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  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 15

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    15

    Quand Yeshu a mis fin à sa longue période de solitude et nous a rejoints, il a voulu que nous nous réunissions plusieurs fois entre le matin et la fin du jour, afin que nous priions ensemble à heures régulières. Il me demandait aussi de tirer hors de leurs étuis les rouleaux de livres que nous avions apportés ; ceux-ci constituaient notre bien le plus précieux, le seul luxe à vrai dire, le don d’un riche partisan qui les avait rachetés à une école rabbinique pour s’attirer les bonnes grâces de Yeshu. Je lisais à haute voix de longs chapitres de la Torah, mais aussi des Psaumes ou les Derniers Prophètes. Mon aisance à la lecture m’avait désigné tout de suite pour cette fonction, la plupart de mes compagnons montrant de la gêne lorsqu’il leur fallait déchiffrer des textes écrits... j’éprouvais de la fierté à mettre mes connaissances au service de ma famille d’élection... à penser que j’en étais devenu un élément indispensable... – Ai-je déjà dit quelque part que, durant mon enfance et ma jeunesse, mon père avait misé de grosses sommes d’argent sur mon éducation, exigeant par-dessus tout que je parvienne à une connaissance parfaite des langues, non seulement notre araméen et l’hébreu, mais également le latin et le grec ?... Depuis mon bannissement, il devait manger sa barbe dans la rage d’avoir dilapidé son or et perdu les dividendes de son investissement !... – Assis devant Yeshu, nous nous mettions sur trois rangs, moi au milieu du premier ; à ma gauche un assistant déroulait le parchemin, me découvrant la partie à lire, tandis qu’à ma droite un second compagnon renroulait celle qui venait d’être lue. Je devais psalmodier longtemps des versets choisis à l’avance, parfois les reprendre et les répéter à n’en plus finir jusqu’à ce que les esprits embrouillardés eussent fini par perdre le sens littéral des mots. Envoûté par les modulations monotones de ma propre voix, mon corps entrait de lui-même en mouvement, adoptant le balancement rituel d’avant en arrière qui bientôt se communiquait à tous les auditeurs présents ; peu à peu les consciences se trouvaient entraînées dans une lente descente semblable à un endormissement où les sens perdaient leur acuité ordinaire pour s’élargir à l’infini... Cet état doucement halluciné me faisait relâcher malgré moi le rythme régulier de ma lecture ; d’un geste sec ou d’un claquement de doigts, Yeshu me rappelait à la scansion initiale. Parfois, par-dessus ma récitation en hébreu, il murmurait des commentaires en araméen ou des interjections, pour lui-même, dont je ne devais pas tenir compte ni me laisser distraire... Que cherchait-il au cours de ces séances qui prenaient, jour après jour, un caractère de plus en plus insolite ?... L’expression de la volonté divine, qui autrefois paraissait aussi limpide que l’eau de source, s’était trouvée brutalement brouillée dans le cataclysme moral qu’avait constitué la destruction du Baptiseur. Depuis, sa longue méditation solitaire lui avait permis d’y voir clair à nouveau, mais il quêtait encore la confirmation de ses nouvelles intuitions et de ses conceptions remaniées dans les textes sacrés et les prophéties, étant donné que notre avenir s’y trouvait assurément évoqué en termes sibyllins ou bien révélé à travers les spectres sonores nés sur la psalmodie des versets... Lorsque dans le court intervalle d’une respiration, mon regard, s’échappant du parchemin, se relevait vers lui, je surprenais une image que je ne reconnaissais pas d’abord... sa figure avait l’aspect d’un masque transparent, comme éclairé de l’intérieur, derrière lequel défilaient des perceptions extralucides... – d’ailleurs, je suppose que, tous également, nous devions avoir pris un peu cette physionomie de pythie inhalant des fumées au-dessus d’une vasque où brûlent des herbes toxiques... Yeshu avait beaucoup maigri pendant sa retraite ; la lumière hésitante des lampes à huile exagérait les sillons et les reliefs de son visage émacié ; le vacillement des petites flammes faisait s’agiter étrangement le fouillis noir des cheveux et de la barbe devenus trop longs... En un éclair de berlue, je me disais que c’était le fou de Dieu qui était venu s’asseoir à sa place, comme si mon chant incantatoire avait eu le pouvoir d’opérer une substitution... je sentais passer sur moi des picotements à fleur de peau... Ou bien, d’autres fois, j’imaginais qu’un phénomène miraculeux s’était produit dans le temps que Yeshu avait passé reclus dans sa grotte, une transmutation alchimique dont le résultat demeurait invisible en temps ordinaire, mais se révélait parfois aux yeux de certains mortels dans une sorte de transfiguration, une épiphanie fulgurante : en réalité, ce n’était plus l’homme que nous croyions connaître qui se tenait assis devant nous maintenant, mais une nouvelle créature, composite, dans laquelle les deux natures de Yokhanan et Yeshu avaient été fondues ensemble. Ainsi devenait-il possible d’expliquer les modifications même de la voix dont le timbre semblait altéré, ou plutôt le rythme et la tonalité de la parole, maintenant plus secs, comme fiévreux, parfois presque durs. Cet être-là, toujours fascinant, nous était revenu nimbé d’énigmes ; on aurait dit qu’un voile diffus s’était posé sur son front, obligeant ceux qui l’aimaient à un effort d’attention pour comprendre ses sentiments... lui donnant l’air de s’être éloigné dans le temps et l’espace... – Mais pourquoi est-ce que j’avoue des idées pareilles ?... Ce sont des mirages qui sont passés dans ma tête, à cette époque-là... à cause des moments bizarres que nous avons vécus dans le Baniyas... J’ai honte maintenant. Oublions ça... –

    (à suivre)

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 14

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    14

     

    Enfin, vers le milieu du mois de Teveth, l’espace a commencé à se dégager, la masse gorgée d’eau qui l’obstruait s’est peu à peu levée ; les pluies se sont calmées, raréfiées jusqu’à bientôt ne plus tomber que dans la nuit ; les ruissellements, qui avaient rendu si périlleuses les déambulations sur les coteaux, se sont presque taris... Profitant de l’opportunité qui nous était donnée de rompre enfin notre enfermement, nous nous sommes concertés afin de former un détachement de cinq volontaires, dont la mission était d’effectuer l’exploration du val en remontant vers les sources... Grâce à une décrue particulièrement rapide, le lit de la rivière, qui s’était élargi jusqu’à couvrir toute la largeur de la combe, se trouvait déjà presque revenu entre ses bords ordinaires, laissant les berges trouées de mares au creux desquelles des poissons surpris restaient prisonniers ; les marcheurs n’avaient qu’à écarter les herbes penchées au-dessus des piscines étroites pour les prendre à mains nues ; ils remplirent les sacoches qu’ils portaient en bandoulière avec le produit de leurs pêches miraculeuses... Après plusieurs heures de marche sur la rive marécageuse, ils arrivèrent en vue de trois chaumières délabrées, où s’entassaient pêle-mêle une dizaine de paysans et leurs bêtes... un clan de bouviers dont le faciès, femmes et hommes indistinctement, annonçait le caractère ombrageux... Ces êtres étranges bougeaient leurs carcasses trapues par des roulements d’épaules et des déhanchements taurins, une gestuelle qu’ils avaient dû contracter en se mimétisant avec leur bétail. Dès que le groupe de nos éclaireurs fut aperçu d’eux, les minotaures, par la seule menace de leurs fronts abaissés, prêts à charger et dardant par en-dessous des regards furieux, les forcèrent à se clouer sur place. Puis ils beuglèrent en chœur une bordée d’injures, dont les nôtres ne saisirent pas un traître mot, les autochtones usant d’un dialecte inaudible, mixture d’araméen abâtardi et d’arabe... Quoi qu’il en fût, par l’agitation de leurs poings balancés en tous sens, ils surent bien expliquer comment ils allaient défoncer le crâne du premier qui oserait un pas en avant et comment ils éventreraient le deuxième… Ils eurent des expressions corporelles sans ambiguïté pour exhaler toute la haine qu’ils vouaient aux Galiléens en particulier, et probablement à tous les Juifs en général… Nos frères venaient de se heurter à une famille d’idolâtres obtus... de sombres brutes à l’entendement borné, adoratrices de faux dieux anthropomorphes… Comme les visiteurs ne déguerpissaient pas assez vite, les païens, fous de rage, se mirent à projeter sur eux des paquets de bouses et de caillasses, avec en prime un flot de malédictions (malédictions, par bonheur, sans effet néfaste sur ceux qu’elles visaient puisque le sens leur en demeura hermétiquement abscons) … Quelques jours plus tard, nous avons refait une descente dans la vallée, en force et en nombre cette fois. J’avais senti longtemps des vagues de fatigue récurrentes après les fièvres qui m’avaient pris à Magdala ; me trouvant enfin bien rétabli, j’ai pu me joindre à l’expédition... Parvenus à proximité des masures, nous nous sommes mis en embuscade jusqu’à la nuit noire. Pour ce coup, nous avons chapardé, entre autres, un beau lot de volailles… Lors d’une razzia suivante, nous avons même réussi l’enlèvement de deux brebis dont les mamelles bien gonflées nous ont donné du lait frais jusqu’à la fin de notre séjour dans le Banyias… Bien sûr, à chaque fois, nous éprouvions un plaisir méchant à piller leurs enclos, arrachant tous les légumes dont nous pouvions bourrer nos grands sacs... avec une joie barbare, nous saccagions les productions de ces mécréants, ces suppôts du démon Orotalt et d’Al-Uzza, sa parèdre impudique… Nous étions vêtus de guenilles élimées, noires de crasse ; nos figures mâchurées comme des hures de cochons sauvages ; nous devions vraiment avoir l’air d’une bande de brigands. Des hors-la-loi.

     

    (à suivre)

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 13

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    13

     

    Personne n’avait prévu l’assassinat de Yokhanan. Qui aurait même osé l’imaginer ?... Le respect dont le peuple de Galilée honorait le grand nabi représentait le plus sûr garant de sa vie sauve contre des persécuteurs, lesquels devaient toujours retenir leurs projets meurtriers dans la crainte des indignations et fureurs qu’ils soulèveraient s’ils le martyrisaient… Quel tyran serait assez fou pour risquer un embrasement d’émeutes dans ses propres provinces ?... Déjà l’incarcération avait paru une mesure bien hasardeuse. Donc son exécution ? impensable !... Telle était l’opinion générale... Alors, quand l’annonce de sa mort brutale a couru sur le pays, on s’est attendu au pire ; mais il ne se passa rien du tout… Nous étions en automne ; les récoltes, cette année-là, avaient été mauvaises ; les gens se terraient, désemparés, la tête enfoncée entre les épaules à cause de l’angoisse de l’hiver prochain avec son lot de difficultés à venir…

    Les hommes d’Antipas, assistés de la police romaine, étaient lâchés à nos trousses ; il fallut se mettre hors d’atteinte. Nous nous sommes repliés en toute hâte sur Capharnaüm, avant de gagner Bethsaïda. Les deux cités ne sont éloignées l’une de l’autre que de quatre milles, mais de part et d’autre du Jourdain, en son cours septentrional avant qu’il traverse le lac de Kinneret ; le fleuve marque la frontière entre Galilée et Gaulanitide ; en nous posant à Bethsaïda, nous nous savions en sécurité… Les bruits circulent vite à travers les campagnes, il y a toujours des piétons sillonnant les routes, porteurs de nouvelles et de renseignements qu’ils sèment à tous vents… ceux qui aimaient Yeshu n’ont eu aucun mal à connaître tout de suite le lieu de notre refuge ; moins d’une semaine après notre arrivée à Bethsaïda, un village de tentes couleur sable s’était déployé autour de nous. Alors Yeshu a réuni une vingtaine d’entre ses proches – treize hommes et sept femmes ayant à leur tête l’indéfectible Maria de Magdala – et il a mené la troupe restreinte vers le nord, jusqu’au val de la rivière Baniyas, non loin des sources du Jourdain. Poussant devant nous un âne chargé de rouleaux de livres et quelques ustensiles indispensables, nous avons monté assez haut sur les monts, où des grottes naturelles qui s’enfoncent un peu partout dans les pentes rocheuses, nous ont offert des abris sûrs.

    Les sacrifices propitiatoires offerts lors de la fête des Tabernacles ont pour vocation d’inciter les cieux à se déverser en pluies généreuses pendant la saison d’automne ; mais, cette année-là, je suis certain que le meurtre de Yokohanan, sacrifié à quelques jours de la Souccot, eut pour conséquence une crevaison de toutes les outres d’eau entreposées dans les couches du ciel : le climat furieux ayant adopté la noirceur de ce temps d’épreuves, les mois d’arrière-saison, Hèchvan et Kislev, puis le début de l’hiver qui les a suivis, furent particulièrement froids, détrempés... fouettés, dans la première période de notre séjour, d’averses diluviennes qui transformèrent les collines en terrains fangeux, creusant partout des ravines par lesquelles dévalaient d’épaisses langues de boue. Le ciel avait disparu, occulté derrière une couverture de nuages bas et épais qui absorbait la lumière ; le jour n’était plus séparé de la nuit que par un pauvre crépuscule couleur d’ocre sale. Violemment hachuré de traits sombres, brouillé sans arrêt par des fumerolles humides qui s’accrochaient entre les arbres, le paysage était comme peuplé d’apparitions grises, fugaces... nous nous trouvions transportés dans un décor hallucinant, au centre de vallées lugubres telles que des croyances antiques les ont décrites, où les vivants sont condamnés à se perdre et où ne peuvent subsister que des fantômes criminels qui s’y meuvent par glissements ralentis, prisonniers d’une irrépressible dromomanie sans espoir de repos… Si nous n’avions pas su que le monde des morts réside tout entier sous la terre, nous nous serions crus relégués au Sheol…

    Dès notre arrivée, Yeshu s’est retiré à l’écart, seul au fond d’une grotte qu’il avait choisie. De notre côté, enfoncés dans l’obscurité humide d’une anfractuosité voisine, nous nous sommes pelotonnés comme des bêtes en hibernation sous la terre gelée, nous agglutinant les uns aux autres pour échanger un peu de chaleur animale, absolument incapables de penser à autre chose qu’à nos fringales dont les morsures de tenailles aux parois de l’estomac se propageaient en filins d’acier jusqu’à la cervelle… Nous nous étions volontairement isolés et privés des amis de passage ; la manne quotidienne, que ceux-ci répandaient en vidant leurs besaces, était tarie… durant des mois grâce à eux, nous avions bénéficié des providentielles libéralités d’une corne d’abondance, dont nous jouissions dans l’instant avec l’insouciance des oiseaux des nues... maintenant, après la béatitude des heures faciles, nous étions confrontés aux sèches réalités de la condition humaine et, pour survivre, nous ne pouvions plus compter que sur nous-mêmes… Nous avions déjà immolé et dévoré notre âne – en dépit de la Torah qui condamne la consommation de cette viande ; mais le découragement, les douleurs causées par la faim, l’angoisse de se sentir affaiblis, avaient eu raison des scrupules religieux, même des plus intransigeants –... Par la suite, quelques-uns qui avaient pratiqué le braconnage dans une vie passée, improvisèrent des collets qu’ils allaient poser dans les broussailles, sur des passages repérés... des petits gibiers à poils se trouvèrent parfois pris au piège, des lapins, des rats – encore des bêtes impures qui nous valurent des consternations morales et des pénitences de contrition – des mangoustes… Notre plus grave transgression aura été d’ingérer de la chair de reptiles et de lézards... Des chasseurs, profitant d’accalmies entre des averses battantes, se risquaient aux alentours mais sans perdre de vue les abris... munis d’arcs rudimentaires et de flèches grossièrement taillées, ils rapportèrent, d’une sortie l’autre, des pigeonneaux et un paon, même certain jour faste un couple d’oies. Nous avions soin, bien sûr, de respecter le tabou du sang auquel se trouve mêlée l’âme animale ; nous égorgions nos prises en faisant offrande à la terre du liquide sacré et nous le recouvrions ensuite rituellement d’une couche de poussière... Des cueillettes de racines et de fruits détrempés, des sauterelles, apportaient aux repas des compléments insipides… Malgré tous les efforts déployés, il n’y avait pas encore assez pour satisfaire une vingtaine de ventres affamés ; nous devions accepter une diète ascétique, jeûne et abstinence forcés un jour sur deux… À la longue, la patience de la population virile a commencé à se lézarder... chaque homme à son tour a connu ses moments de folie impuissante, donnant soudain des coups de poing furieux dans le vide comme pour défoncer l’ennui... Soupirs, râles, litanies de jurons, sanglots mouillés et autres bouffées déprimantes tendaient au fil des heures à miner sournoisement, avec une efficacité de termites, le moral de la communauté... Les femmes tenaient bon, vaille que vaille, le corps ramassé en lutteuses... D’humeur égale du lever au coucher, elles vaquaient à tout avec une détermination froide, se contentant d’hausser les épaules et balayer d’une main les récriminations débilitantes comme on chasse des mouches importunes... Chaque matin, elles déposaient un bol de nourriture et un pichet d’eau à l’entrée de la grotte où Yeshu méditait dans l’obscurité ; il n’y touchait qu’à peine, mais la maigre portion que nous trouvions prélevée le soir nous prouvait qu’il avait le souci malgré tout de ne pas user trop gravement ses forces...

    (à suivre)

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 12

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    12

     

    Pendant que les deux pèlerins marchaient sur le chemin du retour, Hérode Antipas, à la tête d’une nuée de domestiques et d’esclaves, est venu se poser sur Machaerus, trainant après lui Hérodias et la maison de celle-ci. La multitude a envahi les appartements privés du château noble érigé sur la terrasse supérieure… L’homme fort de Galilée et de la Pérée tremblait d’anxiété, dans tous ses états une fois de plus… souffrant les pires contrariétés à cause d’un imbroglio familial… Pour dire sommairement la chose : par calcul politique (qu’il serait fastidieux et inopportun d’expliquer ici… dans la mesure où j’en serais capable), il avait cru bon d’épouser Hérodias, épouse de son demi-frère Hérode-Boëthos (et leur nièce à tous deux) sans même attendre qu’un divorce prononcé eut séparé légalement celle-ci de son mari ; lui-même aurait dû au préalable répudier Phrasael, sa première épouse légitime. Mais poussé par l’urgence qui conditionnait la réussite de l’opération, Antipas avait chambardé l’ordre des procédures, contractant le mariage avec sa nièce-belle-sœur avant d’avoir pu procéder à la répudiation de l’autre ; laquelle, malencontreusement informée en douce, s’était enfuie pour se réfugier chez son père, à Petra dont celui-ci était roi en tant que chef des Nabatéens. Cette disparition soudaine de la femme empêchait la répudiation… Sale affaire : voilà qu’Antipas se retrouvait bigame, Hérodias aussi… (et la bigamie est un crime abominable au regard de la loi juive). Pour couronner le tout, le beau-père furibond, jurant de venger l’affront fait à sa fille, s’apprêtait à mener une expédition punitive chez son gendre… Antipas surveillait l’horizon du côté de Pétra, dans l’espoir d’intercepter des éclaireurs dépêchés par l’ennemi… peut-être y avait-il encore moyen de négocier, sur la plaine devant Machaerus, un arrangement amiable avant le déferlement du gros de l’armée nabatéenne… un échange d’alliances stratégiques, par exemple… ou bien une réparation financière raisonnable... Ses boyaux se tordaient de spasmes douloureux à la pensée de tribus arabes violant ses frontières et ravageant ses provinces… Il arpentait le chemin de ronde au sommet du rempart, la vue obnubilée de trop se tendre vers le sud. En-dessous la citadelle, où d’habitude la vie ronronnait doucement, grondait d’une effervescence extraordinaire... Informé grâce à cette agitation insolite que le tyran honni séjournait entre les murs, à portée de voix, Yokhanan s’est senti à nouveau inspiré par le courroux céleste... Entendant l’ordre qui lui était donné de rouvrir les vannes aux torrents d’anathèmes, il s’est mis à l’œuvre incontinent, rivé aux barreaux de sa prison, regardant vers ce même désert qui obsédait le tétrarque, avec son timbre de bronze dont les murailles, s’offrant en caisse de résonance, décuplaient encore la puissance... Il y avait, niché au pied de la forteresse, un hameau dont les gens simples qui l’habitaient ont été tirés hors de chez eux, envoûtés par la force incantatoire des imprécations qui tourbillonnaient dans l’espace comme un cyclone ; ils sont venus grossir le petit troupeau des pèlerins, lesquels restaient désormais campés en permanence près de l’ouverture où le maître apparaissait. Cela a composé une assistance assidue, subjuguée, dont la présence ne pouvait qu’exaspérer davantage les autorités soucieuses d’ordre… Quant au Stentor, méprisant la lâche prudence et la temporisation, possédé, missionné par l’esprit d’Elohim dont il se proclamait le héraut… le porte-voix… il apostrophait le tétrarque… car oui, c’était bien la parole du Dieu qui ardait en furie dans sa bouche ; et cette Vérité qui flambait sur sa langue exigeait d’être crachée sur le monde. Rien ni personne ne pouvait l’en empêcher puisqu’il était le nabi cracheur de feu !... À la face des peuples indignés, il dénonçait les forfaitures, les sacrilèges, les crimes de Hérode Antipas ; il le couvrait de boue sous les noms d’usurpateur, prévaricateur, idolâtre… vilipendait ses bassesses de traître mécréant vendu à Rome… Sûr et certain de sa vision du futur, il était à même de crier ceci : le déchaînement de la colère divine était imminent ! Son alter ego, le fidèle Yeshu, n’allait plus tarder à le rejoindre… Ensemble, ils marcheront en brandissant bien haut les glaives purificateurs, parce que ce sera Elohim en personne qui les soulèvera tous deux sur la paume de sa main et qui les portera en avant… Le prophète exaspéré annonçait la chute infernale d’Antipas et les épouvantables châtiments que le damné subirait dans la géhenne où sa viande, son squelette, ses nerfs, ses viscères, son âme de scélérat seraient déchiquetés éternellement… – Les gardiens de la prison ont fait descendre le Baptiseur un étage plus bas pour le remiser dans un cachot aveugle… Sa voix montait des bas-fonds, encore et toujours, tonnait contre les mœurs du potentat adultère, polygame, condamnait l’union abjecte avec sa nièce, femme de son frère, l’hétaïre Hérodias, qu’il nommait au passage fille de Sodome ou prostituée affolée de stupre et d’ordures… –

    Antipas manque d’air… la fureur l’étouffe… son visage et son cou ont viré cramoisi. Il frappe le sol du talon, piétine en hurlant comme font les enfants qui ne maîtrisent pas leur colère... Puis, dans un registre suraigu de pythonisse ivre, il piaille, ordonne qu’on abatte tout de suite cette hyène furieuse, cet aboyeur d’immondices !... Qu’on l’écrase !... Sa tête !... Il veut qu’elle tombe, sa dégueulasse caboche de chien merdeux ; il veut qu’on la brandisse devant lui, ici tout de suite, agrippée par la tignasse, pissant son sang par en-dessous… Un colosse bardé de fer, auquel deux esclaves nubiens ont emboîté le pas, dévale précipitamment les volées de marches qui plongent vers les caves ; ils foncent à travers la galerie souterraine jusqu’au cachot, dont la porte est bousculée dans un fracas de bois et de métal. Les acolytes, secouant le prisonnier, le font mettre genoux à terre ; chacun le prenant par un poignet, ils tirent ses bras en arrière, eux-mêmes le corps basculé à l’oblique, en recul maximal afin de ménager l’éloignement requis pour la trajectoire de la lame. L’exécuteur, campé sur ses jambes arquées, se dévisse le torse pour allonger l’épée par-derrière lui, imitant le geste du faucheur d’herbes. Il tient ferme la garde dans ses deux poings noués. Sur la pénombre, l’acier s’allume d’une lueur bleue étirée en mince ruban. Un esclave, de sa main restée libre, saisit la chevelure du condamné et force la nuque à se renverser afin d’offrir une meilleure exposition de la gorge. Comme une aile effilée, le ruban azur vire à travers l’espace, décrit un orbe magistral, fond vers le col, frôle l’épaule, disparaît dans la broussaille. La tête saute. Le Nubien lâche les cheveux. La tête rebondit sur le dallage, mâchoires béantes, globes oculaires exorbités, tandis qu’une fontaine de sang jaillit tout droit du tronc jusqu’à la voûte de la cave.

    Le jour suivant, sur le coup de midi, les deux ambassadeurs se sont présentés à la porte monumentale de Machaerus. Ayant contourné les remparts par la face nord sans croiser personne, ils étaient encore ignorants du drame qui, la veille, avait endeuillé la communauté des baptisés. Dès qu’ils ont fait part de leur désir de revoir le prisonnier, on les a saisis à l’épaule et poussés vers l’intérieur. Ils ont été soumis à la question dans une salle aveugle, à l’abri sous la terre… fouettés, tailladés au couteau, élongués sur table, pressurés en tous sens jusqu’à ce que les tortionnaires en aient exprimé les derniers et les plus infimes renseignements ; lorsque les travailleurs ont été bien sûrs qu’il ne restait plus rien à extraire, le filet d’air qui sifflait encore par les narines des suppliciés a été coupé net, à l’aide d’un garrot tordant un nœud de lacet derrière la nuque. Des scribes avaient assisté à l’interrogatoire en gravant sur des tablettes les révélations tirées des deux hommes ; ils sont montés ensuite au château pour y remettre leurs procès-verbaux… Le teint blafard, les joues chiffonnées par les nuits d’insomnies, Antipas croulait de fatigue et d’angoisse cumulées, usé à force d’attendre des cavaliers arabes qui tardaient cruellement à se matérialiser du côté du soleil levant… En écoutant les rapports d’où il ressortait que le dénommé Yeshu ne serait pas qu’un sorcier jacasseur comme il en courait tant par les campagnes galiléennes, mais qu’il s’apparentait, en réalité, au Baptiseur… dont il serait un double, un complice… peut-être pire… le tétrarque a vécu le cauchemar d’un guerrier qui, comptant à ses pieds les têtes abattues de l’Hydre, en voit d’autres, dans le même instant, en train de repousser dans les plaies ouvertes des cous… il a crié d’horreur, d’exaspération, de lassitude… Secoué par une nouvelle crise nerveuse, il n’est pas passé loin de l’apoplexie.

    (à suivre)