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  • LE JOUR DE PRUFLAS – Conte – 1

    Mangeur d'Ombres et autres contes – Pascal Gautrin

     

    Le jour de Pruflas

     

    Les vents ont remodelé le paysage à leur idée, roulant ici des dunes pour recouvrir l’asphalte de la route, là étouffant sous le sable les terreaux fertiles des jardins. Un ouragan s’est chargé, un jour, d’abattre l’instrument de sa servitude que représentait l’éolienne ; des trois longues pales de la tête, l’une s’est fichée comme un surin jusqu’au manche dans le sol meuble, laissant les deux autres former vers le ciel un V trop ouvert de Victoire avachie. Un entrelacs de ronces grimpantes s’est tressé autour du mat brisé ; géant couché, ligoté, on dirait Gulliver entravé par les filins de Lilliput. Dans l’espace saccagé du verger, restent encore debout deux cadavres de figuiers ceux-ci font penser à des saltimbanques sur la place d’un village ; la mort les a saisis d’un coup dans leurs contorsions, statufiés puis desséchés et aussi le tronc d’un olivier, tout entier dépouillé de sa ramure et qui n’en finit pas d’agoniser, renouvelant sans cesse des avortons de pousses fripées.

    La même bourrasque furieuse avait emporté une partie de la toiture de la villa, faisant voltiger les tuiles alentour comme feuilles mortes ; siroccos et termites ont patiemment continué le travail. L’habitation bourgeoise dominait autrefois le voisinage avec des airs protecteurs de notable satisfait ; c’est aujourd’hui une clocharde ruinée, humiliée, loqueteuse, avec des murs lépreux et sales. Des poutres noires pointent comme des os brisés par les plaies de son toit.

    Par couches successives, les sables ont envahi les pièces du rez-de-chaussée, figeant dans un entrebâillement définitif la porte d’entrée qui, durant quelques jours, avait battu au gré des courants d’air avant de progressivement s’enliser, ralentissant et réduisant l’amplitude de son mouvement comme le balancier d’une horloge qui s’arrête. Des formes vagues de tables et de fauteuils, reliefs émoussés sous les couches de poussières, émergent ici et là entre des broussailles d’épineux ; à cause des cloisons défoncées et des fenêtres brisées, il y a sans arrêt, dans la maison, des souffles qui circulent : ce sont eux qui ont semé dans l’ancien salon, dans le vestibule et la salle-à-manger, les graines d’une végétation décharnée.

    … Symptomatique que le narrateur, observateur d’aujourd’hui, bouleversé secrètement par l’élimination de son espèce, s’acharne sous prétexte de comparaisons descriptives à repeupler le décor de silhouettes ou de fantômes : Gulliver… des saltimbanques… et encore la métaphore de la clocharde… Mal gré qu’il en ait, la réalité est que, sur chaque chose inerte, l’état sauvage a repris son empire. Les pierres écroulées et les vieux meubles, les antiques ustensiles, ont abandonné toute empreinte de leur humanité passée pour prendre l’aspect de fossiles minéralisés et se fondre parfaitement en éléments accidentels du désert. La trace des êtres qui ont hanté ces lieux a été dissoute… dissoute jusqu’à la plus infime vibration… Ultime vestige ayant conservé un peu de son essence originelle : une inscription sur le mur de la façade, à côté de la porte d’entrée, gauchement tracée à l’aide d’une encre devenue brunâtre – peut-être était-ce du sang – qui s’estompe d’année en année, à peine lisible encore et qui bientôt sera tout-à-fait effacée, une signature, Pruflas.

     

    Peu à peu, une vie rudimentaire a réinvesti cette demeure que le coup de torchon brutal de la mort avait nettoyée. Là où était autrefois la cuisine, aujourd’hui des bousiers géants roulent obstinément des boules d’excréments qu’ils rangent avec soin parmi des débris de vaisselles ; des vipères à cornes se lovent dans le four de la gazinière à la porte arrachée – chaque après-midi, elles se coulent sur le rebord de la fenêtre, où elles chauffent leurs écailles jusqu’aux derniers rayons du couchant. Dans la salle-à-manger, une famille renarde a campé son terrier entre les pieds d’un vaisselier effondré et, dans le vestibule, sur la pente du garde-corps bordant un large escalier de bois à deux volées, des scorpions dorés naviguent entre étage et rez-de-chaussée. Des vagues de souris naissent régulièrement et presque aussitôt disparaissent, croquées et digérées par vipères et renards. Pendant quelques jours, place nette de rongeurs ; avant qu’une nouvelle vague, matérialisée de façon tout aussi incompréhensible, naisse et presque aussitôt disparaisse. Des hirondelles ont maçonné leurs nids dans les chambres du premier étage, ouvertes sur le ciel suite à l’effondrement du grenier ; tout au long du jour des choucas s’y relaient aussi, zébrant l’espace de leurs voix éraillées. Au-dessus, ce qui reste de la soupente sert d’abri à une colonie de chauve-souris.

    Quelquefois, au petit matin ou bien au crépuscule, des groupes nomades de trois ou quatre dromadaires sauvages gravissent les marches du perron, blatèrent un moment devant la porte entrouverte sans jamais s’éterniser, redescendant bien vite pour aller croquer quelques branches aux acacias du voisinage avant de reprendre leur flânerie. Parmi les plus vieux, quelques-uns portent encore autour du cou le vestige d’une longe de chanvre effilochée, dernier insigne d’une domesticité dont les mémoires ont depuis longtemps perdu la trace.

     

     Les vents ont remodelé le pays à perte de vue, selon leur goût austère qui est uniforme : le hameau tout proche, composé autrefois de cinq modestes maisons de pierre, les villages plus écartés, plus loin encore la campagne aride… partout le même décor d’écroulements et de décombres épuré de toute humanité… Il n’y a plus que le souffle continu de l’air pour animer le silence de ces étendues infinies, avec son sifflement chuintant strié régulièrement d’appels des oiseaux et de cris des animaux de la terre.

     

     Il y a bien longtemps, dans les années 2030, ou peut-être 2040, le désert demeurait fermement contenu à une centaine de mètres derrière la grosse bâtisse bourgeoise, selon une frontière déterminée par une large bande de terre cultivée et un rideau de tamaris.

    C’est par là, du côté du désert muselé, que tout est arrivé.

    (à suivre)