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UNE HISTOIRE FABULEUSE – Conte – 3

Mangeur d'Ombres – Pascal Gautrin

 

Une Histoire fabuleuse (suite)

 

On fit encore un grand tour jusqu’à la rue d’Arras ; redescendant par Saint-Victor, on traversa la place Maubert pour aller jusqu’au fleuve. Rue des Tournelles, on longeait les longues bâtisses qui, construites sur le quai, dérobaient à la vue la Seine et ses bordures, lorsque, remontant de la berge fangeuse et débouchant entre les maisons, apparurent deux petites filles. Elles étaient crottées et rouges, très essoufflées d’avoir joué au bord de l’eau. La voiture les serra au plus près en s’arrêtant ; elles furent un peu surprises, mais nullement décontenancées, ayant encore l’esprit tout excité d’avoir beaucoup ri. La plus grande pouvait avoir une dizaine d’années, l’autre était plus jeune de deux ou trois ans. Elles pouffèrent sottement quand le cocher fit virevolter sa lanterne devant leurs museaux… Deux coups frappés à l’intérieur de la caisse… la portière s’ouvrit sans bruit comme poussée par l’effet d’un sésame magique. Le cocher, ployé au-dessus des gamines, leur souffla alors :

– Qu’est-ce que vous faites encore dehors à la nuit tombée, p’tites filles ?... Vous croyez qu’c’est bien prudent ?... J’sais qu’il y a là-d’dans une dame qui s’inquiète de vous trouver ici à cette heure pas convenable… Montez, montez ! La dame veut vous r’conduire chez vous. On va vous ram’ner à la maison. Montez !

 

 Deux femmes marchaient ensemble, étroitement enlacées. L’une d’elles étant sortie en hâte sans se couvrir suffisamment et la fraîcheur du soir l’ayant fait frissonner, l’autre l’avait enveloppée avec elle-même dans son grand châle ; si bien qu’elles avançaient comme fondues en un seul corps large et plantureux, garni de deux têtes douloureuses qui se courbaient l’une vers l’autre pour s’accoler au-dessus des tempes. Siamoises soudées par une même inquiétude, elles pataugeaient dans la boue de la grève, cognant de porte en porte en quête d’une information, interrompant de-ci de-là dans leur besogne les dockers qui déchargeaient les grandes barges amarrées au rivage, dérangeant les ouvriers sur les chantiers… Depuis avant-hier soir, les petites n’étaient pas rentrées… Elles étaient parties dans le milieu de l’après-midi glaner au bord du fleuve quelques morceaux de charbon échappés des sacs que les débardeurs charriaient sur leurs épaules ; elles n’avaient pas reparu. Les deux mères frappaient maintenant à la poterne d’un moulin, puis chez un marchand de bois… Personne n’avait rien vu. Aucun enfant sur le rivage ce jour-là… Ou peut-être que… Non, rien… En fait on ne se rappelait plus. On ne pouvait pas dire…

Les femmes avaient le front rouge à force d’être comprimé par l’angoisse. Leurs yeux désespérément secs, arides à cause d’une fièvre qui était montée, les brûlaient aussi… Enfin il se trouva un homme qui, après les avoir écoutées attentivement, hocha du menton ; lui se souvenait bien avoir vu les deux fillettes ce soir-là – il les connaissait parce qu’il les avait croisées souvent en train de ramasser du bois ou du charbon et tout ce qui roulait à terre pendant les débarquements ; chaque fois il s’approchait pour leur adresser un petit mot, il les aimait bien – des bonnes gamines, délurées juste ce qu’il faut… Avant-hier soir… il se le rappelait, oui… elles avaient posé leurs besaces sur une pierre et pataugeaient dans la vase au bord de l’eau ; il leur avait dit qu’elles allaient attraper la mort à se mouiller les pieds comme ça, et aussi que ce n’était pas prudent de s’agiter si près du courant, lequel était fort ces jours-ci à cause de toutes les grosses pluies des dernières semaines, et que la nuit étant près de tomber, il était grand temps de remonter sur le quai et rentrer chez elles. Voilà… c’était tout… Il avait remonté lui-même, persuadé qu’elles allaient le suivre ; il ne s’était pas retourné pour s’en assurer, trop pressé qu’il était de courir jusqu’à l’octroi avant la clôture…

Mater dolorosa liées en un seul chagrin, elles déambulèrent encore un certain temps, mais aucun autre riverain interrogé ne put leur en apprendre davantage.

Un vieux marinier, qui depuis longtemps ne s’embarrassait plus devant aucun mystère, suggéra pour conclure que les petites avaient peut-être été emportées par les eaux… La plus jeune pouvait avoir culbuté dans les flots, l’autre avait pu plonger à sa suite, voulant la repêcher ; possible que le courant avait entrainé le lot des deux. Il répéta cette hypothèse d’un ton plus assuré… À la troisième réitération, plus aucun doute n’était permis, cela s’était passé ainsi : la cadette excitée par le jeu était tombée tête la première et, sans hésiter, l’aînée avait bondi à son secours ; d’un bloc, elles avaient coulé, agrippées l’une à l’autre. La Seine les gardait à présent dans ses fonds... Les deux mères en avaient mugi de douleur… Alors une âme compatissante s’était approchée doucement pour les informer qu’il était faux que le fleuve gardât tous les corps… le plus souvent, ils étaient retrouvés. Tirés hors de l’eau, ils étaient alors emportés jusqu’à la morgue où ils restaient exposés durant quelques jours…

 

 

(à suivre)

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