Mangeur d'Ombres et autres contes – Pascal Gautrin
Mangeur d'Ombres (fin)
Depuis combien de temps danse-t-il ?... dix minutes ? une heure ? cinq heures ?... Le soleil à présent est parvenu au plus haut point du ciel. La femme dont les forces sont tout à fait revenues contemple sans broncher, appuyée contre l’arbre, son ennemi qui se délite. Dans l’air devenu chaud et léger, la masse brumeuse du danseur se dilate, puis s’effiloche doucement. Des touffes de fils noirs entremêlés se défont en charpie, avant de s’élever en godillant et se disperser dans l’espace. Quand un souffle de vent inattendu passe sur ses cheveux, la femme lève la tête. Le feuillage au-dessus d’elle est agité de frissons. L’agitation délicate se propage bientôt aux ramures environnantes. Et voici qu’un insecte surgi de nulle part vient se cogner contre l’écorce ; curieux devant cet obstacle, il l’interroge en zigzaguant avec un petit bourdonnement électrique. Un autre le rejoint et leurs vols s’entrelacent. La femme écoute avec bonheur la vibration ténue des ailes minuscules, le bruissement des feuilles… Un mouvement imperceptible du côté du Mangeur d’Ombres l’amène à reporter son attention sur lui… dont il ne subsiste plus qu’un peloton de fibres, gris et translucide, pas plus gros qu’une balle de tennis. Il virevolte en suspension au-dessus d’un bouquet de fougères. Un trait flamboyant, acéré comme un dard de sarbacane, le transperce tout à coup de part en part. C’est un rayon du soleil qui, en plongeant vers des fourrés encore isolés dans une zone obscure, l’a accroché au passage. Le monstre, à cet instant réduit à la taille d’une bulle de savon, éclate d’un coup et se dissout dans la lumière...
Attente…
La femme attend...
Bientôt un froissement dans des buissons. Elle tourne la tête dans cette direction. Des branches s’écartent. D’un autre côté : des craquements secs de bois brisés. Et là-bas encore… Des hommes, la plupart torse nu, vêtus d’un simple pantalon blanc, émergent avec lenteur de l’épaisseur de la végétation. Ils avancent entre les arbres d’un pas mal assuré. Ils ont encore le visage flou et l’œil vague de ceux qui ont dormi trop longtemps. Ils restent silencieux parce que leur langue est engourdie, mais ils commencent à se regarder les uns les autres. Ils lisent les traits de leurs visages dessinés d’ombre et de lumière… Plus au loin, des bosquets s’ouvrent encore devant l’apparition de nouveaux marins… Partout dans la forêt...
La femme attend.
Patience ! il ne va plus tarder… Il va venir… Le dernier. Il sera peut-être le dernier comme à son ordinaire… Cette idée la fait sourire. Elle ne se pose pas de question. Elle est tranquille. Son amour infini est tranquille.