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Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 4

Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

Juste avant la fin du Temps

– Un évangile selon Menahem –

4

 

J’ai rencontré Yeshu pour la première fois sur une plage, aux environs de Capharnaüm… Il était arrivé depuis peu et il logeait chez Shimon Kephas… Par tous les temps, sur une eau calme ou sur les vagues soulevées par des vents forts, chaque matin il prenait place dans une barque de ses amis pêcheurs et se faisait transporter vers les ilots d’habitations disséminés le long du littoral. Dès que des hommes et des femmes accroupis sur le sable, occupés à raccommoder leurs sennes après la pêche de la nuit, étaient aperçus, il commandait d’aborder près d’eux et mettait pied à terre. Sa réputation de maître exceptionnel, de quasi démiurge, s’était propagée en un clin d’œil, comme si les souffles de l’air s’étaient mêlés de propager son nom, de telle sorte qu’il lui suffisait de paraître en n’importe quel point de la côte, aussitôt les familles au complet se rameutaient en cet endroit, mystérieusement éveillées et averties par Dieu sait quelle intuition, ceux qui se trouvaient encore chez eux à ce moment survenant spontanément, en silence, pour se joindre aux autres qui réparaient les filets sur la plage. Les masures, groupées en retrait derrière des haies épaisses, n’étaient pas visibles de la rive, c’est pourquoi ces gens qui s’avançaient tout soudain semblaient naître du cœur des arbres ou bien surgir d’entre les pierres (comme dans les fables grecques ou romaines où l’on voit des humains nouveaux se dresser sur la terre après la semaille magique qu’un héros a faite pour obéir aux injonctions d’un dieu). Les visages noirs de ces pêcheurs, creusés, vieillis avant l’âge, leurs membres décharnés, dénonçaient leur condition d’exploités ; rongés jusqu’à la moelle par les collecteurs d’un tétrarque cupide, ils étaient contraints à une lutte quotidienne pour retirer des fonds hasardeux de la mer tout juste de quoi survivre ; leur démarche lente aggravait encore cet air de misérables sortis de quelque mythologie ténébreuse, d’ombres en peine remontées des enfers – et que Yeshu ramenait miraculeusement à la vie ; car il ressuscitait bel et bien leurs corps esquintés et leurs esprits moribonds, tant ses mots inspirés possédaient la puissance d’une médecine salvatrice. Il déambulait parmi eux et, par sa seule approche, il faisait fuir et s’évaporer les démons d’angoisses, de peurs, de colères… C’était une population métamorphosée qui demeurait longtemps, debout sur le sable stérile comme si un bouquet de surgeons venait de trouver la force d’y pousser, à suivre des yeux la barque qui le remportait entre ses rameurs, ne perdant pas une miette du spectacle de sa dissolution progressive vers l’horizon... Les disciples qui accompagnaient Yeshu profitaient de ces sorties en mer pour rapporter quelques pêches ; ils affirmaient que sa présence sur le bateau attirait les bancs de poissons et qu’ils peinaient à remonter leurs filets, si extraordinairement lourds et ventrus que c’était vraiment prodige, parce que les mailles, en toute logique, auraient dû se rompre… Parfois, il se tenait debout sur le plancher de l’embarcation, laquelle, de temps à autre, se trouvait dissimulée dans le creux des vagues, le laissant seul visible… C’est ainsi qu’il m’est apparu alors que je l’observais de la rive : avec son assurance altière, tout droit et imperturbable malgré le roulis, il semblait suspendu au-dessus de l’eau. Le bateau a touché le bord et il est descendu pour marcher sur la terre ; des pèlerins, venus là l’entendre, se sont avancés jusqu’à l’enfermer dans un cercle avide…

…J’étais en miettes. Je crevais de faim et je ne savais pas où dormir. Paumé, complètement... Dès que je l’ai approché, je me suis réveillé... Il fascinait… Un corps puissant, fortement musclé par les travaux durs imposés depuis son enfance, la peau foncée au soleil… Marqué de pommettes saillantes et d’un nez large, son visage, bordé par une courte barbe noire, affirmait une détermination calme qui se propageait en forces sur les prosélytes, ranimant l’amour-propre des humiliés tels que moi, sans que je puisse expliquer comment… Lorsque je me tenais auprès de lui, instantanément des frissons de vie couraient par tout le réseau de mes veines ; les brumes de ma tête se dissipaient par enchantement… Non, je ne m’exalte pas… j’essaie de traduire ce que je ressentais vraiment… Je lui ai raconté mon histoire, tant bien que mal à cause des sanglots incontrôlés qui me secouaient frénétiquement… Depuis plusieurs jours sans abri... j’errais au hasard… Mon père est un commerçant très riche de Tiberias… Je n’ai pas le courage de refaire ici le récit du conflit épouvantable qui nous a dressés l’un contre l’autre, lui et moi… dire comment il m’a chassé… comme il m’a écrasé de sa malédiction… Si ma mère avait vécu encore, sûrement les choses ne se seraient passées comme ça… Je m’arrête : mes mésaventures n’apporteraient rien à ce dont je veux témoigner ici... Je n’avais personne chez qui me réfugier, tous nos proches ayant pris le parti de mon père, de sa fortune plutôt... J’étais à bout ; je me sentais sale, abject… aussi sec qu’une branche d’arbre foudroyée… Quand je me suis tu, épuisé à cause de l’effort insensé que m’avait coûté chaque mot, Yeshu s’est penché pour murmurer dans le creux de mon oreille, longtemps, une vague litanie… sur laquelle mon esprit s’est mis à flotter parce que je croyais y reconnaître le chant plaintif de ma détresse… Des larmes ruisselaient en continu sur mes joues… Puis j’ai réalisé que le souffle de sa voix se diffusait en chaque recoin de mon corps, arrachant en douceur des longues racines, ramifiées partout à l’intérieur ; en fermant les yeux, je pouvais les discerner dans une lueur de cave phosphorescente… Pas de doute : ce que je voyais, étaient les tentacules de la malédiction qui avaient poussé et s’allongeaient encore, insidieux et noirs, distillant méthodiquement du venin... Il a tout extirpé, jusqu’aux plus infimes radicelles. Ensuite, posant une main sur mon épaule, il m’a conduit jusqu’au bord de l’eau. D’habitude, le rituel n’était accompli qu’après un temps d’initiation et de recueillement, m’a-t-il expliqué, mais pour moi il fallait effacer sans attendre les dernières traces morbides qui me souillaient encore. J’ai retiré ma tunique et nous sommes entrés dans la mer. Il m’a immergé entièrement sous les vagues ; il m’a baptisé et il m’a lavé.

(à suivre)

 

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