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MANGEUR D'OMBRES – Conte – 3

Mangeur d'Ombres et autres contes – Pascal Gautrin

 

Mangeur d'Ombres (suite)

 

Plusieurs semaines ont passé. À quelques milliers de milles du point de départ, ordre est soudain donné de stopper les machines. À sept ou huit encablures du bateau se profile sur les eaux la silhouette noire d’une terre que les marins se nomment à voix basse. Certains se mettent à grommeler d’un air mauvais – qu’est-ce qu’on fout à traînasser dans ce coin qui pue la mort ?... Le capitaine rembarre aussi sec les râleurs et il ne règne plus sur le pont qu’un silence hostile… À la tombée de la nuit, tous les hommes de quart ont été regroupés à bâbord afin d’effectuer quelques manœuvres délicates. Pendant ce temps, à tribord un canot réussit à se glisser sans bruit jusqu’à la mer. D’une main rapide, la femme matelot dénoue les amarres et, saisissant vaillamment les avirons, se met à souquer en direction de l’île. Épuisée, elle parvient au rivage ; il lui reste à peine assez de force pour haler son embarcation sur la plage avant de s’écrouler dans le sable. Il faut qu’elle récupère avant de repartir. Tant qu’elle demeure à l’écart des arbres, elle ne risque rien encore... La voici enfin touchant au but de son voyage… Le cœur lui bat fort dans la poitrine. En soulevant un peu la tête, elle regarde le rideau sombre dessiné là-bas par la frondaison de la forêt… Là-bas, l’ogre odieux respire… Là-bas, bientôt, au petit matin, le combat définitif…

 

Aux premiers rayons du soleil, la femme se redresse d’un coup et se met à courir tête baissée vers la lisière. Elle se sent talonnée par la peur… Oui… une peur atroce qui a pointé pendant la nuit et gagne maintenant en intensité avec la montée de la lumière. Aussi presse-t-elle très fort le pas, afin de ne pas entendre les pulsations de son sang affolé tambourinant contre ses tempes. Parvenue au pied des premiers arbres, ses genoux fléchissent... Voici qu’elle hésite et tremble. La panique en profite pour prendre la parole – Aura-t-elle la force ?... Comment, folle, a-t-elle pu croire…?... Oui, oui… folle ! folle ! folle !...

 Le Mangeur d’Ombres est tombé sur elle ! À cause de cet infime moment de recul, le monstre rapide a pu la recouvrir toute entière. La femme horrifiée se sent enveloppée dans une matière visqueuse qui déjà aspire l’énergie vitale sur sa peau. Saisie de rage, elle se débat. Désespérément, elle mord, agrippe avec ses mains, plonge dans une chair molle, insaisissable, qui se désagrège en brouillard épais entre ses dents, entre ses doigts. Elle est submergée. Elle est vaincue… Alors dans un ultime effort, elle appelle dans sa mémoire l’image de lui… lui, abandonné depuis de longs mois sur cette île… lui dans un état de misère épouvantable !... Un sursaut de révolte et d’amour… elle parvient à renouer ses pensées… Le nom !... Le nom que le vieil homme lui a confié… Avec peine, elle articule : Hoïchi… Adama… Kami… d’une voix faible d’abord, puis une seconde fois, plus fermement à la limite du cri : HOÏCHI ADAMA KAMI, HOMME BON !

Le prédateur est secoué violemment comme si une décharge électrique venait de le traverser. Il relâche son étreinte… La femme prononce distinctement une fois encore : Hoïchi Adama Kami, homme bon… homme fou d’amour… Un spasme soulève le corps immatériel du monstre ; il s’écarte d’elle et un nuage de vapeur noire se détache de lui, un vomissement. Silhouette oblongue dressée sur le sol, il se tient debout oscillant au gré d’un souffle imperceptible ; on dirait un boxeur sonné vacillant au bord du ring. La vapeur noire régurgitée vole doucement vers la femme, flotte un moment autour d’elle avant de se déposer sur son front. Prise de vertiges, elle doit s’adosser contre un arbre… Le petit nuage d’ombres glisse le long de son corps et quelques forces lui reviennent, mais ses pensées restent encore empêtrées dans les filaments cotonneux du cerveau. Elle se bat avec elle-même parce que le temps presse… pour l’instant le Mangeur d’Ombres est désarçonné, mais il va se reprendre si elle ne profite pas bientôt de son avantage. Elle tend un bras devant elle pour pointer son adversaire du doigt. Un mouvement insolite s’empare alors du Mangeur d’Ombres comme s’il subissait une emprise magnétique… son apparence se métamorphose ; à une vitesse folle, des formes humaines se succèdent, images de femmes, d’hommes, jeunes filles, vieillards, et cætera, individu bestial, être fruste, maître opulent, pauvre gueux, et cætera… Peu à peu la course des transformations s’assagit, ralentit jusqu’à s’arrêter sur le dernier avatar, l’image hologramme d’un homme maigre, hirsute, dépenaillé.

Comme si elle le reconnaissait enfin, la femme, de son index tendu, le cloue à distance et le nomme :

– Hoïchi… Hoïchi Adama…

(à suivre)

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