance vers l’est, précisément sur cette ligne qui passe au large de l’île. Jour après jour, elle va revenir à la charge, fatiguant les dockers qui, exaspérés, finissent par la rejeter en l’insultant, harcelant les marins qui s’apprêtent à embarquer. Quelquefois on se moque d’elle avec des mots obscènes. Le temps passe, mais elle tient bon. Enfin, un matin, on lui signale un navire accosté de la veille, qui doit repartir bientôt, et dont le plan de route prévoit apparemment de croiser dans les parages de la terre maudite. On lui désigne le capitaine qu’elle aborde aussitôt avec aplomb. Mais l’officier au long cours ne veut rien entendre : pas question d’accepter une femme à bord ! L’idée d’une telle transgression des principes suffit à l’offusquer. Règlement, règlement ! il est tout raidi, tout amidonné dans son code maritime. Depuis qu’elle s’est armée pour le combat, la femme est clairvoyante : tandis que l’homme probe se fabrique une moue sévère, elle s’amuse à deviner, sous la carapace de son uniforme, sa chair de mâle troublée malgré lui par le désir. Elle en concevrait peut-être du mépris ou de la pitié si elle avait du temps à perdre ; pour l’heure, elle n’a d’autre pensée que briser les obstacles et elle se fait aguichante comme une prostituée du port :

    – Je m’habillerai en homme. J’aurai la figure d’un mousse si je coupe mes cheveux… Et regarde comme mes hanches sont étroites… presque celles d’un garçon. Toi seul sauras qui je suis… Je travaillerai le jour. Et tu peux me faire confiance, j’abattrai ma part de travail comme les autres… La nuit, je te rejoindrai dans ta cabine… Tu ne vas pas refuser un si beau marché…

    L’autre se fige dans son attitude de refus ; elle ouvre alors sa robe du haut jusqu’au nombril, découvrant ses petits seins dorés comme le miel, couronnés d’aréoles abricot :

    – Vois !… Touche !... N’est-ce pas que je suis bien faite ?…

    Elle saisit d’autorité la main de l’homme pour l’inciter à frôler sa peau. L’autre se laisse faire, caressant la poitrine puis descendant vers la rondeur du ventre. Il est entraîné dans l’échancrure du tissu jusqu’à la soie du pubis.

    – Imagine : je serai à toi entièrement. Devant tous les autres, tu disposeras du sexe d’une femme, à discrétion... Un con étroit et profond rien que pour toi... Tu me prendras comme tu aimes… autant de fois qu’il faudra pour te rendre heureux. Tu m’enculeras, si tu veux. Tu te permettras tout ce qui te fera plaisir. Absolument tout… Je ne refuserai aucune des fantaisies qui te passeront par la tête… Un rêve, non ?... La seule chose que tu me devras en récompense sera de me laisser débarquer quelque part où je te dirai.

    Et comme le capitaine vacille en son for intérieur, afin de liquider ses dernières défenses, elle empoigne la proéminence de sa braguette, à pleine main ; elle soupèse les testicules, elle masse avec insistance le sexe gonflé sous le tissu.

    – Je lècherai tes couilles… ton cul… dit-elle encore. Je prendrai ta queue dans ma bouche. Je te sucerai comme je sais faire. Tu vas délirer de plaisir…

    Des frétillements électriques affolent le bas-ventre de l’homme. Une vague de chaleur gonfle ses reins… Il s’apprête à l’insulter. Putain ! veut-il lui cracher ; mais d’une voix qu’il reconnaît à peine, il dit :

    – Rase-toi le crâne… Reviens ici à la tombée de la nuit… Marinière et pantalons blancs… Bande quand même ta poitrine…

    Il tourne le dos, tout honteux.

    Le lendemain aux environs de midi, la femme, tête lisse, en tenue de matelot, se tient debout à la poupe du navire et voit le quai portuaire qui se détache et recule à l’infini.

     

    (à suivre)

     

  • MANGEUR D'OMBRES – Conte – 1

    Mangeur d'Ombres et autres contes – Pascal Gautrin

     

    Mangeur d'Ombres

     

    À quelques milliers de milles des côtes du Japon, isolée au cœur de l’océan Pacifique, une île crève la surface des eaux. Une île redoutée de tous les marins. Peu d’hommes ont osé s’aventurer sur cette terre et parmi ceux-ci, un seul, un jour, a pu regagner son navire ancré au large. Il est remonté à bord, exténué, hagard et tenant des propos si incohérents que ses camarades d’équipage ont décrété qu’il avait perdu la raison. Il parlait d’une créature effrayante – animal fabuleux ou esprit infernal ? impossible de se faire une opinion à travers les bribes de son discours décousu –. À plusieurs reprises, il cria d’une voix stridente ces mots : mangeur d’ombres… mangeur d’ombres… On reconstitua son récit avec peine : Quatre hommes et lui-même avaient descendu un canot à la mer et ramé jusqu’au rivage. Leur embarcation tirée au sec, ils avaient traversé la bande de sable qui les séparait d’une forêt sombre dont l’île semble couverte presque en totalité. Lui fermait la marche, plusieurs pas en arrière. Au moment où ses quatre compagnons touchaient à la lisière, il vit soudain s’abattre sur eux, comme tombant de la cime des arbres, une chose noire et sans forme qui les engloutit tout entier. Cette masse inexplicable agissait comme un nuage de suie enveloppant, ou une vague de ténèbres, ou le filet mortel d’un rétiaire romain… Juste quelques secondes… et elle se retira, s’évanouissant aussi vite qu’elle était venue. L’homme épargné recula, horrifié, puis courut se réfugier au fond du canot échoué. Il y resta longtemps, tremblant d’épouvante. Beaucoup plus tard, il osa risquer un œil vers la plage… Il aperçut deux de ses compagnons qui déambulaient sur le sable, l’air égaré. Méconnaissables. Le narrateur dit que, dans son trouble, il ne comprit pas d’abord ce qui les rendait si étrangers. Il s’avança et tenta de leur parler ; mais eux, tournés pourtant dans sa direction, ne semblaient ni le voir ni l’entendre. Livides, on eût dit qu’ils étaient lisses, dépourvus de relief : torse nu et vêtus de simples pantalons de coton blanc, la peau aussi blanche que le coton, ils étaient devenus semblables à des fantômes incolores… La créature monstrueuse n’avait pas tué ses proies, elle ne les avait pas non plus blessées en aucun endroit ; mais – ce que l’homme avait réalisé peu à peu – elle avait dévoré toutes leurs ombres, celles marquées sur leurs corps par les reliefs des os et des muscles, et celle qui aurait dû se projeter sur le sol. Le prédateur avait abandonné ses victimes comme trempées à jamais dans une lumière crue, nues et fragiles, désormais vidées de toutes zones obscures, avec tous les traits de leur visage estompés. Imaginez un drap froissé qu’un projecteur éclaire soudain violemment de face : tous les plis s’effacent d’un coup et le drap semble parfaitement lisse ; ainsi apparaissaient les malheureux qui avaient subi l’étreinte du Mangeur d’Ombres. Ce n’est pas tout : leur état moral se trouvait encore profondément affecté ; à croire qu’en même temps que les ombres, leur âme avait été aspirée. Des gestes ralentis, un regard vide, un mutisme obstiné, tout cela s’accordait exactement avec leur physionomie nouvelle de spectres blafards. Zombis errant sur l’île, sans pensée, sans direction…

    Le Capitaine, en colère, a crié que l’homme est un fou ou un menteur ; il l’a fait jeter et enfermer dans un coin de cale.

    Il ordonne qu’on remette le canot à la mer : il ira lui-même chercher les marins égarés ; vifs ou morts, il les ramènera à bord. Assisté de deux vieux matelots qui ont saisi les avirons, il part résolument en direction de l’île. Tous les membres de l’équipage demeurés sur le pont se penchent au-dessus du bastingage pour suivre des yeux la petite embarcation qui semble fondre en s’éloignant. Le soir, personne n’est de retour. Et rien en vue non plus le lendemain. Quand le Second, d’une voix étranglée, annonce qu’il faut aller à la recherche des disparus, pas un ne bronche. Il décide de ne pas insister. Le navire reste à l’ancre cinq jours et cinq nuits. À l’aube du sixième jour, le Second donne l’ordre de démarrer les machines et, mettant le cap sur l’horizon, le bâtiment s’ébranle dans un silence de mort…

    (à suivre)