Mangeur d'Ombres et autres contes – Pascal Gautrin
Mangeur d'Ombres (suite)
Obéissant au doigt et à la parole, la silhouette de l’homme maigre commence alors à danser... Dompté, docile, le Mangeur d’Ombres danse l’histoire d’Hoïchi Adama. La geste très ancienne du Fou d’amour…
Sur la place du village chauffée par le soleil de midi, il tournait sur lui-même, la face basculée vers le ciel et les yeux révulsés ; dans un nuage de poussière blanche, il tournait en chantant à pleine voix la divine beauté de la Déesse de la Lumière, d’Amaterasu – Descends, ô ma Reine de Lumière, descends sur mes frères humains. Viens les purifier avec le baume de ta clarté rayonnante… Souvent une petite foule émue aux larmes l’encerclait lorsqu’il se flagellait jusqu’au sang tout en dévidant un sermon entrecoupé de cris douloureux. Il se montrait nu et voulait déchirer sa chair ; il insultait ce corps physique si fragile, si imparfait – carcan atroce, geôle infernale, lui disait-il avec dégoût…
Un jour il eut une révélation : il était venu sur cette planète d’incarnation pour libérer ses frères et sœurs. Il était tout amour. Il débordait d’amour, c’est pourquoi il avait été choisi pour se dévouer tout entier. De lui, on attendait le sacrifice suprême ; ainsi pourrait s’accomplir le prodige : les corps humains, tous les corps humains, seraient lavés, débarrassés de la part de ténèbres qui les flétrissait. Hommes et femmes se reconnaitraient enfin pour ce qu’ils étaient en réalité : enfants de la Lumière, pures étoiles conçues dans le sein d’Amaterasu et destinées à se réunir en elle pour l’éternité… À l’idée du grand bonheur qui, grâce à lui, allait fondre sur ses frères et sœurs chéris, il se prit à sauter sur place d’excitation et à rire avec l’exubérance d’un enfant… Il se prépara au sacrifice. Pour cela il jeûna plusieurs mois d’affilée, exilé au sommet d’un haut socle en bois de cèdre, tout nu entravé dans des cordes rêches et des lanières d’épines qui lacéraient ses muscles. Du sang et du pus giclaient de ses plaies ; les crânes des pèlerins prosternés au pied du monument expiatoire en étaient aspergés. Chaque jour plus nombreuses, ces âmes simples s’attroupaient pour vénérer le martyr et recevoir la bénédiction purulente du saint homme fou d’amour. Dressé sur son piédestal, il glapissait, il appelait Amaterasu d’un ton lamentable, la suppliait en aboyant comme un chien. Il exécutait encore des pas de danse extatique en psalmodiant : – Déesse ! déesse ! au secours… Que les corps humains, que ces cachots fangeux se déchirent ! Que les œufs lumineux qu’ils emprisonnent apparaissent au grand jour !
Il partit un jour sur la mer, seul sur un bateau, avec l’intention de toucher les terres éloignées de l’archipel. Les courants l’emportaient ; il dérivait à leur gré. Sur le plancher de l’esquif instable, il dansait toujours. Indifférent aux aventures de son voyage, il négociait encore le don de lui-même : Mon âme en paiement, si tu veux… si c’est le prix que tu me demandes… Oh oui !... mon âme en paiement si en échange, ta lumière s’empare à jamais de la chair infernale de mes frères...
(à suivre)