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  • UNE HISTOIRE FABULEUSE – Conte – 5

    Mangeur d'Ombres – Pascal Gautrin

     

    Une Histoire fabuleuse (suite)

     

    Deux jours plus tard, on put revoir l’une d’elles – la mère de l’aînée des enfants disparues – aux abords du fleuve sur le quai des Tournelles, seule cette fois… Elle était accroupie, ses grandes jupes étalées autour d’elle dans la vase, et penchée au-dessus de l’eau. Elle avait apporté un pain enveloppé dans une coiffe de coton blanc et un cierge qu’elle alluma à l’aide d’un briquet d’étoupe. Après avoir fait couler quelques gouttes de cire sur une sébile en bois, elle scella dessus le cierge allumé, bien droit, puis disposa à côté le pain emballé dans son linge. Elle fit glisser délicatement cette petite embarcation à plat sur l’eau et, d’une légère poussée de la main, l’encouragea au départ. La sébile tournoya un moment sur elle-même avant de s’abandonner au courant qui l’entraîna à l’écart de la rive… La femme suivait des yeux, avec émotion, la navigation du petit esquif, les mains jointes tout en marmonnant une prière à Saint-Nicolas… Elle allait enfin en avoir le cœur net : cela la rendait folle, cette incertitude… Lorsqu’elle était revenue au faubourg avec sa commère, elle avait pleuré longtemps, bouleversée par toutes les émotions et les angoisses de ces derniers jours. Demeurée seule, elle avait essayé de vaquer aux soins de son ménage, mais le goût n’y était pas, une langueur morbide amollissait et alourdissait tous ses membres ; elle, si active d’ordinaire, n’était bonne à rien… Son homme était rentré sur le soir ; elle lui avait conté sa journée, la traversée de la Seine, la démarche hardie jusque devant le grand Châtelet. Ils étaient restés longtemps, tous les deux assis face à face sans se toucher, le regard dans le vague, abîmés dans une même tristesse. Lui aussi aimait sa gamine comme la prunelle de ses yeux ; il en avait le cœur brisé de la penser perdue. Dans la soirée, des voisins étaient entrés prendre les nouvelles ; la mère avait dû recommencer dix fois le récit de son voyage jusque sur la rive droite. À la fin, tous avaient branlé du chef en signe d’approbation… bien sûr qu’ils auraient fait de même et abandonné la partie avant seulement essayer d’entrer. Il fallait, en toutes circonstances, savoir garder sa tête sur ses épaules… Cent et un écus !... vraiment… ce n’était pas raisonnable une somme pareille ! Cent et un écus : non, il n’y avait pas moyen !…

    Le jour suivant, aux alentours de midi, une des voisines, grasse bonne femme à l’esprit affûté, serviable et curieuse de tout, était revenue très émoustillée, l’œil brillant, munie d’informations fraiches et bien certifiées. Au cours de la nuit, il lui était venu l’idée d’aller interroger le vieux sacristain de Saint-Médard, lequel était un sage plein de sapience, renommé dans le faubourg pour n’être jamais à court de remèdes et de bons conseils. En véritable homme de Dieu qu’il aurait pu être, il apportait des réponses à tous les problèmes désespérés qu’on voulait lui poser... Et en effet, ce cas qu’elle lui avait expliqué ne l’avait pas mis dans l’embarras ; il avait sorti de sa giberne une recette infaillible, laquelle il avait exposée de bon cœur… Comment localiser un noyé à l’endroit où il s’était perdu ?... Tout d’abord il fallait, dans l’église des Grands-Augustins, apporter un beau pain sur l’autel de Saint-Nicolas de Tolentin et inviter un prêtre à le consacrer en échange de quelques dons pour la paroisse. Puis, sur une sébile, dresser un cierge allumé et poser auprès le pain consacré, accompagné si possible d’un objet personnel du disparu… et mettre à flot... Sûr et certain… le petit autel marin flotterait jusqu’à l’endroit où le corps du disparu se trouvait retenu dans la profondeur des eaux… Aussi garanti que la venue du printemps après l’hiver : là où il s’arrêterait, reposait au-dessous le mort – ou la morte !... Assurément…

     (à suivre)

     

  • UNE HISTOIRE FABULEUSE – Conte – 4

    Mangeur d'Ombres – Pascal Gautrin

     

    Une Histoire fabuleuse (suite)

     

    Le lendemain matin, les deux femmes rôdaient devant le grand Châtelet… à distance respectueuse, intimidées par l’aspect farouche du lieu. Elles cheminaient à petits pas, comme la veille étroitement embrassées afin d’étayer leur courage l’une par l’autre. Nées dans le faubourg Saint-Marceau qu’elles n’avaient jamais quitté, elles auraient pu compter sur leurs doigts les fois où elles avaient traversé la Seine pour poser le pied sur la rive droite ; il s’en était fallu chaque fois de motifs gravissimes… Toutefois, jamais encore elles n’avaient osé approcher ce bâtiment austère.

    Depuis le Haut Moyen-âge, les accès à l’Île de la Cité étaient gardés par le petit et le grand Châtelet ; sur la rive droite du fleuve, ce dernier se dressait devant le Pont au Change, tandis que le premier, rive gauche, surveillait le Petit-Pont. Les deux faisaient office de prisons ; entre les murs épais du grand Châtelet, étaient logés aussi un siège de justice et un poste de police. Il y avait une basse geôle où l’on avait eu l’habitude d’amener les nouveaux prisonniers pour les faire passer à la visite : tous les gardiens réunis les dévisageaient alors avec insistance, les morguaient comme on disait autrefois, jusqu’à graver surement leurs traits en mémoire et pouvoir les reconnaître sans faute. Pour cela, cette geôle avait pris le nom de morgue ; nom qu’elle avait conservé plus tard lorsque, après divers aménagements, on l’avait changée de destination et réservée au dépôt des corps ramassés sur la voie publique ou retirés du fleuve. Par un guichet ouvert dans la porte, ceux qui étaient en peine d’un proche dont ils n’avaient plus de nouvelles, pouvaient tâcher de reconnaître le disparu en morguant cette fois les cadavres nus, étendus sur les dalles de pierre.

    Les femmes clouées sur place examinaient la citadelle, sans dire un mot… Les murailles massives étaient noires, crasseuses, aussi enfumées que l’antre d’une sorcière. L’ensemble évoquait vaguement un vieux crapaud pétrifié dont la façade s’effritait en pustules ; des lichens déchiquetés flottaient au vent comme des filets de bave ; sur un côté de la tête, un hennin d’ardoises coiffait l’animal fabuleux. Devant le portail lugubre, qui ressemblait à une bouche prête à mordre, se tenait un cerbère en faction… Les deux mères tremblantes n’auraient pas été plus effrayées sur le seuil des Enfers… En réalité, la sentinelle, ce matin-là, se trouvait être un jeune gars à peine sorti de l’adolescence, mais poussé en graine. À cause de sa grande taille rehaussée de l’uniforme des gardes, l’imagination des deux femmes métamorphosait le gamin boutonneux, dépourvu de poil au menton, en un géant féroce et menaçant. Dans leur effroi, il leur revint alors en tête la discussion qui s’était élevée parmi les badauds sur le quai des Tournelles, la veille au soir :

    Un vieil homme avait assuré que, oui, on pouvait retrouver ses morts à la morgue du Châtelet, mais pour accéder jusqu’à la salle funèbre avec la permission d’examiner les cadavres et éventuellement récupérer le sien, il fallait y aller de son écot. Cent-un écus, par tête !... on ne pouvait pas y couper… Un autre avait aussitôt répliqué, en haussant les épaules, que ce n’était là qu’une rumeur dépourvue de fondement ; il était bien placé pour le savoir puisque, l’année passée, il était allé lui-même reconnaître un noyé là-bas : non !... pas de droit d’entrée au Châtelet ; rien à débourser ; pas un liard… Le vieillard, mécontent qu’on osât contester son savoir, avait juré un ton plus haut qu’il n’était pas accoutumé à raconter n’importe quoi : sa tête à couper, c’était cent et un écus !... et il n’en rabattrait pas un ! Deux ou trois dans l’assistance avaient opiné du chef en silence, d’un air entendu... Maintenant qu’elles se tenaient sur place, confrontées à l’horreur du lieu et à son gardien, l’évidence s’imposait à leurs cervelles tourneboulées : le vieil homme était dans le vrai !... il en coûtait assurément une fortune à vouloir s’introduire là-dedans ! Cent-un écus, pensez !... l’énormité du chiffre faisait frémir. Où trouveraient-elles jamais une somme aussi folle ?... Elles tournèrent les talons et s’enfuirent sans demander leur reste.

     

    (à suivre)

  • UNE HISTOIRE FABULEUSE – Conte – 3

    Mangeur d'Ombres – Pascal Gautrin

     

    Une Histoire fabuleuse (suite)

     

    On fit encore un grand tour jusqu’à la rue d’Arras ; redescendant par Saint-Victor, on traversa la place Maubert pour aller jusqu’au fleuve. Rue des Tournelles, on longeait les longues bâtisses qui, construites sur le quai, dérobaient à la vue la Seine et ses bordures, lorsque, remontant de la berge fangeuse et débouchant entre les maisons, apparurent deux petites filles. Elles étaient crottées et rouges, très essoufflées d’avoir joué au bord de l’eau. La voiture les serra au plus près en s’arrêtant ; elles furent un peu surprises, mais nullement décontenancées, ayant encore l’esprit tout excité d’avoir beaucoup ri. La plus grande pouvait avoir une dizaine d’années, l’autre était plus jeune de deux ou trois ans. Elles pouffèrent sottement quand le cocher fit virevolter sa lanterne devant leurs museaux… Deux coups frappés à l’intérieur de la caisse… la portière s’ouvrit sans bruit comme poussée par l’effet d’un sésame magique. Le cocher, ployé au-dessus des gamines, leur souffla alors :

    – Qu’est-ce que vous faites encore dehors à la nuit tombée, p’tites filles ?... Vous croyez qu’c’est bien prudent ?... J’sais qu’il y a là-d’dans une dame qui s’inquiète de vous trouver ici à cette heure pas convenable… Montez, montez ! La dame veut vous r’conduire chez vous. On va vous ram’ner à la maison. Montez !

     

     Deux femmes marchaient ensemble, étroitement enlacées. L’une d’elles étant sortie en hâte sans se couvrir suffisamment et la fraîcheur du soir l’ayant fait frissonner, l’autre l’avait enveloppée avec elle-même dans son grand châle ; si bien qu’elles avançaient comme fondues en un seul corps large et plantureux, garni de deux têtes douloureuses qui se courbaient l’une vers l’autre pour s’accoler au-dessus des tempes. Siamoises soudées par une même inquiétude, elles pataugeaient dans la boue de la grève, cognant de porte en porte en quête d’une information, interrompant de-ci de-là dans leur besogne les dockers qui déchargeaient les grandes barges amarrées au rivage, dérangeant les ouvriers sur les chantiers… Depuis avant-hier soir, les petites n’étaient pas rentrées… Elles étaient parties dans le milieu de l’après-midi glaner au bord du fleuve quelques morceaux de charbon échappés des sacs que les débardeurs charriaient sur leurs épaules ; elles n’avaient pas reparu. Les deux mères frappaient maintenant à la poterne d’un moulin, puis chez un marchand de bois… Personne n’avait rien vu. Aucun enfant sur le rivage ce jour-là… Ou peut-être que… Non, rien… En fait on ne se rappelait plus. On ne pouvait pas dire…

    Les femmes avaient le front rouge à force d’être comprimé par l’angoisse. Leurs yeux désespérément secs, arides à cause d’une fièvre qui était montée, les brûlaient aussi… Enfin il se trouva un homme qui, après les avoir écoutées attentivement, hocha du menton ; lui se souvenait bien avoir vu les deux fillettes ce soir-là – il les connaissait parce qu’il les avait croisées souvent en train de ramasser du bois ou du charbon et tout ce qui roulait à terre pendant les débarquements ; chaque fois il s’approchait pour leur adresser un petit mot, il les aimait bien – des bonnes gamines, délurées juste ce qu’il faut… Avant-hier soir… il se le rappelait, oui… elles avaient posé leurs besaces sur une pierre et pataugeaient dans la vase au bord de l’eau ; il leur avait dit qu’elles allaient attraper la mort à se mouiller les pieds comme ça, et aussi que ce n’était pas prudent de s’agiter si près du courant, lequel était fort ces jours-ci à cause de toutes les grosses pluies des dernières semaines, et que la nuit étant près de tomber, il était grand temps de remonter sur le quai et rentrer chez elles. Voilà… c’était tout… Il avait remonté lui-même, persuadé qu’elles allaient le suivre ; il ne s’était pas retourné pour s’en assurer, trop pressé qu’il était de courir jusqu’à l’octroi avant la clôture…

    Mater dolorosa liées en un seul chagrin, elles déambulèrent encore un certain temps, mais aucun autre riverain interrogé ne put leur en apprendre davantage.

    Un vieux marinier, qui depuis longtemps ne s’embarrassait plus devant aucun mystère, suggéra pour conclure que les petites avaient peut-être été emportées par les eaux… La plus jeune pouvait avoir culbuté dans les flots, l’autre avait pu plonger à sa suite, voulant la repêcher ; possible que le courant avait entrainé le lot des deux. Il répéta cette hypothèse d’un ton plus assuré… À la troisième réitération, plus aucun doute n’était permis, cela s’était passé ainsi : la cadette excitée par le jeu était tombée tête la première et, sans hésiter, l’aînée avait bondi à son secours ; d’un bloc, elles avaient coulé, agrippées l’une à l’autre. La Seine les gardait à présent dans ses fonds... Les deux mères en avaient mugi de douleur… Alors une âme compatissante s’était approchée doucement pour les informer qu’il était faux que le fleuve gardât tous les corps… le plus souvent, ils étaient retrouvés. Tirés hors de l’eau, ils étaient alors emportés jusqu’à la morgue où ils restaient exposés durant quelques jours…

     

     

    (à suivre)

  • UNE HISTOIRE FABULEUSE – Conte – 2

    Mangeur d'Ombres – Pascal Gautrin

     

    Une Histoire fabuleuse (suite)

     

    On traversa le faubourg par la rue du Four. On allait sans hâte, au hasard. Il y avait peu de monde dans les rues à cette heure glauque de la nuit tombante. Lorsqu’on croisait quelque silhouette qui à première vue paraissait de bonne allure, la voiture ralentissait, s’approchait jusqu’à serrer et frôler, s’arrêtait enfin tout contre le piéton ou la piétonne, quitte à l’effrayer un peu. La luminosité du crépuscule étant trop faible pour examiner à loisir, le cocher factotum se penchait sur le côté en balançant à bout de bras un lumignon devant la face du passant pétrifié. Un coup sec frappé à l’intérieur de la caisse ordonnait de repartir. Marquant trois ou quatre arrêts ici et là, on vadrouilla ainsi jusqu’à la montagne Sainte-Geneviève. Au croisement de la rue de Reims avec celle des Sept-Voies, la voiture obliqua brusquement et s’immobilisa pour se mettre en travers du chemin d’un jeune garçon qui venait de déboucher au tournant. Il devait avoir une douzaine d’années environ, les traits du visage encore dans le flou de l’enfance ; il portait des habits propres, communs et trop courts pour sa taille, ayant sans doute poussé d’un coup, trop vite. Il tenait pliés sur le bras une paire de manteaux qu’il livrait peut-être pour le compte de son patron tailleur. Il se plaqua, tout effarouché contre la pierre de la maison d’angle. L’examen de sa personne à la lueur du lumignon dut être favorable car deux coups veloutés et espacés résonnèrent contre la paroi. Le cocher se pencha plus bas, jusqu’à frôler des lèvres la chevelure du garçon :

    – T’es un sacré chanceux ce soir, mon garçon, parce que j’crois bien qu’une belle dame souhaiterait faire ta connaissance… Voyons !… Que j’te regarde un peu pour estimer si tu es digne de l’intérêt d’une si haute personne… Comme ça, au premier coup d’œil, t’as plutôt l’air honnête… peut-être même pas trop bête… pas malpropre et, ma foi, sans mauvaises odeurs… On dirait bien aussi qu’pour toi, ce n’est pas encore l’abondance. J’pense que t’es en maison… tu n’crèves pas d’faim, mais ton patron a tendance à rationner les portions, pas vrai ?... Est-ce que j’vois juste ? Est-ce que j’ai raison ?... Allons, mon p’tit doigt m’dit qu’tu mérites ta chance. Ton heure est arrivée, fiston… la belle dame qui est assise là, dans cette voiture, aime prendre sous son aile les bons p’tits gars comme toi et leur assurer un avenir en or. N’sois pas intimidé, lève les yeux... Approche.

    La portière s’entrouvrait et l’enfant distingua, se découpant sur la pénombre, une dame à la beauté irréelle, toute nimbée de lumière phosphorescente, mystérieuse... La robe, les boucles des cheveux, le visage aux arêtes ombrées, tout scintillait de miroitements d’azur et d’argent. L’enfant pensa que c’était là, devant lui, une voyageuse céleste descendue de la lune sur la terre qui tendait sa belle main gantée pour l’appeler avec une élégance inimitable ; ou bien la fée bleue dont parlait souvent sa grand-mère avec des mines extatiques et en baissant la voix. La créature merveilleuse maintenant se courbait gracieusement, la main toujours offerte, l’encourageant par ce mouvement adorable à monter, à la rejoindre et prendre place auprès d’elle à l’intérieur de ce carrosse inouï.

    – Vas, p’tit, la dame te fait signe… Monte, mon gars !… La belle dame va t’causer… elle va chercher avec toi le moyen d’te faire du bien… Après, on t’ramènera chez toi…

    Le garçon crevait de l’envie de sauter sur le marchepied… poser sa tête entre les genoux de l’apparition, enfouir son visage dans les plis de sa robe… Il en crevait d’envie… En même temps, il était sidéré… ses pieds cloués au sol refusaient de se soulever, son dos englué contre le mur ne lui appartenait plus... Enfin, il trouva le moyen de ramasser en lui une force surhumaine qui réussit à le décoller pour le précipiter en avant… mais il se rendit compte, quelques secondes trop tard, qu’au lieu de s’être jeté dans le giron de la dame, son corps s’était mis à détaler sur la pente de la rue de Reims ; ses pas insensés l’éloignaient malgré lui de l’objet de son désir. Désespéré de lui-même, il poursuivit sa course, emportant les manteaux sur son bras ; bientôt il avait tourné et disparu. La portière claqua et l’attelage se remit en branle.

     

    (à suivre)

  • UNE HISTOIRE FABULEUSE – Conte – 1

    Mangeur d'Ombres et autres contes – Pascal Gautrin

     

    Une Histoire fabuleuse

     

    L’ogre était rasé de frais. Doucement du bout des doigts, il caressait ses joues glabres, appréciant la douceur et la souplesse de sa peau. À l’aide d’une houppette, il couvrit son visage de poudre de riz, gommant quelques imperfections minimes de l’épiderme, comblant deux ou trois petits pores dilatés ; son beau visage allongé, sculpté d’ombres et de lumières, prit le teint mystérieux, délicatement perlé, des statues d’albâtre. Satisfait de l’effet obtenu, il se mit debout afin d’entreprendre l’ajustement d’un corset autour de son torse nu ; c’était un carcan de toile et d’acier qui se nouait dans le dos et muni, à hauteur de la poitrine, de bonnets rembourrés et opulents. Le domestique – majordome, factotum – attendait en retrait le moment d’entrer en action ; il s’approcha derrière son maître et, se saisissant fermement des lacets, il tira de toutes ses forces, comprimant sans pitié la cage thoracique dans l’étau de torture, jusqu’à obtenir le buste le plus élancé et le mieux galbé. Le supplicié gémissait de douleur, poussant certains petits cris qui auraient pu faire penser à une jouissance intense. Le domestique arrima solidement son ouvrage et l’ogre s’essaya à rétablir peu à peu son souffle sous l’étreinte implacable.

    Quand il eut récupéré une respiration suffisante pour survivre, il entreprit d’accrocher autour de ses hanches la vaste armature d’un panier, sur lequel il passa encore et arrangea deux jupons fins qu’il enfilait par la tête. Rassis devant sa coiffeuse, il dessina au pinceau les arcs déliés de ses sourcils épilés, peignit ses lèvres d’un carmin rutilant. Parmi les costumes étalés sur le grand lit, il choisit une robe de velours bleu qu’il désigna du doigt ; le factotum la ramassa aussitôt, rassembla soigneusement le tissu chatoyant en un grand cercle qu’il éleva au-dessus de son maître, tandis que celui-ci tendait les mains vers le plafond à la recherche de l’ouverture des manches. La robe descendit et ruissela comme une vague d’azur tout au long de son corps, s’évasant à partir de la taille en corolle ouverte vers le bas. Sur son crâne aux cheveux ras, il chaussa une longue perruque argentée dont les boucles anglaises se déroulèrent sur ses épaules. Des diamants taillés en poire vinrent se pendre à chaque oreille ; un collier de pierres et d’or blancs courut en feston sur le surplomb de la gorge factice. Par une mouche passionnée au coin de l’œil gauche, il posa le point final de son travail d’artiste.

    L’ogre se plongea alors dans le ravissement de son reflet au fond du miroir, ému comme à chaque fois par sa métamorphose. Il se leva, chaussa une paire d’escarpins, puis se posa encore tout debout devant une psychè dans laquelle il passa en revue l’ensemble entièrement. Il approuvait en secret sa taille affinée, parfaite ; il frémissait de joie à la vue de sa poitrine épanouie sous les rubans du corsage et il se congratulait aussi tout bas de la discipline draconienne appliquée chaque jour sans faille afin de maintenir l’harmonie de sa silhouette.

    Après qu’il se fut contemplé un long temps, il eut un mouvement du menton pour signifier qu’il était prêt. Le serviteur disposa un manteau sur les épaules de son maître avant de se mettre en marche. Quelques pas devant, il ouvrait le passage à travers l’enfilade des chambres, écartant largement les doubles battants des portes. Ils traversèrent l’immense hôtel désert, engourdi dans une lumière crépusculaire, sans croiser âme qui vive, toutes les précautions ayant été prises pour tenir éloignée la domesticité ordinaire. L’ogre semblait flotter, la robe et le manteau lourds se mouvant à peine autour de ses pas ; il glissait sans bruit, haut voilier sur les parquets et les marbres cirés. Dans un vestibule, se découvrit une petite porte dissimulée derrière la tapisserie murale ; elle révéla un escalier dérobé qui plongeait en spirale vers le rez-de-chaussée et les conduisit dans une courette exiguë, sombre comme le conduit d’une cheminée. Là, une poterne donnait accès à une venelle dans laquelle stationnait une voiture attelée d’un cheval noir, étrangement immobile.

    Le domestique ouvrit la portière et abaissa le marchepied. L’ogre une fois installé sur la banquette intérieure, la robe se déploya comme une grande roue autour de lui, remplissant toute la largeur de la caisse. Il fit disparaître ses longues mains dans une paire de gants d’organza, tandis que son factotum grimpait d’un bond sur le siège du cocher. Trois claquements de langue, une secousse brève qui anima les rênes comme un fluide électrique et l’attelage s’ébranla dans un silence presque parfait.

     

    (à suivre)

  • L'AMATEUR D'ÉMERAUDES – Conte – 2

    Contes en marge – Pascal Gautrin

     

    L'Amateur d'émeraudes (fin)

     

    Une grosse rivière, affluent de l’Amazone, traversait le domaine dans une partie accidentée de collines. L’eau fougueuse s’engouffrait à certain endroit entre les parois d’un plateau élevé, tranché en deux comme un canyon. Sur un côté, en hauteur et dominant le courant, on avait construit un pavillon, lequel la plupart du temps demeurait inoccupé, n’étant ouvert que lorsqu’il fallait accueillir des hôtes de passage. Esméralda et le jeune collaborateur se retrouvaient là, dans une chambre à l’étage dont la large baie s’ouvrait au-dessus de la rivière que l’on entendait tout en bas, grondant et ruant contre des rochers qui gênaient sa course.

    Le père fit irruption un soir dans la chambre des amants.

    C’était une nuit déraisonnable. La lune, montée au-dessus des arbres géants de la forêt, pointait son œil verdâtre et fluorescent dans le cadre de la large fenêtre ; une effervescence inaccoutumée brouillait le ciel et des troupeaux de nuages filaient à toute allure devant elle, la faisant clignoter comme l’enseigne d’une pharmacie. Au pied de la falaise, la rivière, que des orages récents avait gonflée, s’enrageait.

    Le père était entré escorté de deux gardes du corps. Sans dire un mot, il contempla un moment les deux enfants nus sur le lit, endormis l’un contre l’autre. Sa bouche et ses narines étaient pincées, ses lèvres blanches. D’un doigt à peine levé, il donna un signal à ses hommes qui s’avancèrent. Le premier gagna le chevet pour saisir le garçon aux épaules, l’autre l’empoigna par les chevilles. Tout se passa comme en songe, sans heurt et dans un parfait silence. Il fut soulevé. Et, emporté en un seul élan courbe, magistral et sûr, il fut lancé par la grande baie ouverte. En silence, il tourbillonna du haut jusqu’au bas de la paroi rocheuse, puis, ayant accompli une chute de près de cinquante mètres, il s’écrasa sur les écueils tranchants de la rivière.

    Le père se retira avec ses hommes. Pas une parole n’avait été proférée, pas le moindre son émis.

    Esméralda quitta le lit pour venir s’asseoir au centre de la chambre où elle se prit à attendre, parfaitement immobile, étrangement muette. Sur un fond de ciel soudain dégagé et propre, la lune s’était fixée dans le grand rectangle de la fenêtre ; ainsi placardée on eût dit que, de tout le poids de sa volonté pointue, hypnotique, elle se projetait sur la jeune fille… S’imprimait en elle... Soudain celle-ci fut submergée par des larmes qui se mirent à jaillir en torrent comme hors d’un tonneau débondé. Elle pleura longtemps, d’une seule coulée égale… longtemps... Les flots lacrymaux étaient recueillis dans une coupelle qu’elle tenait à deux mains devant son visage – elle n’avait aucun souvenir du moment où elle avait pu s’emparer de ce récipient –... Aussi soudain qu’il avait éclaté, son chagrin se tarit d’un coup. Elle se leva pour déposer sur le rebord de la fenêtre la coupelle qui contenait à présent toutes les larmes de son corps. Ceci ressemblait à une offrande, la lune verte l’accepta d’un clignement lumineux. Chaque chose semblait s’accomplir comme le geste d’un rituel machinal. Avec la même apparente logique, Esméralda enjamba l’appui de la fenêtre et bascula résolument au-dehors. Elle tomba, légère comme portée sur une aile. Elle arriva sur les rochers où elle se brisa à son tour, auprès de son amant aux yeux noisette. La rivière se souleva pour submerger les deux corps rompus. Le courant les avala afin de les faire disparaître.

    Sur la fenêtre, les rayons de la lune couvaient la petite coupe. Le liquide saumâtre qu’elle contenait avait pris l’aspect visqueux d’un sirop de menthe épais. On aurait pu penser que les iris même d’Esméralda se trouvaient là, liquéfiés par la douleur.

     

    Au matin des domestiques signalèrent la disparition de la jeune fille.

    Saisi d’une anxiété mortelle, le père ordonne les recherches. On fouille chaque bâtiment de fond en comble, on bat et rebat chaque fourré du parc et des bois, on sonde les étangs et la rivière. Tout au long du jour, l’air résonne d’appels stridents, de cris et de cavalcades et de sifflets et d’aboiements des chiens…

    Cependant une jeune camériste avait rangé la chambre du pavillon. Elle avait remarqué la coupelle restée sur l’appui de la grande baie ; elle voulut la prendre mais le récipient glissa de ses mains et tomba à terre. Quelque chose qui ressemblait à une grosse bille verte s’en échappa pour rouler sur le tapis. Quand elle eut ramassé l’objet au creux de sa main, la jeune femme poussa un oh ! d’émerveillement. Elle courut le montrer à toutes les personnes qu’elle put croiser dans les parages – et toutes s’extasiaient à cette vue, car il s’agissait en vérité de la plus fascinante des émeraudes.

    Le père fou d’angoisse vociférait des ordres. Il arpentait l’espace à grands pas en long et en large, incapable de tenir en place, frappant du poing les meubles, les murs et les portes. Il y eut un moment où quelqu’un osa s’approcher pour lui présenter la pierre merveilleuse trouvée dans la chambre, et l’éblouissement qu’il en reçût réussit à le divertir malgré lui de sa fureur. Il voulut qu’on déposât cette splendeur tout de suite, sans tarder, sur un coussin de velours noir dans la chambre forte au sein de sa collection ; il fallait qu’on lui aménageât une place d’honneur dans la meilleure vitrine. Sitôt qu’elle y fut installée, la pierre rayonna plus intensément encore d’une beauté infernale.

     

    Les recherches se poursuivirent tout au long de la nuit. Jusqu'à l’aube, les ténèbres crépitèrent de cris humains et de hurlements de chiens exaspérés. Le père avait refusé de gagner sa chambre pour y prendre un peu de repos ; dans son bureau, replié au fond d’un fauteuil, il veillait le menton collé sur la poitrine, soufflant sans cesse sur les braises de sa colère blessée. C’est juste après le lever du jour qu’un brusque remue-ménage devant sa porte le tira de sa torpeur. Son premier secrétaire entra, défait, dégoulinant de sueur : vite ! il fallait qu’il vienne… qu’il vienne voir… vite !... à la chambre forte !… vite !... Il fut aussitôt sur ses pieds et se prit à courir à travers les couloirs en direction de la salle des merveilles. Il y parvint. Il entra. Au centre, il tomba en arrêt devant la jeune émeraude qui éclatait de force et de lumière. Elle vibrait en puissance. Elle chantait !

     Autour d’elle, tout était mort. Toutes les pierres étaient fanées, flétries, noires ainsi que des vulgaires charbons. Les autres émeraudes gisaient, recroquevillées, couleur de cendre… vieilles feuilles racornies et laides... Le père d’Esméralda hurla d’horreur. Pointant du doigt la nouvelle venue triomphante, il ordonna qu’on jetât cette tueuse dehors. Loin !... Tout de suite !

    Un des gardes du corps porta la meurtrière jusqu’au perron d’où il la lança de toute sa force d’athlète. Elle vola dans le ciel longtemps avant d’atterrir au milieu d’une pelouse d’herbes hautes. Elle s’y logea, à l’aise entre deux mottes de terre. Peu à peu, partant de ce point, un mal indéfinissable commença à se répandre, tranquille et constant… progressant par vagues concentriques... En un vaste cercle qui s’élargissait implacablement, les herbes fanaient… tout devenait noir, séché… La chlorophylle quittait les plantes et les arbres, s’évanouissait, désertait la nature… La vie se retirait…

    Tandis qu’à l’intérieur de la villa, l’homme beuglait de la détresse d’avoir perdu sa collection de pierres et sa fille, au-dehors le mal parvenait aux frontières du domaine. Il les franchissait… L’anémie morbide gagnait la forêt d’Émeraude environnante… se propageait, inexorable et sure…

  • L'AMATEUR D'ÉMERAUDES – Conte – 1

    Contes dans la marge – Pascal Gautrin

     

    L'Amateur d'émeraudes

     

    C’était, il n’y a pas très longtemps, en un pays de l’Amérique du Sud. L’héritier d’un puissant empire industriel s’était retiré dans une hacienda qu’il avait fait bâtir en lisière de la forêt amazonienne. Il avait au préalable confié à des hommes sûrs, diplômés de Harvard, le soin de gérer son patrimoine ; ainsi libéré des contraintes auxquelles sa condition de successeur richissime avait voulu le soumettre de prime abord, il pouvait se donner tout entier à ce qu’il considérait comme l’œuvre de sa vie : réunir la plus considérable collection de pierres précieuses jamais imaginée sur la terre. Car, en vérité, la passion des gemmes le possédait jalousement ; elle le comblait et le nourrissait. Et par-dessus tout, il brûlait d’un amour immodéré pour les émeraudes… En tous les points du globe où gisaient sous la roche les minéraux précieux, il avait imposé un réseau d’espions et de courtiers dont la mission était de repérer les plus beaux spécimens tirés des mines pour les lui acquérir à n’importe quel prix. La Colombie, le Brésil, le Zimbabwe, Madagascar et tous les états où fleurit de préférence le béryl vert – la divine émeraude – étaient étroitement maintenus sous surveillance…

     

    Les soins portés à ses pierres l’accaparaient si bien qu’il n’avait jamais eu le loisir ou le désir de lever ses regards vers d’autres objets : il parvint au seuil de la cinquantaine en l’état de célibataire endurci… Un jour, de passage à Bogota où il négociait de nouvelles acquisitions, il dînait avec ses partenaires dans un restaurant de la ville lorsqu’il réalisa que deux pointes de glace s’étaient posées sur sa nuque et le perçaient jusqu’à l’âme. Il se retourna. Seule à une table derrière lui, une jeune femme inconnue le regardait… ses deux prunelles d’un vert profond brillaient comme des béryls splendides sertis dans le blanc nacré des globes oculaires. Abandonnant ses propres commensaux, il la rejoignit aussitôt. Le lendemain, il soumit un contrat à l’inconnue et, le soir même, il l’épousait en balayant d’un geste les remontrances de ses avocats et conseillers d’affaires… Ce fut un mariage heureux : la jeune épousée se trouva tout de suite enceinte. Neuf mois plus tard, elle donna naissance à une petite fille qui ouvrit au monde deux yeux d’émeraude tout aussi merveilleux que ceux de sa mère. Le père ivre d’orgueil se dit à lui-même ce jour-là : le Ciel bénit l’œuvre de ma vie... Il baptisa l’enfant du nom d’Esméralda ; puis il eut une sorte de révélation, une prémonition fulgurante : il se vit patriarche à la tête d’une famille immense… une prodigieuse lignée aux yeux divinement smaragdins... Aussitôt tous ses agents de par le monde reçurent l’ordre de se mettre en quête d’un sujet mâle doté de prunelles répondant à des critères soigneusement définis. La chasse au géniteur était lancée, sans condition d’âge, de rang, ni de fortune ; seulement la pigmentation, le feu et la transparence des iris verts devraient être parfaits, dignes de s’apparier un jour aux joyaux oculaires de sa fille bien-aimée. En rêve, déjà il unissait ce couple idéal ; déjà il caressait une ribambelle de petits-enfants et d’arrière-petits-enfants et encore les enfants de ceux-ci qui, tous sans exception, portaient enchâssés en leurs orbites une paire d’émeraudes de 500 carats.

     

    Malgré le zèle de ses traqueurs, les années passèrent sans que la perle rare fût débusquée. Sur chaque continent, des milliers de garçons aux yeux verts, bambins et adolescents, des milliers d’hommes jeunes et d’hommes mûrs, des milliers de sujets mâles de toutes espèces furent appréhendés, photographiés, répertoriés. Des milliers et des milliers furent proposés au père d’Esméralda qui n’en admit pas un.

     

    Sa jeune épouse s’en alla aussi silencieusement qu’elle était apparue. Un soir obscur de nouvelle lune, on l’avait aperçue pénétrant seule dans la forêt, hors des limites du domaine. On l’attendit longtemps. Elle ne revint pas. Des battues furent menées sans résultat. Le chagrin de l’avoir perdue était grand, puis il s’estompa…

     

     

     Esméralda parvint à son dix-septième anniversaire. Aucun prétendant ne se profilait encore à l’horizon ; néanmoins le père restait convaincu que sa volonté s’accomplirait en son heure, puisque le Ciel, se répétait-il souvent, avait bénit l’œuvre de sa vie

     

    Il y avait un personnel domestique nombreux qui vaquait jour et nuit à travers l’hacienda. Les pierres précieuses, pour elles seules, mobilisaient toute une équipe d’experts, de conservateurs, d’assistants et de secrétaires. Afin de combler un poste de collaborateur devenu vacant, on recruta un jeune homme fraîchement diplômé en gemmologie... Vingt-cinq ans à peine, beau comme un prince de légende. Et les yeux noisette.

    Au détour d’un corridor, Esméralda croisa une première fois le nouveau venu ; elle s’écarta vivement, choquée d’avoir perçu en elle toute volonté libre se dissoudre en une fraction de seconde comme frappée par un sortilège. Une voix dans sa poitrine prononça nettement le mot amoureuse, qu’elle répéta tout bas… je suis amoureuse… cela lui fit aussi peur que si elle venait de se maudire elle-même… Lui, ayant posé son regard sur elle, demeura interdit ; par la suite il pleura de joie, une joie d’enfant, parce qu’il se sentait un corps tout nouveau, révélé par l’amour ; il pleura de douleur aussi parce que la vie sans elle désormais n’était pas concevable, vivre avec elle non plus...

    Leur amour était prohibé – à cause des yeux noisette. Ils se cachèrent.

    (à suivre)

  • MANGEUR D'OMBRES – Conte – 5

    Mangeur d'Ombres et autres contes – Pascal Gautrin

     

    Mangeur d'Ombres (fin)

     

    Depuis combien de temps danse-t-il ?... dix minutes ? une heure ? cinq heures ?... Le soleil à présent est parvenu au plus haut point du ciel. La femme dont les forces sont tout à fait revenues contemple sans broncher, appuyée contre l’arbre, son ennemi qui se délite. Dans l’air devenu chaud et léger, la masse brumeuse du danseur se dilate, puis s’effiloche doucement. Des touffes de fils noirs entremêlés se défont en charpie, avant de s’élever en godillant et se disperser dans l’espace. Quand un souffle de vent inattendu passe sur ses cheveux, la femme lève la tête. Le feuillage au-dessus d’elle est agité de frissons. L’agitation délicate se propage bientôt aux ramures environnantes. Et voici qu’un insecte surgi de nulle part vient se cogner contre l’écorce ; curieux devant cet obstacle, il l’interroge en zigzaguant avec un petit bourdonnement électrique. Un autre le rejoint et leurs vols s’entrelacent. La femme écoute avec bonheur la vibration ténue des ailes minuscules, le bruissement des feuilles… Un mouvement imperceptible du côté du Mangeur d’Ombres l’amène à reporter son attention sur lui… dont il ne subsiste plus qu’un peloton de fibres, gris et translucide, pas plus gros qu’une balle de tennis. Il virevolte en suspension au-dessus d’un bouquet de fougères. Un trait flamboyant, acéré comme un dard de sarbacane, le transperce tout à coup de part en part. C’est un rayon du soleil qui, en plongeant vers des fourrés encore isolés dans une zone obscure, l’a accroché au passage. Le monstre, à cet instant réduit à la taille d’une bulle de savon, éclate d’un coup et se dissout dans la lumière...

     

    Attente…

    La femme attend...

    Bientôt un froissement dans des buissons. Elle tourne la tête dans cette direction. Des branches s’écartent. D’un autre côté : des craquements secs de bois brisés. Et là-bas encore… Des hommes, la plupart torse nu, vêtus d’un simple pantalon blanc, émergent avec lenteur de l’épaisseur de la végétation. Ils avancent entre les arbres d’un pas mal assuré. Ils ont encore le visage flou et l’œil vague de ceux qui ont dormi trop longtemps. Ils restent silencieux parce que leur langue est engourdie, mais ils commencent à se regarder les uns les autres. Ils lisent les traits de leurs visages dessinés d’ombre et de lumière… Plus au loin, des bosquets s’ouvrent encore devant l’apparition de nouveaux marins… Partout dans la forêt...

    La femme attend.

    Patience ! il ne va plus tarder… Il va venir… Le dernier. Il sera peut-être le dernier comme à son ordinaire… Cette idée la fait sourire. Elle ne se pose pas de question. Elle est tranquille. Son amour infini est tranquille.