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MANGEUR D'OMBRES – Conte – 1

Mangeur d'Ombres et autres contes – Pascal Gautrin

 

Mangeur d'Ombres

 

À quelques milliers de milles des côtes du Japon, isolée au cœur de l’océan Pacifique, une île crève la surface des eaux. Une île redoutée de tous les marins. Peu d’hommes ont osé s’aventurer sur cette terre et parmi ceux-ci, un seul, un jour, a pu regagner son navire ancré au large. Il est remonté à bord, exténué, hagard et tenant des propos si incohérents que ses camarades d’équipage ont décrété qu’il avait perdu la raison. Il parlait d’une créature effrayante – animal fabuleux ou esprit infernal ? impossible de se faire une opinion à travers les bribes de son discours décousu –. À plusieurs reprises, il cria d’une voix stridente ces mots : mangeur d’ombres… mangeur d’ombres… On reconstitua son récit avec peine : Quatre hommes et lui-même avaient descendu un canot à la mer et ramé jusqu’au rivage. Leur embarcation tirée au sec, ils avaient traversé la bande de sable qui les séparait d’une forêt sombre dont l’île semble couverte presque en totalité. Lui fermait la marche, plusieurs pas en arrière. Au moment où ses quatre compagnons touchaient à la lisière, il vit soudain s’abattre sur eux, comme tombant de la cime des arbres, une chose noire et sans forme qui les engloutit tout entier. Cette masse inexplicable agissait comme un nuage de suie enveloppant, ou une vague de ténèbres, ou le filet mortel d’un rétiaire romain… Juste quelques secondes… et elle se retira, s’évanouissant aussi vite qu’elle était venue. L’homme épargné recula, horrifié, puis courut se réfugier au fond du canot échoué. Il y resta longtemps, tremblant d’épouvante. Beaucoup plus tard, il osa risquer un œil vers la plage… Il aperçut deux de ses compagnons qui déambulaient sur le sable, l’air égaré. Méconnaissables. Le narrateur dit que, dans son trouble, il ne comprit pas d’abord ce qui les rendait si étrangers. Il s’avança et tenta de leur parler ; mais eux, tournés pourtant dans sa direction, ne semblaient ni le voir ni l’entendre. Livides, on eût dit qu’ils étaient lisses, dépourvus de relief : torse nu et vêtus de simples pantalons de coton blanc, la peau aussi blanche que le coton, ils étaient devenus semblables à des fantômes incolores… La créature monstrueuse n’avait pas tué ses proies, elle ne les avait pas non plus blessées en aucun endroit ; mais – ce que l’homme avait réalisé peu à peu – elle avait dévoré toutes leurs ombres, celles marquées sur leurs corps par les reliefs des os et des muscles, et celle qui aurait dû se projeter sur le sol. Le prédateur avait abandonné ses victimes comme trempées à jamais dans une lumière crue, nues et fragiles, désormais vidées de toutes zones obscures, avec tous les traits de leur visage estompés. Imaginez un drap froissé qu’un projecteur éclaire soudain violemment de face : tous les plis s’effacent d’un coup et le drap semble parfaitement lisse ; ainsi apparaissaient les malheureux qui avaient subi l’étreinte du Mangeur d’Ombres. Ce n’est pas tout : leur état moral se trouvait encore profondément affecté ; à croire qu’en même temps que les ombres, leur âme avait été aspirée. Des gestes ralentis, un regard vide, un mutisme obstiné, tout cela s’accordait exactement avec leur physionomie nouvelle de spectres blafards. Zombis errant sur l’île, sans pensée, sans direction…

Le Capitaine, en colère, a crié que l’homme est un fou ou un menteur ; il l’a fait jeter et enfermer dans un coin de cale.

Il ordonne qu’on remette le canot à la mer : il ira lui-même chercher les marins égarés ; vifs ou morts, il les ramènera à bord. Assisté de deux vieux matelots qui ont saisi les avirons, il part résolument en direction de l’île. Tous les membres de l’équipage demeurés sur le pont se penchent au-dessus du bastingage pour suivre des yeux la petite embarcation qui semble fondre en s’éloignant. Le soir, personne n’est de retour. Et rien en vue non plus le lendemain. Quand le Second, d’une voix étranglée, annonce qu’il faut aller à la recherche des disparus, pas un ne bronche. Il décide de ne pas insister. Le navire reste à l’ancre cinq jours et cinq nuits. À l’aube du sixième jour, le Second donne l’ordre de démarrer les machines et, mettant le cap sur l’horizon, le bâtiment s’ébranle dans un silence de mort…

(à suivre)

 

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