UA-119166131-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 8

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    8

    Nous nous sommes avancés assez loin au sud de la Galilée et nous avons campé dans la vallée de Jezreel, au pied des monts que surmonte Sepphoris, la fastueuse capitale érigée pour contenter les prétentions de Hérode Antipas. De là où nous étions arrêtés, les remparts de la citadelle restaient dissimulés à notre vue, mais nous pouvions apercevoir le village de Nazareth accroché sur la pente, à mi-hauteur. Yeshu a annoncé qu’il y monterait, accompagné seulement d’une escorte de sept hommes, auxquels je me suis ajouté évidemment. En voyant que je leur emboîtais le pas, Yeshu a souri sans me dire de rebrousser chemin… Il avait pris la précaution de tenir les membres de sa famille à l’écart de l’expédition… Le village nous a bien accueillis ; la nouvelle de notre visite nous avait précédés, je ne sais comment, et les habitants nous attendaient devant une masure qui était une étable désaffectée et qu’ils nommaient synagogue. Nous avons deviné dès l’abord qu’ils comptaient assister à des guérisons et quelques manifestations curieuses, mais Yeshu n’était décidé qu’à leur parler, du moins dans un premier temps. Sans trop montrer leur déception, ils se sont prêtés au jeu, questions et discours se succédant sur un mode qui, au fur et à mesure de la discussion, est devenu bienveillant, même chaleureux, jusqu’à ce qu’une matrone aux cheveux grisonnants l’interrompe pour demander avec la vivacité de l’idée subite :

    – Je crois que je te remets !... Tu serais pas Yeshu, le grand fils à la Mariam ?

    Il a répondu oui, que c’était bien lui… Ça fit l’effet d’un courant d’air froid à travers l’ambiance bonne enfant qui régnait jusque-là ; suivi d’un long intermède pris dans un silence de glace, que seul rayait, étrangement, le vrombissement des mouches… Enfin quelques exclamations sèches, quelques pics, ont pointé çà et là ; ceux qui secouaient l’engourdissement n’étaient qu’une poignée de forts en gueule, mais ils se sont imposés tandis que l’ensemble des villageois se claquemurait dans un mutisme qui ne recouvrait rien de bon… À présent qu’ils l’avaient reconnu, ils n’étaient plus prêts à entendre ses sermons, des enseignements moraux où il leur prouvait qu’ils vivaient mal, où il les exhortait à ouvrir leurs cœurs, effacer jalousies et ressentiments, et s’aimer les uns les autres afin de former un front uni… Des leçons venant de lui, l’ancien gars du pays, qu’ils avaient connu au maillot !... qu’ils avaient houspillé lorsqu’il chahutait dans la boue en compagnie des gamins de son âge… Ils l’avaient vu monter en graine, se muer en adolescent boutonneux et disgracieux avant de prendre sa carrure d’homme… Au milieu d’eux, il avait trimé dur et ruisselé de sueur, s’attelant à une charrette tel un mulet pour livrer des blocs de pierre et des pièces de charpentes… Durant toutes ces années où il était l’enfant de la communauté, une connivence de clan avait étouffé les clabaudages et les cancans ; mais puisqu’il osait revenir au pays avec l’assurance d’un prêcheur, un vieux mépris se réveillait et crevait sous les aiguillons d’une colère spontanée… Le ton a viré à l’aigre très vite ; l’hostilité s’est gonflée d’elle-même, s’exacerbant toute seule puisque Yeshu, sans s’émouvoir, n’opposait à leur rage en ébullition qu’un visage parfaitement maîtrisé et des paroles de paix. Quelqu’un lui jeta à la face qu’on avait toujours su qu’il n’était qu’un mamzer… que le vieux Yossef n’était pas son père… un autre lui cracha que la tache de la bâtardise était ineffaçable… Impur !... Il était impur, conçu hors de l’union sacrée du mariage… Il y eut des mots ignobles où sa mère Mariam était traitée de fille impudique et pire encore…. Nous faisions bloc derrière lui ; d’un geste, il nous avait commandé de contenir notre indignation et nous ne pouvions que serrer les dents en bouillant intérieurement ; mes joues étaient trempées de larmes que j’oubliais d’essuyer… Les Nazaréens ont marché sur nous, progressant en un seul front buté qui nous forçait de reculer pied à pied. N’opposant aucune résistance, nous nous sommes éloignés du cercle des maisons, les villageois tous ensemble continuant à nous repousser jusqu’à nous acculer sur une terrasse naturelle en surplomb d’où nous risquions une chute mortelle… Une voix cria encore : Yeshu bar-Pandera !... éructant sous chaque syllabe toute l’exécration du monde… C’est alors que d’une seule main levée, il a arrêté l’avancée de nos assaillants qui, soudain subjugués, se sont figés dans une posture d’indécision inconfortable, puis, comme s’ils obéissaient à une poussée irrésistible, ils se sont écartés, ouvrant une brèche dans leur rempart de gros muscles agglutinés. Nous avons passé par cette trouée pour retraverser ensuite le village d’un pas égal et retrouver le sentier qui descend vers la vallée.

    Nous repartions en silence, Yeshu en tête ; nous derrière, nerveux, maladroits à mettre un pied devant l’autre ; pour moi, j’avais l’impression que mes jointures crissaient comme des gonds mal suiffés, ma bouche se remplissait de salive amère… Il y en eut un qui, ne supportant plus de ruminer en lui-même, s’est mis à râler à voix haute. (Je demande pardon si mon antipathie pour Yokhanan bar-Zebadiah me rend injuste… peut-être qu’elle déforme ma mémoire, me faisant entendre encore ici ses rouspétances insupportables. Mais non… je suis quasiment sûr que c’était lui…) « Évidemment… tu savais que ça allait tourner comme ça !... Pourquoi s’être embringués dans ce merdier ?... » Yeshu s’est arrêté net pour se tourner vers lui dans un élan d’irritation, puis il a haussé les épaules de l’air résigné de celui qui sait accepter les événements tels qu’ils viennent. L’autre a encore bougonné dans sa barbe : – C’était vraiment nécessaire ?... Vraiment ?... – Oui, il fallait le faire, lui a répondu Yeshu. Ce que nous avons à accomplir n’est pas borné par la raison. – On doit se comporter comme les fous, c’est ça que tu veux dire ?... Et se donner du mal pour rien… C’est du temps perdu, ce que nous avons fait aujourd’hui !... – Tu l’as dit : la folie est notre alliée. La folie, sans hésitation… mais la folie tenue en bride, avec un mors entre les dents. Les prudents et les timides n’ont pas grand-chose à attendre avec moi… Et pourquoi penses-tu que nous avons perdu notre temps et nos efforts aujourd’hui ? Tu juges en homme raisonnable. Nous semons des graines à la volée, partout, sans nous préoccuper toujours de là où elles vont… de celles qui germeront et de celles qui resteront stériles… Certaines, qu’on a cru perdues en les voyant tomber sur du sable sec, parfois nous étonnent plus tard parce qu’elles réussissent à pousser, vaille que vaille, contre toute logique…

    (à suivre)