UA-119166131-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 3

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    3

    Le nom du jeune prédicateur a couru parmi les habitants de la Judée, de bouche à oreille… à voix basse, comme rampant à couvert pour se glisser sous la chape de l’autorité romaine ; on chuchotait comment les étincelles divines s’allumaient à ses paroles dans le cœur des êtres de bonne volonté ; on disait les bénédictions et les guérisons reçues grâce à l’imposition de ses mains, la magie des baptêmes… Des pèlerins prenaient la route, en catimini, partant de Yerushalaïm, des bourgs ou des simples villages de la contrée. Bientôt il y eut affluence dans le désert des collines ; un vivier de visiteurs qui se croisaient, agités par les tremblements de l’espérance. Cela dura plusieurs mois.

    Inlassablement, Yeshu annonçait à tous que l’humiliation d’Israël allait prendre fin, que l’heure de son relèvement était arrivée... Bientôt, le royaume divin va s’emparer de cette terre avec fracas ; les envahisseurs et les mauvais serviteurs seront dispersés ou châtiés… Place nette !... Les Justes prendront alors le pouvoir pour imposer le règne de l’Amour de Dieu… Il expliquait l’ancienne prédiction du prophète Daniel qui, au temps lointain où les élites du peuple hébreux se trouvaient retenues en captivité à Babylone, avait reçu la révélation de notre destin : Daniel avait prévu la fin de l’exil, puis la reconstruction du temple de Yerushalaïm ; à compter du retour des notables et de la réémergence de la Ville sainte, il avait révélé qu’il devrait s’écouler encore soixante-dix fois sept ans avant qu’advienne la fin des Temps avec l’anéantissement des forces du Mal… Quatre-cent-quatre-vingt-dix années… Il suffisait de faire le calcul : c’était maintenant !

    Un soir, des voyageurs se sont présentés à Ein Kerem, porteurs d’une nouvelle qui a mis la jeune communauté sens dessus dessous : le tétrarque Hérode Antipas a fait arrêter Yokhanan pour l’incarcérer dans Machaerus, une citadelle à l’écart du monde habité, sur la rive orientale de la Mer Morte… Les commentaires effarés tournent en rond dans la société mouvante d’Ein Kerem ; les nouveaux adeptes sont tentés de réclamer des comptes, ils rabâchent des pourquoi ? avec le ton navré d’une vieille rengaine... C’est incompréhensible ! gémissent-ils, l’air indigné, en lorgnant vers Elohim… Dans la foulée de la première annonce, une autre rumeur vient ajouter à la consternation, en disant que la Judée est aussi peu sûre que la Galilée : le préfet Pontius Pilatus, l’administrateur romain de la province, intensifie la traque et la répression policières dans le but d’en finir avec les agitateurs qui appellent le peuple à secouer le joug de l’occupant et à relever le front… Et les pèlerins en pleurs, s’effrayant aussitôt, hésitent et se demandent entre eux si la sagesse ne serait pas de rentrer chez soi, se couvrir la tête, se faire tout petits !... Yeshu, lui, est saisi bien sûr, mais pas désarçonné. Tout de suite il reconnait, au-delà des avertissements, ce signal qu’il faut d’urgence réunir les forces pour se mettre en mouvement. Assurément, c’est la providence qui souffle ses consignes aux oreilles de qui sait entendre à demi-mots : Plus de point fixe. Devenir itinérant. Se répandre dans les provinces d’Israël et de Juda, insaisissables comme des torrents qui courent à travers des galeries souterraines… Entraînant après lui tous ceux qui avaient assez de feu au cœur pour le suivre, Yeshu s’est mis en marche. Par les routes de Samarie et de la Décapole, il a progressé vers le nord, longé la rive occidentale du lac de Kinneret, jusque Capharnaüm… Peut-être avait-il déjà formé le plan de soulever une armée, afin de monter en nombre vers Yerushalaïm, libérer Yokhanan au passage et, avec lui, se faire reconnaître dans la capitale.

    (à suivre)

  • Justa avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 2

    Pascal Gautrin - Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    2

     

    Depuis quelques années déjà, Yeshu sillonnait les provinces… Galilée, Décapole, Gaulanitide, Pérée, Judée… Il était parti de Nazareth, un des villages de Galilée où, selon la tradition, avaient été regroupés autrefois les rameaux de la descendance de David ; des paysans et des artisans d’essence royale y menaient une vie aride… La conviction d’être appelé au service de son peuple hantait Yeshu, mais cette certitude peinait à dire son nom, comme si un voile la recouvrait encore. Il entrait dans les synagogues où il lisait et relisait les rouleaux des Écritures, qui sont les truchements par lesquels Elohim s’entretient, depuis la nuit des temps, avec ses fidèles ; il en savait par cœur la plus grande partie. Il poussait les portes de ces communautés religieuses et philosophiques où les juifs aiment tant se retrouver avec scribes et docteurs, afin de décortiquer en long et en large les textes sacrés et disputer de tout avec faconde. Parmi les fatras de sciences et d’opinions, Yeshu savait extraire ce qu’il fallait pour nourrir sa propre sagesse. Sa pensée originale se dégageait plus clairement jour après jour et la perception de lui-même s’aiguisait. Sa parole était mesurée ; il écoutait les uns et les autres, se gardant d’intervenir trop souvent au milieu des débats ; toutefois lorsque, saisi par la fulgurance de l’inspiration, il lui arrivait de révéler son point de vue, son discours faisait alors l’effet d’un rocher jeté dans un lac, bousculant le ronron de l’assemblée qui se séparait tout en émoi, comme évacuée au-dehors sur une lame de fond. Après qu’il eut glané les enseignements d’à peu près tous les courants – sadducéen, pharisien, essénien, philosophique selon Yehouda le Galiléen... et autres déclinaisons sectaires… – il ne manquait plus grand-chose pour qu’éclatât sa véritable nature. Au terme du voyage, après un séjour dans la colonie de Qumrân, son intuition a conduit enfin ses pas jusqu’à Aïnon, chez le Baptiseur.

     

    … Lorsqu’il s’est relevé dans l’eau vive du Tirtza, au moment de reprendre pied sur la rive, il a perçu que le voile venait de se dissoudre totalement. Une voix a parlé à l’intérieur de lui. Il s’est entendu nommer et l’évidence de son identité l’a anéanti. C’était une illumination intime, implacable et indiscutable. Dans le même instant, Yokhanan, qui avait le don de décrypter les langages du corps et lire dans les pensées, a vu ce qui se passait en Yeshu et il a approuvé. Les deux hommes se sont pris dans les bras l’un et l’autre et se sont étreints fortement.

    Yeshu a partagé la société de Yokhanan pendant quelques mois, le temps nécessaire pour parachever sa mue imaginale. Le phénomène de l’émergence s’était emparé de lui et secouait toute sa personne avec la sauvagerie de la foudre, le laissant bien souvent harassé, comme évanoui à même la terre. Des forces magnétiques se déclenchaient, péremptoires ; des inventions pour guérir et exorciser les corps se révélaient à lui par les voies de l’inspiration et du rêve… Yeshu se retira dans une cabane, au milieu d’un paysage désertique de roches, veillé à distance par Yokhanan qui faisait déposer secrètement, tous les trois jours, un pot d’eau et une galette d’herbes sur le seuil de sa porte. Il demeura cloîtré plus de cinq semaines, dans une solitude absolue, aux prises avec ses ombres viscérales, inhérentes à sa condition d’homme… Un combat infernal, corps à corps... Lorsqu’il ressortit à la lumière pour redescendre vers Aïnon, amaigri, s’agrippant aux rochers, flageolant sur ses jambes décharnées avec la dégaine d’un ivrogne, la joie de la victoire irradiait de sa carcasse. Il revenait ferme et parfait comme la céramique que le potier sort du four.

    Yokhanan et Yeshu se sont séparés pour accomplir simultanément la même mission de prédication et de baptême en deux régions éloignées ; le premier demeurant à Aïnon, le second gagna la Judée, pour s’installer au centre des monts d’Ein Kerem.

    Certains disciples de Yokhanan partageaient leurs visites entre Aïnon et Ein Kerem, reconnaissant désormais l’autorité des deux hommes à égalité. Parmi eux, il y avait Shimon Kephas et Andrea bar-Jona, des frères qui vivaient de la pêche à Capharnaüm, Yaakov et Yokhanan bar-Zebadiah, pêcheurs sur le lac de Kinneret aussi, à Bethsaïda. Je parle de ces quatre parce qu’ils ont tenu des places prépondérantes auprès de Yeshu par la suite.

    (à suivre)

  • Juste avant la fin du Temps (un évangile selon Menahem) - 1

    Pascal Gautrin – Mangeur d'Ombres

    Juste avant la fin du Temps

    – Un évangile selon Menahem –

    1

    De la poussière... des bouffées de poussière soulevées sur les routes… Je me souviens… À la fin de la journée, nous en étions gris et jaunes, des pieds jusqu’aux cheveux. Dès que nous apercevions quelque part un torrent ou une mare, nous nous débarrassions de nos vêtements sales pour plonger dans l’eau, à poil, en poussant des cris stridents ; nous jouions à nous éclabousser comme des gosses, jetant des gerbes de pluie dans toutes les directions... Après nous nous séchions au soleil, allongés sur la rive, nos tuniques rincées puis essorées, étendues sur des pierres à côté de nous...

    Les nuages de poussière, les fontaines d’eau, c’était comme les effusions visibles au-dehors de la joie qui éclatait en nous. Une joie inouïe qui devait se répandre sur le monde... Yeshu nous avait lâchés par brigades à travers le pays pour avertir les gens des villages. Entre cent-vingt et cent-cinquante disciples, filles et garçons, dispersés par groupes de quatre ou cinq sur les vielles terres de Canaan... Jamais plus je ne revivrai des jours de bonheur pareil… Sur les routes, on ne savait plus marcher : on courait malgré nous, incapables de ralentir l’allure, haletant comme des jeunes chiens ; tout en allant au pas de charge, on jacassait et on gueulait des chansons stupides qui déclenchaient nos fous rires... L’exaltation !... Ce vacarme !... Nos cœurs cognaient plus fort que des tambours… Nous avions tellement attendu ce moment, et voilà que ça y était… les dés étaient jetés, on ne reviendrait plus en arrière. Nous y étions, à la veille du grand avènement.

    Notre excitation était d’autant plus forte qu’elle mettait fin à la trop longue confusion dans laquelle nous nous étions trouvés après la mort de Yokhanan… En recevant la nouvelle de cette catastrophe, Yeshu était apparu comme désemparé, pour ne pas dire complètement désorienté – cela pourra sembler difficile à croire… Il ne confiait rien de son inquiétude, mais il n’était plus le même : lui, d’habitude si rayonnant, si plein d’assurance, il restait silencieux, secret, avec son visage fermé qui se crispait comme un poing… Ensuite nous l’avions suivi dans la retraite qu’il avait cherchée, hors de la Galilée soumise à Hérode Antipas et à ses sautes d’humeur… Des sympathisants inquiets étaient venus nous donner l’alerte : il fallait partir vite !... En tranchant la tête de Yokhanan, Antipas s’était non seulement vengé du prédicateur qui l’avait couvert de boue, il espérait aussi balayer toutes les menaces d’agitation populaire que l’homme exalté lui faisait craindre… Mais le tétrarque venait d’avoir la révélation qu’un autre personnage, du nom de Yeshu, marchait sur les traces de l’autre, rencontrant peut-être plus de succès populaires encore ; des rapporteurs lui avaient décrit quels engouements, quelles émotions celui-là soulevait partout où il passait… Tout le monde alors le répétait : Yeshu était le disciple du Baptiseur, reconnu et proclamé par lui ; il en avait épousé le sacerdoce et les discours au point que le maître l’avait nommé son égal et son frère…

    On pouvait deviner l’aigreur fébrile d’Antipas à ce moment où il réalisait que le danger incarné par Yokhanan n’était qu’à demi abattu, puisqu’en réalité il y avait deux têtes…

    Nous nous étions réfugiés à Bethsaïda, de l’autre côté de la frontière, hors d’atteinte de cet assassin et de ses satellites…

     

     

    Pour ne pas m’égarer, je dois revenir en arrière et retrouver le fil des événements depuis deux années auparavant… non… trois années… peut-être quatre. – Je ne peux pas préciser mieux… je ne connais de cette période que ce qu’on m’en a raconté… Des gens en quête de justice et d’absolu se rendaient en foules à Aïnon, qui est près des sources du Tirtza, dans la région de Sichem, non loin du Jourdain. Ils venaient à la rencontre de Yokhanan… Yokhanan annonçait la fin des Temps ; il purifiait les êtres par le rituel du baptême…

    La cérémonie… Des vapeurs d’encens qui s’accrochent à la surface du cours d’eau… des effluves d’huiles odorantes ; mélopées et rythmes obsédants des tambours… des femmes et des hommes descendent l’un derrière l’autre les marches d’un escalier taillé dans la pierre jusqu’à la plage exigüe que forme un rocher plat au bord de la rivière ; ils sont à moitié nus, un pagne noué autour des reins ou de la poitrine ; pas de paroles… certains, habités par les sons, se déhanchent les yeux fermés. Et Yokhanan… phénomène étourdissant, squelette embrasé, violent et apaisant à la fois… Il se tient debout, dans l’eau jusqu’à mi-cuisses. L’un après l’autre, les adeptes entrent dans le courant ; Yokhanan les fait allonger sur les galets qui recouvrent le fond, les immerge totalement… Il la baptise... il le lave… Psalmodies et invocations... L’être est propre désormais ; purifié, définitivement net. La femme née pour la seconde fois, l’homme tout neuf, tout refait, sont ivres de gratitude. Ils chantent et parlent haut, touchés du doigt par l’Esprit ; les voici prêts pour entrer dans le royaume divin dont l’heure est imminente… dignes du nouveau temps… bientôt… très bientôt… Demain… Les prophètes l’ont dit autrefois… formels !... Et demain, leurs paroles vont devenir réalité, s’enraciner dans la matière… Et aujourd’hui est comme le seuil de la porte qui ouvre sur demain...

    (à suivre)