Mangeur d'Ombres et autres contes – Pascal Gautrin
Une Histoire fabuleuse
L’ogre était rasé de frais. Doucement du bout des doigts, il caressait ses joues glabres, appréciant la douceur et la souplesse de sa peau. À l’aide d’une houppette, il couvrit son visage de poudre de riz, gommant quelques imperfections minimes de l’épiderme, comblant deux ou trois petits pores dilatés ; son beau visage allongé, sculpté d’ombres et de lumières, prit le teint mystérieux, délicatement perlé, des statues d’albâtre. Satisfait de l’effet obtenu, il se mit debout afin d’entreprendre l’ajustement d’un corset autour de son torse nu ; c’était un carcan de toile et d’acier qui se nouait dans le dos et muni, à hauteur de la poitrine, de bonnets rembourrés et opulents. Le domestique – majordome, factotum – attendait en retrait le moment d’entrer en action ; il s’approcha derrière son maître et, se saisissant fermement des lacets, il tira de toutes ses forces, comprimant sans pitié la cage thoracique dans l’étau de torture, jusqu’à obtenir le buste le plus élancé et le mieux galbé. Le supplicié gémissait de douleur, poussant certains petits cris qui auraient pu faire penser à une jouissance intense. Le domestique arrima solidement son ouvrage et l’ogre s’essaya à rétablir peu à peu son souffle sous l’étreinte implacable.
Quand il eut récupéré une respiration suffisante pour survivre, il entreprit d’accrocher autour de ses hanches la vaste armature d’un panier, sur lequel il passa encore et arrangea deux jupons fins qu’il enfilait par la tête. Rassis devant sa coiffeuse, il dessina au pinceau les arcs déliés de ses sourcils épilés, peignit ses lèvres d’un carmin rutilant. Parmi les costumes étalés sur le grand lit, il choisit une robe de velours bleu qu’il désigna du doigt ; le factotum la ramassa aussitôt, rassembla soigneusement le tissu chatoyant en un grand cercle qu’il éleva au-dessus de son maître, tandis que celui-ci tendait les mains vers le plafond à la recherche de l’ouverture des manches. La robe descendit et ruissela comme une vague d’azur tout au long de son corps, s’évasant à partir de la taille en corolle ouverte vers le bas. Sur son crâne aux cheveux ras, il chaussa une longue perruque argentée dont les boucles anglaises se déroulèrent sur ses épaules. Des diamants taillés en poire vinrent se pendre à chaque oreille ; un collier de pierres et d’or blancs courut en feston sur le surplomb de la gorge factice. Par une mouche passionnée au coin de l’œil gauche, il posa le point final de son travail d’artiste.
L’ogre se plongea alors dans le ravissement de son reflet au fond du miroir, ému comme à chaque fois par sa métamorphose. Il se leva, chaussa une paire d’escarpins, puis se posa encore tout debout devant une psychè dans laquelle il passa en revue l’ensemble entièrement. Il approuvait en secret sa taille affinée, parfaite ; il frémissait de joie à la vue de sa poitrine épanouie sous les rubans du corsage et il se congratulait aussi tout bas de la discipline draconienne appliquée chaque jour sans faille afin de maintenir l’harmonie de sa silhouette.
Après qu’il se fut contemplé un long temps, il eut un mouvement du menton pour signifier qu’il était prêt. Le serviteur disposa un manteau sur les épaules de son maître avant de se mettre en marche. Quelques pas devant, il ouvrait le passage à travers l’enfilade des chambres, écartant largement les doubles battants des portes. Ils traversèrent l’immense hôtel désert, engourdi dans une lumière crépusculaire, sans croiser âme qui vive, toutes les précautions ayant été prises pour tenir éloignée la domesticité ordinaire. L’ogre semblait flotter, la robe et le manteau lourds se mouvant à peine autour de ses pas ; il glissait sans bruit, haut voilier sur les parquets et les marbres cirés. Dans un vestibule, se découvrit une petite porte dissimulée derrière la tapisserie murale ; elle révéla un escalier dérobé qui plongeait en spirale vers le rez-de-chaussée et les conduisit dans une courette exiguë, sombre comme le conduit d’une cheminée. Là, une poterne donnait accès à une venelle dans laquelle stationnait une voiture attelée d’un cheval noir, étrangement immobile.
Le domestique ouvrit la portière et abaissa le marchepied. L’ogre une fois installé sur la banquette intérieure, la robe se déploya comme une grande roue autour de lui, remplissant toute la largeur de la caisse. Il fit disparaître ses longues mains dans une paire de gants d’organza, tandis que son factotum grimpait d’un bond sur le siège du cocher. Trois claquements de langue, une secousse brève qui anima les rênes comme un fluide électrique et l’attelage s’ébranla dans un silence presque parfait.
(à suivre)